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1602Le printemps-2016 n’a donc rien à voir avec Mai-68, ni avec décembre 1995 comme le soulignent en général les commentateurs de bon aloi. (On va le voir avec Jacques Sapir. Voir aussi Michel Onfray, pour son retour dans le champ médiatique après quelques mois d’absence, et qui choisit RT [Russia Today, le 2 juin] pour le faire, – ce qui sera interprété dans le sens qu’on devine, comme l’a été son interview dans Éléments n°157 de octobre-décembre 2015.) On parle ici de la France, celle de François Hollande ; précisions à ce propos, certes symboliques mais le symbole a sa place dans la réflexion politique : mai-68 et 1995, cela se passait sous des gouvernements dits “de droite ; printemps-2016, c’est à l’ombre d’un gouvernement dit “de gauche”. On comprend que ces classifications (“de gauche” et “de droite”) n’ont plus qu’un intérêt exotique au regard de la classification fondamentale qui doit être faite entre antiSystème et Système. Reste la question de savoir s’il faut regarder le mouvement en cours comme une spécificité français ou bien comme quelque chose de plus large, disons quelque chose de “globalisée” et qui entrerait dans la catégorie de la lutte de l’antiSystème contre le Système : cette question porte en elle-même sa réponse et notre choix est fait parce qu’il répond à l’évidence.
Là-dessus, on trouve une diversité de jugements qu’on peut aisément replacer dans le cadre ainsi défini. Pour Onfray, dans l’interview déjà signalé, « Nous sommes déjà en guerre civile ». Pour le Secrétaire Général de la CGT Philippe Martinez (interview à L’Humanité du 2 juin), « Un mouvement qui a autant la cote et la garde depuis trois mois, c'est exceptionnel ». (Martinez parle du soutien des Français au mouvement que confirment en permanence les sondages.) Ce qui nous frappe dans ces deux déclarations, c’est à la fois ce qu’elles impliquent de profondeur et de durée du mouvement, alors que l’écho médiatique de la presse-Système voudrait tant le cantonner dans le parcellaire, dans une sorte de cloisonnement, orientée voire utilitaire (désagréments pour les “usagers”, “Français pris en otages”), c’est-à-dire hors de toute appréciation large et substantielle et ainsi privant l’événement de sa véritable essence. D’autre part, si les deux déclarations sont justes, ou au moins se justifient du point de vue opérationnel, c’est alors qu’on se trouve dans un épisode de “guerre asymétrique”, ou de G4G (“Guerre de 4ème Génération”, selon un acronyme qui pourrait également se lire comme “Grève de 4ème Génération”). Là encore, le cadre est naturellement celui de la globalisation et de l’antiSystème versus le Système.
Il est vrai que le mouvement ne suit pas le schéma convenu des vieilles lunes des “luttes sociales” : démarrage, hésitation-mobilisation, montée paroxystique, effet général quel qu’il soit et brutale désagrégation du mouvement du fait d’un choc à la fois opérationnel, psychologique et symbolique. D’une façon différente, il s’agit d’un mouvement multiforme et serpentin, qui va-et-vient, à la fois insaisissable et qu’on croit enfin saisir et comprendre en un instant, qui perdure pourtant et devient comme une façon d’être, une sorte de paralysie furieuse ou de “tourbillon crisique” à l’échelle du pays, une guérilla sociale de communication qui ne sache nullement d'être ce qu'elle est... Le nombre compte peu (nombre de grévistes, nombre de manifestants), et comptent surtout l’écho de communication, l’impression d’instabilité permanente, les coups de boutoir en un point puis on passe à un autre point d’attaque.
Cette chose qu’on nommait “contestation sociale” n’est plus du tout ce qu’elle était, elle s’est adaptée aux temps de la communication et à la dimension de la globalisation. Les nécessités de ces temps absolument nouveaux ont conduit cette adaptation. Ce qui compte c’est l’effet de communication obtenu, et cet effet devient durable et fécond s’il rencontre par son circuit complexe une vérité-de-situation que l’on devinait peut-être mais qui ne parvenait pas à se faire reconnaître par les moyens désormais archaïques des révolutions, émeutes, etc., courantes dans les XIXème et XXème siècle. Ce qui compte également et décisivement, c’est que ces évènements d’une nouvelle forme et sous des manifestations diverses qu’on a vu naître depuis 5-6 ans s’insèrent parfaitement dans le cadre de l’affrontement de la fonction et de l’action antiSystème face au Système, ce qui rend inéluctable, en la créant, la rencontre d’une vérité-de-situation... Cela signifie, dit d'une façon abrupte, que ce mouvement est “vrai” et “dit le vrai”.
