Tulsi et la Corée du Nord

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Tulsi et la Corée du Nord

Tulsi Gabbard, dont on a déjà parlé comme un membre du monde politique washingtonien aussi rare et aussi remarquable qu’un Ron Paul en son temps, est intéressée par la crise de la Corée du Nord notamment en sa qualité de députée des iles Hawaii. Les îles constituent en effet l’État de l’Union (Guam n’étant pas un État) le plus proche de la Corée du Nord, dont divers experts commencent à apprécier qu’elle serait sur le point d’atteindre ou atteindrait la capacité de développer des missiles balistiques à portée intercontinentale (à têtes nucléaires, certes), donc capables de toucher l’Ouest des USA, et a fortiori bien entendu les Hawaii.

Il y a eu à Hawaii, il y a deux jours, une fausse “alerte réelle” (du type “ceci n’est pas un exercice”, etc.) annonçant une attaque nord-coréenne par missiles à têtes nucléaires. Il était assez logique que Tulsi Gabbard, représentant Hawaii à la Chambre des Représentants, spécialiste des questions militaires autant que diplomatiques, soit interrogée à ce propos ; elle l’est en général fort peu, interrogée, parce que ses prises de position, ses conceptions, ses initiatives constituent souvent une charge massive et une attaque frontale contre la politiqueSystème en matière de sécurité nationale.

(Le désintérêt de Trump, malgré une rencontre avec elle après son élection, de ne faire aucune place à Gabbard dans son équipe constituait, vue rétrospectivement, le signe évident de la course traîtresse par rapport à ses engagements de campagne que le futur président allait suivre en matière de politique extérieure. Le fait que Gabbard ait été effectivement considérée comme ambassadrice des USA à l’ONU et qu’on lui ait finalement préféré Nikki Haley en dit long sur la manipulation, la corruption et la stupidité du processus de sélection des responsables du gouvernement US, et l’ignorance crasse ou l’indifférence complète de Trump à cet égard.)

Cette fois, les événements l’exigeant, Gabbard a au moins été interrogée par Georges Stephanopoulos pour son émission à très grande audience This Week de ABC. On trouve ci-après la transcription (par Breitbart.News) d’un passage, – la conclusion de l’entretien, – qui montre l’opinion extraordinaire pour la doxa washingtonienne que Gabbard a sur la crise nord-coréenne : il faut que Trump parle à Kim sans conditions préalables, il est normal que la Corée de Nord se soit dotée d’armes nucléaires à cause de la politique de regime change des USA, considérant par exemple le sort de Kadhafi qui abandonna la production d’armes nucléaires en échange de la promesse US qu’il ne serait pas inquiété, etc.

Stephanopoulos : « Eh bien, cela conduit à la question de ce qui devrait être fait maintenant. Croyez-vous que le président Trump devrait parler directement au chef de la Corée du Nord ? »

Gabbard : « Absolument et immédiatement. C'est quelque chose que je réclame depuis longtemps. J'ai parlé de la gravité de cette menace pour les habitants d'Hawaï et de ce pays, venant de Corée du Nord. Les gens d'Hawaï payent le prix maintenant pour des décennies de leadership défaillant dans ce pays [les USA], d’incapacité de négocier directement, pour finalement, en établissant des conditions préalables irréalistes, arriver à ce point où nous faisons face à cette menace.

» Et j'ai demandé au président Trump de s’asseoir à une table avec Kim Jong-un sans conditions préalables, de travailler sur les différences, de trouver un moyen de construire cette voie vers la dénucléarisation. Il y a tellement de choses en jeu. Les gens d'Hawaii l’ont expérimenté [récemment], ils l'ont vécu personnellement. Les dirigeants de ce pays doivent se forcer à concevoir la perception psychologique de la vie que connaissent les gens. »

Stephanopoulos : « Kim Jong-un dit qu'il ne va pas abandonner son arsenal nucléaire. Peut-être que cela pourrait conduire à des discussions sur une sorte de gel. Étant donné cette situation, pensez-vous que nous devons renforcer les défenses d’Hawaï ? »

Gabbard : « Nous devons absolument renforcer notre système de défense antimissile balistique, spécifiquement pour Hawaï et pour ce pays. C'est quelque chose sur quoi je continue à travailler au sein de lacommission des forces armées. Mais puisque nous parlons de l'importance de négociations directes entre Trump et la Corée du Nord, il est aussi important que nous comprenions pourquoi Kim Jong-un dit qu'il ne va pas abandonner ses armes nucléaires.

» L’histoire des opérations dites de “regime change” que suit notre politique extérieure a conduit des pays comme la Corée du Nord à développer et conserver ces armes nucléaires, parce qu'ils y voient leur seul moyen de dissuasion contre les attaques pour un changement de régime. Et c'est ce qui est important pour le président Trump de reconnaître. Il est essentiel que nous mettions fin à nos politiques de “regime change” pour donner une garantie crédible que les États-Unis ne vont pas chercher à renverser le régime nord-coréen, afin que ces conversations vers la dénucléarisation puissent débuter. »

Stephanopoulos : « Pour être clair, vous dites que l'arsenal nucléaire de Kim Jong-un est de notre faute ? »

Gabbard : « Ce que je dis, c'est que les administrations démocrates et républicaines depuis des décennies, à bien plus de 20 ans, n'ont pas reconnu la gravité de cette menace et par conséquent n’ont pas réussi à l'éliminer. Nous savons que la Corée du Nord a ces armes nucléaires parce qu'elle a vu comment les Etats-Unis, en Libye par exemple, ont garanti à Kadhafi qu’ils n’allaient pas l’attaquer et qu’en échange de cette promesse il devrait abandonner le développement des armes nucléaires. Il l'a fait, et puis nous avons attaqué la Libye, nous avons renversé Kadhafi et nous avons plongé le pays dans le chaos dont nous voyons aujourd’hui le développement.

