Suicide, mode d'emploi

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Suicide, mode d'emploi

On s’arrêtera à ce remarquable texte d’Ivan Danilov, à partir d’un rapport du Pentagone dont l’analyste Andy Home, de Reuters, a obtenu une copie. Le rapport a été diffusé en septembre au sein de la hiérarchie du Pentagone, sous le titre : « Assessing and Strengthening the Manufacturing and Defense Supply Chain Resiliency of the United States » ; il s’agit donc d’une estimation des capacités de la base industrielle et de la base technologique qui, aux USA, sont censées maintenir les forces armées en l’état d’une puissance jugée nécessaire pour la sécurité nationale de ce pays. 

Les conclusions sont catastrophiques, notamment dans le chef de la disposition de très nombreux artefact et composants industriels et technologiques qui permettent aux systèmes d’armes de fonctionner ; conclusions catastrophiques dans le sens où les forces armées US dépendent pour leurs équipements d’un nombre considérable de fournisseurs extérieurs, non-nationaux, et particulièrement de fournisseurs chinois ; c’est-à-dire, d’un pays, d’une puissance, nommément désignée comme l’un des deux principaux, sinon le principal adversaire des USA dans les années et les décennies à venir. Le rapport, éclairé des commentaires de Danilov, donne nombre de détails parmi les 300 cas de dépendances de l’extérieur, suffisamment pour nous convaincre de l’aspect effectivement catastrophique de la situation.

Nous nous arrêterons plus précisément, pour notre compte, à ce qui est dit, fort justement sans aucun doute, des causes principales de cette imprévoyance, de cette irresponsabilité, de cet aveuglement. La chose, qui mérite d’être détaillée, est justement résumée par cette remarque dont nous soulignons de gras le segment qui nous paraît essentiel. En effet, il s'agit de cette notion d'exceptionnalisme selon laquelle on se trouve à “la fin de l'Histoire” et que les USA en sont la gare terminus ; ce simulacre de la conception historique, sinon de métahistoire de bazar, conditionne le reste en même temps qu’il décrit un état de l’esprit qui s’est installé à son paroxysme à la fin de la Guerre froide et qui est toujours présent, bien verrouillé et sans doute inexpugnable dans sa durabilité paroxystique, chez les élites du système de l’américanisme :

« La cupidité des entreprises américaines, l’idéologie de la globalisation et la conviction absolue d’être arrivé à la “fin de l’histoire” façon-Fukuyama sont, ensemble, sur le point de causer [et ont même d’ores et déjà causé] aux capacités de défense des États-Unis des dommages dont leurs opposants géopolitiques ne pouvaient même pas rêver. »

Cet “état de l’esprit”, qui confine à une “paralysie de l’esprit” rien de moins, s’est installé aux USA au lendemain de la Guerre froide et particulièrement durant la présidence Clinton, jusqu’à s’épanouir durablement durant le deuxième terme. Nous avons décrit ce processus dans divers texte, et certainement le plus précisément à partir du livre Chronique de l’ébranlement (de PhG), dont nous avons publié un extrait significatif. Il s’agit de ce moment, entre les deux mandats Clinton, où les USA “surmontèrent” une crise de l’identité qui avait touché la base sociale de la population à partir de 1990-1991, en installant un simulacre complet qui imposa le contraire avec la création frauduleuse aussi bien inconsciente que factice d’une sorte de super-identité caractérisée involontairement et d’une façon symbolique par l’expression “hyperpuissance” (d’ailleurs créée à l’époque par le ministre français des affaires étrangères Védrine). C’était l’époque (juin 1998) où le président de la Fed, l’historique et inénarrable Alan Greenspan, se manifestait de cette façon (Chronique de l’ébranlement) :

« Résumons tout cela par un spectacle insolite, fort peu noté parce qu'on n'ose plus s’étonner de la grande République de crainte d'être mal noté, et rapporté sans étonnement par un article de première page de l'International Herald Tribune du 11 juin 1998 : le président de la Fed, le si fameux et si sérieux Alan Greenspan, venu témoigner devant une Commission du Sénat et disant aux parlementaires qu'il existe, bien qu'il n'en soit pas lui-même l'adepte, une école de pensée dans les milieux économiques américaines avançant que l'économie américaine atteint de tels sommets qu'elle a changé de substance, qu'elle échappe aux lois de l'histoire, qu'elle est, comme dit précisément Greenspan, “beyond history”... »

Cette création fixait effectivement le monde en l’état, avec une domination-hégémonique des USA installée effectivement ad vitam aeternam. Tout juste était-il nécessaire de le rappeler de temps en temps pour les têtes de linottes françaises (à cette époque), russes, etc, pour ce cas au lendemain du 11-septembre sous la rubrique “virtualisme-narrative” (« Nous sommes un empire désormais, et lorsque nous agissons nous créons notre propre réalité ».)