(Voir comme références de ces différents éléments de cette interprétation notre texte du 10 décembre 2010 renvoyant lui-même à nos Notes d’analyse du 24 septembre 2009 expliquant comment les évènements de rupture des XIXème et du XXème siècle ne parvenaient plus à rompre quoi que ce soit depuis la fin de la Guerre froide/le 11 septembre 2001 : « Les événements des quinze dernières années, avec la puissance nouvellement apparue du système de la communication, ont complètement enterré le concept classique d’insurrection ou de révolution, passant par la violence et l’organisation, spontanée ou pas, d’événements de rupture dans l’espace public...» Le texte référencé du 10 décembre 2010, « Des antisystèmes aux antiSystème » présentait l’idée que nous entrions dans l’ère d’une nouvelle sorte d’évènements, où la création quasiment spontanée et l’opérationnalisation de la fonction antiSystème dans le mode insurrectionnel se réalisait en s’adaptant à différentes circonstances nouvelles après une décennie d’une domination écrasante et ouverte du Système entré dans sa phase finale depuis au moins le 11 septembre 2001.)
Pour ces diverses raisons qui définissent le type d’événement en cours en France, les arguments stéréotypés selon lequel ces événements en cours représentent des situations classiquement identifiées selon la propagande habituelle, d’origine anglo-saxonne évidemment, soit d’un archaïsme à-la-française contre la discipline économique triomphante, soit d’une survivance de la dictature des syndicats, soit des derniers balbutiements d’agonie des partisans d’un “État-providence” dépassé, – tous ces arguments effectivement complètement archaïques eux-mêmes, complètement dépassés et d’une autre époque même dans leur aspect propagandiste, n’ont aucune prise sur le jugement général qu’on peut et doit porter. A l’archaïsme des évènements qu’ils décrivent et qui n’existent plus, répond leur propre archaïsme : cette critique est grotesque et complètement dépassée, répondant à une pensée, ou plutôt à une propagande littéralement “d’un autre siècle”.
Les évènements en cours en France doivent être jugés dans le cadre de la globalisation réalisée et désormais objet d’une insurrection multiforme ; ils doivent être jugés par rapport à leur fonction déstabilisatrice, dirigée à la fois contre la direction-Système et les élites-Système en place dans ce pays, et aussi contre le diktat permanent des institutions de l’UE, c’est-à-dire les deux échelons de courroies de transmission de la globalisation et du Système vers la France. C’est dire si effectivement ces évènements doivent être appréciés du point de vue de leur fonction antiSystème, d’une façon absolument prioritaire, sinon simplement exclusive de toute autre ; leur importance se mesure à l’importance de la France, au sein de l’UE et de la globalisation, au sein du bloc-BAO, au sein du Système par conséquent ; leur importance se mesure aussi par rapport à l’attaque qu’ils (ces évènements) portent contre l’imposture qui prive la France, depuis quelques décennies, mais surtout et d’une façon impudente et indécente depuis 2005-2007, de son rôle de porte-drapeau du principe de la souveraineté qui est une arme antiSystème fondamentale.
C’est autour de ce principe de souveraineté que Jacques Sapir construit son texte d’explication des évènements, qu’il a écrit pour le site US Politico, le 31 mai, et dont il donne l’original français sur son site RussEurope le 1er juin. C’est ce texte que nous reprenons ci-dessous. Un autre texte de Sapir sur le même sujet, du 28 mai, donne plus de détails techniques qui précisent la valeur anti-UE (antiSystème) du mouvement en cours. La conclusion de ce texte exprimait que « [ce mouvement] montre que la souveraineté est fondamentalement un principe politique “de gauche” même si une partie de la gauche française a toujours du mal à se faire à cette réalité. » Dans son texte pour Politico, Sapir élargit un peu son propos “souverain” : « Le mouvement social a donc pris la forme d’une revendication de la souveraineté, aujourd’hui dans le champ social et demain dans le champ monétaire, contre des mesures qui apparaissent de plus en plus dictées de l’étranger. »
On comprend que Sapir, économiste “souverainiste de gauche”, c’est-à-dire d’abord souverainiste, poursuit la tâche assez harassante de tenter de convaincre la “gauche” française qui se voudrait dissidente du Système, sinon antiSystème, qu’elle doit d’abord se penser comme “souverainiste” (plutôt que comme “idéologisée” de gauche). Il est évident que le souverainisme est d’abord une politique principielle, basée sur le principe fondamental et fondamentalement antiSystème de la souveraineté, et qu’il embrasse par conséquent tous les domaines de la politique, – le social, le monétaire, l’économie, la culture, la sécurité nationale, la mémoire historique, la spiritualité et ainsi de suite. Un principe n’a, par principe évidemment, aucune borne idéologique ou autre de cette forme conçue hors des principes puisqu’il est une structure fondamentale de l’organisation de la civilisation. Par conséquent également, il est antiSystème, anti-globalisation, etc., c’est-à-dire contre toutes ces forces déstructurantes issues du Système.
