The Economist et Pékin sur la même ligne

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The Economist et Pékin sur la même ligne

Il est en effet devenu habituel, dans notre tradition Système-versus-antiSystème, de classer les forces, les nations, les engagements selon des références certes changeantes mais qui, une fois identifiées, ont une force d’expression importante. Donald Trump est désormais une de ces références, non seulement pour les USA, non seulement pour le jugement accessoire et extrêmement pathétique des idéologues actuels agitant des concepts d'il y a un siècle (Trump-“fasciste”, Trump-“xénophobe”, etc.), mais encore pour les terres extérieurs, aussi bien celles du bloc-BAO que celles d’au-delà du bloc, et qu’on a l’habitude d’identifier comme soi-disant hostiles au bloc. Qu’on le veuille ou pas, Trump est aujourd’hui une référence crisique fondamentale, peut-être la plus fondamentale de toutes (la place que nous lui accordons montre aisément que c’est notre conviction, c’est-à-dire notre appréciation fondée essentiellement sur l’intuition, – certes dans cas aucune affirmation de certitude de notre part, mais une ferme conviction).

Nous présentons ici deux réactions vis-à-vis de Trump, ou plutôt à l’encontre de Trump, venues de deux sources importantes et significatives, qu’on a bien peu l’habitude de voir côte-à-côté sur une référence de cette importance. D’un côté EIU (Economist Intelligence Unit), supplément sous forme de lettre confidentielle de The Economist (extrêmement chère, une lecture pour les Masters of the Universe), donc source particulièrement “brute”, directe, etc., exprimant sans la moindre retenue de langage la position de l’hebdomadaire, c’est-à-dire de toute une élite-Système de l'anglosphère complètement acquise à la globalisation et tout le diable & son train. De l’autre, Global Times, qui est l’officieux rendant compte, sous forme de quotidien imprimé et de site, de l’opinion de la direction chinoise sur les affaires du monde.

• EIU est d’une violence à peine contenue, pour condamner Trump, sa campagne, ses projets, ses vitupérations, l’air qu’il respire, etc. Une grande publicité a été faite au classement des “global risks” de la dernière publication EIU pour avril 2016. L’élection de Trump est à égalité avec Daesh derrière une guerre majeure provoquée par l’“intervention” russe en Syrie (menace un peu dépassée), l’éclatement de l’eurozone par l’une ou l’autre voie, une crise monétaire majeure provoquant un super-2008 ; mais la menace d'un Trump-président, par exemple, supplante en gravité la menace du Brexit. C’est essentiellement à cause de l’hypothèque mortelle qu’il ferait peser sur le free-trade que Trump est considéré comme une menace par EIU, car alors il s’agit d’un candidat anti-globalisation. On peut mesurer l’importance de ce classement par EIU du fait qu’il est repris comme nouvelle importante par des médias aussi différents qu’Infowars.com (qui reprend l’argument de candidat anti-globaliste comme principale raison de sa présence dans la liste des “global risks”) et le Guardian. Ce dernier écrit :

« The prospect of Donald Trump winning the race to the White House has joined China’s slowing economy, the Greek debt crisis and Britain’s EU referendum as a major threat to the global economy, according to a respected risk analysis firm. The Economist Intelligence Unit said the Republican frontrunner could prove a dangerous world leader, damaging global trade, stirring up trouble with Beijing and adding to instability in the Middle East. [...]

» The US property tycoon had been “exceptionally hostile towards free trade” during his campaign, and had advocated putting troops on the ground in Syria to fight Islamic State, the unit said. “In the event of a Trump victory, his hostile attitude to free trade, and alienation of Mexico and China in particular, could escalate rapidly into a trade war – and at the least scupper the Trans-Pacific Partnership between the US and 11 other American and Asian states signed in February 2016.”

» It added: “His militaristic tendencies towards the Middle East [and ban on all Muslim travel to the US] would be a potent recruitment tool for jihadi groups, increasing their threat both within the region and beyond.”  “The rise of a racist in the US political area worries the whole world,” the newspaper said. »

• Les deux mêmes médias sont également pris comme références et commentateurs pour un article paru dans Global Times qui se montre très critique et très inquiet de la possible élection de Trump. L’attitude chinoise est double, comme le montre Steve Watson dans Infowars.com : à la fois l’inquiétude devant l’affirmation politique de Trump avec la perspective d’une présidence Trump, mais aussi une occasion de défendre le régime communiste chinois en montrant la faille fondamentale de la démocratie qui permet la possibilité d’une telle élection...