» La Corée du Nord voit ce que nous avons fait en Irak, avec Saddam Hussein, avec les fausses informations sur les armes de destruction massive. Elle voit comment le président Trump cherche à décertifier un accord nucléaire qui a empêché l'Iran de développer ses armes nucléaires, menaçant l'existence même l’existence de l'accord qui a été conclu.

» Alors oui, nous devons comprendre que la Corée du Nord maintient ces armes nucléaires parce qu’elle pense que c’est sa seule protection pour empêcher que les États-Unis décident de lui faire ce qu’ils ont fait à tant de pays à travers l'histoire. »

Stephanopoulos : « Était-ce une erreur pour les Etats-Unis d'éliminer Kadhafi et Hussein ? »

Gabbard : « Ça l’était, absolument. »

Stephanopoulos : « Tulsi Gabbard, merci pour cet entretien. »

Il faut une certaine audace et un courage certain pour, en tant que députée siégeant à la Chambre des représentants, donner de telles réponses dans une émission à grande écoute sur une chaîne nationale, réponses qui mettent en cause aussi bien la méthode (négociations assortie de condition préalable inacceptables) que l’action et la doctrine politiques (politique US générale du regime change, responsable dans ce cas de la nucléarisation de la Corée du Nord). En tant que parlementaire, Gabbard continue à se faire remarquer par nombre de votes et de déclarations qui vont objectivement dans un sens antiSystème, comme par exemple en 2017 sa condamnation de la vente massive d’armes à l’Arabie, et de l’attaque saoudienne contre le Yémen, son action parlementaire de défense de la liberté de parole contre l’action gouvernementale du type-NSA, sa condamnation des tentatives de Trump de déstabiliser le traité nucléaire avec l’Iran, etc.

Gabbard reste donc une exception et un cas unique dans le monde parlementaire washingtonien aujourd’hui. Il y a un an, Eric Zuesse, en bon antiSystème de gauche, en faisait une seconde Lincoln (si elle parvenait à la fonction suprême) ; il nous apparaît au contraire qu’elle aurait tout pour faire une grande présidente conduite à mettre en cause le Système et sa politiqueSystème et non une icône belliciste (Lincoln) célébrée par les progressistes pour des vertus humanitaires faussaires et qui est sans doute le président qui a le plus contribué à la mise en place du Système au cœur de la politique washingtonienne.

Mais peut-on aller au-delà de ces actions parcellaires et de ces considérations métaphoriques ? Le fait est que Gabbard est complètement isolée lorsqu’il s’agit de ses audaces politiques, et qu’elle est conduite parfois à s’aligner sur nombre de consignes-Système dans sa carrière de parlementaire si elle veut garder sa position au sein du parti démocrate, et notamment au sein de la puissante commission des forces armées, pour poursuivre sa propre action justement. Elle n’a pas réussi à faire prendre en considération une législation visant à condamner toute aide au terrorisme, de façon à contrer l’action de la CIA en faveur de Daesh et elle ne s’oppose pas au courant antirusse en faveur des sanctions.

Sa position de députée d’Hawaii la conduit à favoriser l’énorme réseau antimissile du Pentagone, essentiellement dans le Pacifique et dans les îles Hawaii, essentiellement par rapport aux capacités nord-coréennes. Si cette position se comprend évidemment par rapport à son mandat parlementaire, il reste qu’elle favorise un des plus grands projets déstructurants du complexe militaro-industriel et du Pentagone : il s’agit d’un exemple concret remarquable où l’on voit que les imbroglios des nécessités créées et imposées par le Système éloignent de plus en plus des causes fondamentales et conduisent des antiSystème à prendre des positions favorisant indirectement ces causes fondamentales de programmes du Système en raison d’incidences locales et conjoncturelles. En favorisant d’une façon compréhensible des antimissiles à Hawaii à cause du danger d’une attaque de missiles balistiques (nord-coréens) dont le développement est pourtant reconnu par elle-même comme due à l’action déstructurante et terroriste du gouvernement des USA, Gabbard contribue objectivement au renforcement d’un programme dont elle est sans doute l’adversaire sur le plan du principe général puisqu’il contribue objectivement à cette “action déstructurante et terroriste du gouvernement“.

C’est une démonstration de l’extrême difficulté, voire de l’impossibilité de se dégager des contraintes objectives du Système pour permettre à un sentiment antiSystème de s’exprimer avec efficacité. On rejoint le dilemme que nous signalons souvent, et la conclusion inévitable, toujours la même, que la seule voie menant à la destruction du Système est celle de ses propres excès, de son excès de surpuissance aboutissant à l’autodestruction. Dans ce cas, et considérée du point de vue de l’efficacité, l’action de Gabbard reste indirectement féconde ; non pour son efficacité, mais par le désordre qu’elle nourrit, qui facilite la transmutation de la dynamique de surpuissance en dynamique d’autodestruction. Ses déclarations sur la Corée de Nord telles qu’elles sont signalées constituent effectivement un bon ferment de désordre.

 

Mis en ligne le 15 janvier 2018 à 10H49