C’est sans aucun doute à la gestion et aux décisions de l’administration Clinton que nous devons l’“opérationnalisation” de cet extraordinaire simulacre au niveau industriel, et particulièrement au niveau stratégique des bases industrielle et technologique si nécessaires au Pentagone. L’administration Clinton, et donc le Pentagone, s’engagèrent dans une politique forcenée de privatisation et de globalisation des processus, où la “compétitivité” des contractants, – c’est-à-dire leur frénésie de profit, – aux USA et hors des USA dirigeait impérativement les choix. (C’est bien entendu à cette époque que fut conçu le JSF, futur F-35, parfaite illustration des conceptions présidant au simulacre.) Personne ne pouvait penser une seconde qu’en s’orientant vers des fournisseurs chinois de tel ou tel composant de tel ou tel système d’armes, on se liait d’une façon à la fois suspecte et très-risquée à une puissance qui deviendrait bientôt un concurrent, et plus tard, au-delà du rêve et dans le royaume-simulacre où règne le Russiagate et autres élucubrations du même type, un ennemi potentiel acharné à sauvagement déflorer la vertueuse Amérique.

Le processus surpuissance-autodestruction est imparable, dans une sorte de perfection archétypique. Les USA ont installé tous les instruments, – globalisation, privatisation extrême (de ce qu’il restait à privatiser), schizophrénie exceptionnaliste de la psychologie, sacralisation du profit et de la cupidité, – qui mettent aujourd’hui en péril leur puissance (leurs capacités militaires) et leur existence même (la “guerre civile froide” de “D.C.-la-folle”). Le récit que nous fait Danilov, à partir du constat des experts du Pentagone qui ne servira strictement à rien et ne changera aucune des orientations d’autodestruction qui infestent la psychologie , – ce récit mesure l’effondrement de l’autosuffisance technologique et stratégique qui a toujours été à la base de la puissance US.

Les efforts anti-globalistes de Trump pour “réindustrialiser” les USA à l’aide d’une politique de piraterie qui dresse the Rest Of the World contre les USA n’a effectivement, strictement aucune chance de donner le moindre résultat, étant donné que tous les travers du capitalisme US restent en place et fonctionnent en mode-turbo ; le seul bienfait, on le connaît, est ceci que la politique-Trump d’isolationnisme et de protectionnisme accroîtra et accroît déjà prodigieusement le désordre en général, l’état catastrophique des restes de l’empire, l’affrontement intérieur aux USA et la crise terminale du technologisme.

(On notera qu’un complément de très grande qualité et extrêmement détaillé sur l’état catastrophique de la puissance militaire US, de sa base industrielle et technologique, du technologisme, etc., se trouve dans un très long article d’analyse de SouthFront.org.)

Le texte de Ivan Danilov (« Le Pentagone réalise son erreur… Les Chinois ont mis l’armée américaine à leur merci ») vient de RIA.ru. Il a été traduit (en anglais) par Ollie Richardson & Angelina Siard pour Stalkerzone.org, puis repris par le Saker-US et enfin traduit en français par LeSakerfrancophone, – que nous remercions.

dedefensa.org

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Le Pentagone à l’encan du profit et de la délocalisation

Dans le système de défense nationale des États-Unis, une vulnérabilité béante a été constatée, qu’il s’avérera très difficile de réduire. La réaction du Pentagone signale une panique mal dissimulée. Les journalistes qui ont examiné les résultats des recherches d’experts américains et étudié en profondeur l’état de l’armée américaine et de l’industrie de la défense, ont admis qu’il existait une logique de fer dans les récents actes “étranges” de Trump :il veut empêcher l’Amérique de se transformer en un tigre de papier avec des griffes en carton-pâte.

L’essentiel du problème, selon le récitdu chroniqueur de l’agence Reuters, Andy Home – qui a obtenu un exemplaire du rapport de septembre du département de la Défense américain sur la situation des livraisons essentielles à l’armée américaine – est réduit à un seul chiffre capital. Plus de 300 (!) éléments-clef nécessaires au fonctionnement normal des forces armées et de l’industrie de la défense sont menacés. Les producteurs américains sont au bord de la faillite ou ont déjà été remplacés par des fournisseurs chinois ou d’autres pays en raison de la désindustrialisation de l’économie nationale et de la délocalisation de la production vers les pays de l’Asie du Sud-Est.

Mr. Home donne un exemple frappant et clair du fait amusant – bien sûr, si vous n’êtes pas un militaire américain – tiré du rapport : il s’avère que le dernier producteur américain de fils synthétiques nécessaires à la production de tentes de l’armée est « mort » assez récemment. Cela signifie que si les États-Unis subissaient un « embargo sur le textile », certains soldats américains seraient sérieusement confrontés à la perspective de dormir à la belle étoile. Il est difficile de ne pas remarquer qu’une telle perspective semble légèrement humiliante pour une armée qui se pose comme la plus avancée du monde en matière de technologies.