« In an editorial in the Global Times newspaper, the billionaire candidate is described as “big-mouthed” and “abusively forthright.” The piece declares that Trump at first was acting as “a clown to attract more voters for GOP,” but warns that he has now “opened a Pandora’s box in U.S. society.” The piece argues that allowing citizens to democratically choose their own leaders is dangerous, pointing to Trump. “The rise of a racist in the US political area worries the whole world,” the editorial states, adding “He has even been called another Benito Mussolini or Adolf Hitler by some western media.” “Mussolini and Hitler came to power through elections, a heavy lesson for Western democracy.” the communist diatribe continues.

» Zhou Fengsuo, a US-based democracy activist told The London Guardian that communist leaders in China “are relishing this moment,” “They are very happy. They are laughing over this, Fengsuo added, saying that “To them [Trump] is a good character to show the deficiencies of the democratic system, that such a person could become president. It is just unbelievable. Beijing is definitely gloating over this.”

• L’article du même Guardian déjà cité fait une place importante à Nick Bisley, professeur des relations internationales et directeur exécutif de La Trobe Asia, département asiatique de l’université australienne La Trobe. Bisley insiste un peu plus sur la façon dont la candidature et le succès de Trump donne d’arguments aux Chinois pour faire la promotion de leur propre système électoral, contre une démocratie produisant ceci ...« It produces buffoons. It’s carnivalesque. It is decadent » (Curieux, si Trump est tout cela, quels qualificatifs pour GW Bush, Blair, Sarko, Hollande & Cie, et même son Impériale Majesté BHO, – vraiment, sérieusement, quels autres qualificatifs ?) Mais surtout, et comme par un contraste tout de même intéressant et qui nous conduit au cœur du propos, il y a à côté de cette satisfaction satirique et somme toute un peu vaine des Chinois, relève Bisley, une réelle préoccupation, voire une angoisse palpable : que va-t-on faire de Trump s’il est élu ? Que va-t-il nous arriver avec un tel bouffon ? Les Chinois, eux aussi, croient à leur propre narrative qui est, comme les autres, globalisante...

«... On a superficial level, says Bisley, Beijing would be ecstatic at the emergence of a “buffoonish, clownish, evil boss” who captures the “chaos of democracy” so well. But on a deeper level there will be serious concerns in China’s corridors of power about the prospect of having to deal with a Trump administration. “If I was them I would have very mixed feelings about it,” Bisley says. “On the one hand, in the short-term it is great for the propaganda bureau and it is great for the sense of China as a model that works better than some of the others. “But if you fast forward – let’s imagine he wins, which I still think is unlikely, but is plausible in a way it wasn’t a few months ago – if you are a Chinese state councillor or in the foreign ministry dealing with an America run by Trump, it is going to be really unpredictable.

» “Like it or not, I think the Americans and the Chinese had worked out a reasonably sensible way of doing business with one another under Obama and the second half of the Bush administration,” Bisley adds. That playbook goes out the window if you have President Donald Trump. Whether it is trade wars, a significant trade contest, whether it is mercantilism more generally, whether is a much more combative militaristic approach – who knows what he will actually do? But I think that unpredictability unsettles everyone in the region.”»

Effectivement, tout comme The Economist au travers de sa brillante équipe de Economist Intelligence Unit, les Chinois craignent avec Trump la disparation d’une politique qu'il pratiquait et affrontait depuis longtemps L’idée est effectivement la disparition d’une politique qui, toute détestable qu’elle fût, avait paraît-il “l’avantage d’être connue” (curieux constat d’ailleurs, si l’on en juge par les diverses modifications erratiques de la “politique chinoise“ de l’administration Obama). Peu importe que cette politique “connue” avait à peu près tous les désavantages possibles, et qu’une nouvelle politique “imprévisible” ne saurait en avoir plus, – à moins d’une attaque nucléaire, que certains pourraient croire possible de la part d’un “bouffon-fasciste”... Peu importe que les menaces de guerre commerciale impliquée par les projets de The Donald étaient d’ores et déjà concrétisées par la signature du TPP, qui constitue un outil de guerre anti-Chine, – et, dans ce cas, l’hostilité de Trump aux traités TPP et TTIP devrait être vue comme un avantage par la Chine, et pourtant il ne l’est pas...