Tout cela définit ce qu’on peut nommer un “printemps français” par souci de rangement, mais qui est en réalité un des évènements de l’insurrection antiSystème générale en cours (voir Trump, le Brexit, la politique russe, les contestations anti-UE dans divers pays de l'Union sur la question des réfugioés, etc.). Dans ce cas, l’expression “printemps français” renvoie à l’expression “printemps arabe” qui, fin-2010-début 2011 lança, parallèlement à d’autres évènements qui avaient pris d’autres formes (voir encore le même texte du 10 décembre 2010, juste avant le démarrage du “printemps arabe” qu’il ne prenait par conséquent pas en compte), un vaste mouvement antiSystème qui atteint aujourd’hui un palier à potentiel rupturiel formidable dans l’insurrection antiSystème que nous ne cessons de suivre. (Selon cette logique, nous continuons à apprécier le “printemps arabe” comme la première grande manœuvre opérationnelle de l’insurrection antiSystème, malgré tous ses avatars, les interférences, les manœuvres internes du système, les tentatives de récupération, les chocs sanglants et manipulés de l’Égypte à la Syrie et au reste. Nous avons la conviction que c’est de cette façon que l’Histoire-métahistorique appréciera le phénomène malgré toutes les tentatives de l’histoire-tout-court d’en disposer autrement.)
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La France vit aujourd’hui une crise sociale grave qui risque de se prolonger. Elle est sans doute la plus grave depuis 1995 et le mouvement social contre les réformes d’Alain Juppé, le premier ministre de l’époque. L’enjeu en est la réforme du Code du Travail contenue dans ce qui est appelé la « Loi El Khomri » du nom de la Ministre du travail [1]. Ce mouvement a reçu bien entendu un net soutien dans la gauche radicale et même dans certaines fractions du PS, le parti au pouvoir. Ceci entraîne un durcissement inquiétant du climat politique. Le Premier-ministre, M. Manuel Valls, se déchaîne et avec lui la presse aux ordres, contre les syndicats qui soutiennent ce mouvement et en premier lieu la CGT. Or, la CGT n’est pas la seule impliquée dans ce mouvement, ce que l’on oublie un peut vite. La présence de FO, de SUD et de syndicats catégoriels y est aussi importante. Car, de nombreuses revendications catégorielles s’expriment à travers ce mouvement.
Pourtant, ce mouvement n’est pas la simple réédition de celui de 1995. Il a acquis une nouvelle dynamique. Il pose désormais la question de la souveraineté nationale. Le soutien à ce mouvement de Nicolas Dupont-Aignan [2] et de Marine le Pen [3] est un signe important du statut politique pris par ce dernier.
L’économie de ce texte est entièrement contenue dans son article 2 [4]. Cela se concrétise dans la volonté de ramener toute négociation dans le strict cadre des « accords d’entreprise » au détriment des accords de branches ou des accords nationaux, affaiblissant ainsi de manière dramatique le rapport de force des salariés face aux patrons. Tel est le nœud du problème. Les déclarations récentes du Premier-ministre et de Madame El Khomri excluent toute négociation sur ce point [5].
Or, une large majorité de la population est aujourd’hui clairement opposée à cette loi. Les derniers sondages donnent de 69% à 74% d‘opposants à cette loi [6]. Cela indique clairement le parti suivi par ce que l’on appelle la « majorité silencieuse ». La montée des protestations a même eu quelques échos au sein du parti socialiste ou 40 députés menaçaient de faire défaut lors du vote. Le gouvernement s’est vu privé de majorité, et a était obligé d’engager l’article 49-3, ce qui n’est – ni plus, ni moins – qu’un détournement éhonté de la procédure et un déni de démocratie [7]. De fait, en dehors du gouvernement, il faut aller dans la droite modérée pour trouver un soutien à ce texte.
Il est clair que ces formes de luttes créent un désordre aujourd’hui croissant dans le pays. Les manifestations qui se tiennent depuis maintenant le mois d’avril ont vu se multiplier les cas de violences policières mais aussi d’attaques délibérées contre les forces de l’ordre. Des jeunes manifestants ont été éborgnés par des tirs tendus de Flashball, et une voiture de Police a été incendiée, ses occupants ne sortant du brasier que par miracle.