La situation pourrait être considérée comme anecdotique si elle n’affectait pas un aussi large éventail de besoins de l’armée américaine et du complexe militaro-industriel. Dans la partie déclassifiée du rapportdu département américain de la Défense, il est mentionné qu’aux États-Unis, les livraisons futures des interrupteurs de mise sous tension dont sont équipés presque tous les missiles américains posent des difficultés. Comme le rapportent les responsables du Pentagone, le fabricant de ces commutateurs a mis la clef sous la porte, mais la haute hiérarchie de l’armée ne l’a appris que lorsqu’il est devenu évident qu’il n’y en avait plus aucune disponibilité en stock. Et il n’y a nulle part où en trouver de nouveaux, car le dit-fabricant s’est volatilisé il y a deux ans. Un autre exemple frappant : le seul fabricant de moteurs à propergol solide pour missiles « air-air » du pays, comme l’écrivent les responsables américains, « a rencontré des problèmes techniques de production », dont les causes n’ont pas pu être déterminées même après les investigations du gouvernement et des experts de l’armée. Les tentatives de redémarrage de la production ont échoué et le Pentagone a été obligé de faire appel à une société norvégienne pour assurer la poursuite des livraisons. Évidemment, cela indique une certaine dégradation technique du système américain dans son ensemble, car seule la perte de certaines compétences-clef peut expliquer une situation dans laquelle la production ne peut pas être restaurée et le problème ne peut même pas être résolu.

Tout en prenant connaissance des plaintes des dirigeants de l’armée américaine, il est difficile de se débarrasser de l’impression que ce n’est pas un document du Département de la Défense américain daté de septembre 2018 qui est sous vos yeux, mais une description des problèmes de l’armée russe pendant les fringantes années 1990. Il n’existe littéralement aucun domaine dans lequel il n’y aurait pas de problèmes graves ou très graves et, souvent, ils ne peuvent même pas être résolus malgré la profondeur insondable du budget militaire.

Dans le chapitre sur les problèmes liés aux armes nucléaires, le Pentagone se plaint qu’aux États-Unis, il n’existe pas le nombre nécessaire d’ingénieurs et de techniciens possédant l’éducation, la formation et la citoyenneté américaines nécessaires pour travailler sur des objets nucléaires de l’armée. La mention de la nationalité est importante, car les établissements américains d’enseignement supérieur produisent suffisamment d’ingénieurs, de physiciens et de représentants d’autres spécialités techniques et dans les sciences exactes. Toutefois, un nombre disproportionné de ces diplômés sont des étrangers, le plus souvent originaires de la République populaire de Chine.

Non seulement les Américains ne peuvent pas trouver les ingénieurs nécessaires, mais également la microélectronique nécessaire aux armes nucléaires. Et ils se plaignent de ne plus pouvoir faire confiance aux fournisseurs de composants électroniques – après tout, « la chaîne d’approvisionnement est mondialisée ». La traduction en russe de ce jargon bureaucratique américain signifie : « la microélectronique de nos missiles nucléaires est fabriquée en Chine, et nous ne savons pas ce que les Chinois ont mis dedans ». Il existe de sérieuses difficultés même concernant des problèmes qui devraient pouvoir être résolus très facilement dans les conditions normales d’une économie de haute technologie comme l’est l’américaine. Par exemple, le Pentagone se plaint du manque d’outils pour le développement de logiciels, ainsi que pour la gestion des données et la production, auxquels on puisse faire confiance. La situation est exacerbée par « les mauvaises pratiques de cybersécurité de la part de nombreux fournisseurs de logiciels-clef ». Là aussi, la traduction en russe de ce jargon bureaucratique signifie : « En ce qui concerne la cybersécurité, nos fournisseurs sont si mauvais que nous ne savons pas ce que les pirates chinois et russes introduisent dans le logiciel que notre armée utilise ».

Principale conclusion du rapport : « La Chine représente un risque important et croissant pour l’approvisionnement en matériaux jugés stratégiques et critiques pour la sécurité nationale des Etats-Unis. […] La base industrielle manufacturière de la défense des États-Unis concerne un nombre croissant de métaux, alliages et autres matériaux largement utilisés et spécialisés, y compris les terres rares et les aimants permanents. » En général, tout va mal, de l’aluminium à la cybersécurité, des commutateurs électriques pour les missiles aux ingénieurs et ouvriers fraiseurs, en passant par les machines à commande numérique par ordinateur et les tissus synthétiques pour les tentes militaires. La cupidité des entreprises américaines, l’idéologie de la globalisation et la conviction absolue d’être arrivé à la “fin de l’histoire” façon-Fukuyama sont, ensemble, sur le point de causer aux capacités de défense des États-Unis des dommages dont les opposants géopolitiques ne pouvaient même pas rêver. C’est justement en comprenant cette réalité que Donald Trump essaie de procéder, presque par la force, à la réindustrialisation de l’Amérique.

Cependant, il y a tout lieu de croire, compte tenu des difficultés économiques actuelles, qu’il est fort peu probable que l’administration Trump puisse réparer ce que ses prédécesseurs ont cassé en vingt ans. Nous [les Russes] et nos partenaires chinois devons, d’une part, ne pas répéter les erreurs des Américains et, d’autre part, en tirer le meilleur parti. À en juger par ce qui se passe actuellement sur la scène mondiale, c’est exactement ce que font Moscou et Beijing.

Ivan Danilov