Si la position furieuse de The Economist est plus compréhensible que celle de la Chine, – mise à part la critique victorieuse des Chinois contre le système démocratique, ce qui est d’ailleurs faire beaucoup d’honneur au système corrompu jusqu’à l’os et complètement en lambeaux des USA, – il y a finalement le constat que la position anti-Trump de la Chine n’est finalement pas moins compréhensible à la réflexion. Il repose en ceci que la Chine, malgré ses diverses positions indépendantes, sa stratégie qui est vue comme antagoniste par les USA, sa position dans le bloc BRICS, etc. se confirme malgré tout comme faisant partie intégrante du Système et de la globalisation qui le caractérise, et alors sa réaction proche de celle des ultra-libéraux acquiert un sens.

Les écarts et les déclarations parfois audacieuses et iconoclastes de Donald Trump ne secouent pas seulement les USA, ni même la seule anglosphère (The Economist), elles secouent l’entièreté du monde globalisé, que ce soit dans le bloc-BAO ou en-dehors du bloc–BAO, parce qu’à peu près tout le monde évolue selon les règles de la globalisation. C’est encore plus le cas de la Chine qui, malgré des velléités stratégiques de se situer hors du bloc, en reste singulièrement dépendantes, et d’ailleurs beaucoup plus en raison de la prudence extrême de sa politique, de sa volonté de ne rien modifier de ce qui est perçu actuellement comme une sorte d’équilibre... Ce qui est singulier dans ce cas, – et la critique vaut pour toutes ces alarmes à propos de Trump, celle des chinois comme celles de The Economist, — c’est que l’on puisse considérer que la politique courante des USA depuis 2001 puisse être considérée comme un objet qui mérite des regrets catastrophés si elle était abandonnée. Cela mesure le degré d’intoxication qu’acceptent les acteurs de la globalisation pour considérer avec sérieux la narrative décrivant le Système comme quelque chose qui marche et non comme quelque chose qui conduit à la catastrophe. Mais c'est l'habitude après tout : on préfère le Titanic classique dont on sait qu'il coule, à un Titanic dont on ne sait rien...

A cette lumière, on rappellera que le seul chef d’État à féliciter Trump pour sa position dans la course à la présidence est Poutine il y a un peu moins de trois mois, ce qui donne à la Russie une position particulière assez remarquable, et peut-être une vision plus affutée que celle des autres, y compris de leurs alliés chinois dont il faudrait commencer à se demander s’ils sont vraiment les alliés stratégiques de la Russie qu’on en faisait en 2014, lors de la crise ukrainienne. (Dans tous les cas, l’intervention de Poutine en décembre 2015 était très avisée : si Trump n’est pas élu, il n’en restera rien ; s’il est élu, il est certain que les Russes auront à la Maison-Blanche un interlocuteur particulièrement bienveillant.) A la lumière de la possible arrivée de Trump, il faut s’attendre à des révisions absolument considérables, un véritable bouleversement dans les relations internationales, essentiellement à cause de la persception de bouleversement qu'en ont les uns et les autres : même si The Donald ne fait rien, lorsqu'il entrera à la Maisopn-Blanche on croira que le ciel nous tombe sur la tête. Il faut encore noter qu’avec ces réactions divergentes des Chinois et des Russes, même si à trois mois de distance, sans compter d’autres avatars en cours (Brésil), l’ensemble BRICS-SCO rencontre des difficultés grandissantes, lesquelles correspondent d’ailleurs à l’extension formidable du désordre général auquel rien de structuré ne résiste pour l’instant, et d’ailleurs dont personne ne profite. C’est dire si nous estimons, nous, que la crise en cours aux USA, – car il s’agit, ô combien, d’une énorme crise, – remet tout en cause dans la situation générale.

 

Mis en ligne le 18 mars 2016 à 12H49