Ce désordre, néanmoins, ne fait que répondre à un désordre premier, qui résulte de l’usage du 49-3. Prétendre alors s’offusquer de la conséquence et non de la cause relève alors de la plus pure hypocrisie. On ne peut condamner les blocages des dépôts de carburant, par exemple, que si, au préalable, on condamne l’usage du 49-3, et plus généralement la tactique du gouvernement qui n’apporte que des réponses policières à un mouvement social. Le recours à des formes de luttes plus radicales s’apparente alors à une légitime défense. Une légitime défense sociale, assurément, contre des mesures contenues dans une loi qui ont été imposées de l’étranger et au mépris des règles de la démocratie, mais cette légitime défense sociale n’en est pas moins légitime aux yeux de la population.
Cela faisait donc près de trente ans que l’on n’avait pas connu en France un tel niveau de violence dans le cadre d’un mouvement social. Le plus grave est que le gouvernement l’autorise, car on comprend bien que les policiers n’agissent pas sans ordres, alors que nous vivons – du moins en théorie – dans l’état d‘urgence. Ce comportement du gouvernement est parfaitement irresponsable. Il constitue aujourd’hui une menace réelle pour la paix civile dont la responsabilité incombe totalement au gouvernement.
Car, et c’est là que le mouvement acquiert une nouvelle dynamique, ce qui se manifeste dans le soutien que lui ont apporté des formations politiques comme Debout la France ou le Front National, que l’on n’avait pas l’habitude de voir se manifester sur ce terrain. Il est clair que les principes contenues dans la loi El Khomri s’inspirent directement des suggestions, voire des demandes, formulées par l’Union européenne. En effet, cette loi est la stricte application de la « stratégie de Lisbonne » et des «Grandes Orientations de Politique Économique» (ou GOPE) qui sont élaborées par la direction générale des affaires économiques de la Commission européenne [8]. Coralie Delaume, dans des articles publiés dans Le Figaro, l’établit de manière indubitable [9]. De fait, les GOPE, dont l’existence est posée par les traités, ainsi que le «Programme national de réformes» prescrivent à de nombreux pays et depuis longtemps le malthusianisme budgétaire et la modération salariale. On mesure ici à quel point l’UE, mais aussi l’Eurogroupe, imposent leur propre mode de gouvernance et un cadre disciplinaire d‘acier [10]. De fait la France, comme les autres pays de la zone Euro, ne pouvant plus dévaluer, elle ne peut rétablir sa compétitivité que dans une course au « moins disant/moins coûtant » salarial. C’est bien d’ailleurs dans cette direction que ce sont engagés les gouvernements espagnols, portugais, italiens et grecs.
Le mouvement social a donc pris la forme d’une revendication de la souveraineté, aujourd’hui dans le champ social et demain dans le champ monétaire, contre des mesures qui apparaissent de plus en plus dictées de l’étranger.
Ce mouvement social acquiert donc, du fait de son contexte, la dimension d’une contestation généralisée tant des règles liées à l’Euro que de celles issues de l’UE. A cet égard, il peut être considéré comme l’équivalent de la mobilisation contre le Traité Constitutionnel Européen de 2005. Il est donc évident qu’il est en train de rebattre les cartes de la future élection présidentielle de 2017.
[1] Le projet de loi peut être consulté sur : http://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/projets/pl3600.pdf
[2] http://www.lopinion.fr/video/lopinion/nicolas-dupont-aignan-il-faut-renverser-gouvernement-103353 et http://www.debout-la-france.fr/actualite/loi-el-khomri-une-regression-sociale-et-inutile-pour-nos-pme
[3] http://carnetsdesperances.fr/2016/05/25/la-france-exasperee/
[6] voir http://www.europe1.fr/societe/loi-travail-sept-francais-sur-dix-pour-le-retrait-du-texte-2754859 et http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1512903-les-francais-hostiles-a-la-loi-el-khomri-le-peuple-a-ete-et-reste-tres-mal-informe.html
[7] Voir Sapir J., « Nous y voilà (49-3) » note publiée sur le carnet RussEurope le 11 mai 2016, https://russeurope.hypotheses.org/4941
[8] Voir le « Rapport pour la France » établi en février 2016 par les services de la commission européenne, pp. 82 et ssq. http://ec.europa.eu/europe2020/pdf/csr2016/cr2016_france_fr.pdf
[9] http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2016/05/26/31001-20160526ARTFIG00104-l-union-europeenne-assume-la-loi-el-khomri-c-est-elle.php et http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2016/05/17/31001-20160517ARTFIG00137-ce-que-la-loi-el-khomri-doit-a-l-union-europeenne.php
[10] Voir Sapir J., « Euro et gouvernance », note publié sur RussEurope le 6 avril 2015, https://russeurope.hypotheses.org/4840
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