Une crise bien de notre temps

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Une crise bien de notre temps

… On parle bien entendu de la crise vénézuélienne, qui ne cesse de se développer et de se complexifier, de devenir à la fois une caricature de crise et une crise monstrueuse. Elle peut déboucher sur un affrontement sanglant, une guerre civile, un engrenage conflictuel, comme elle peut déboucher sur une sorte de “rien”, avec une tension retombée et un arrangement approximatif. Dans les deux cas, le contexte reste bien entendu, – soit le désordre soit le chaos, comme il vous plaira, – et le mélange extraordinaire des causes qui fait que des adversaires Système-antiSystème se retrouvent dans le même camp et inversement.

Un bon exemple est celui du site TheDuran.com, dans un texte avec vidéo, du 25 janvier en fin de journée. On voit et entend sur la vidéol’excellent Peter Lavelle, qui trace un tableau saisissant de la situation, et notamment de l’attitude totalement catastrophique et cynique des USA. En même temps, ce texte choisit comme un de ses commentaires extérieurs un texte que publie The Independent, qui est un quotidien archétypique de la presseSystème, le contraire de TheDuran.com et de Peter Lavelle. (L’auteur est Oscar Guardiola-Rivera, qui enseigne les droits de l’homme et la philosophie au Birkbeck College de l’Université de Londres.)

« Donald Trump a rapidement reconnu “président du Venezuela par intérim” Juan Guaigo, une personnalité aux capacités notablement inconnues. Sans prendre la peine d'attendre les élections, Guaigo s'est proclamé président devant Dieu et les caméras. Des images qui ont fait le tour du monde le montrent brandissant une Constitution approuvée sous l’administration de Hugo Chavez, avec le libérateur Simon Bolivar en couverture.

» Cette mascarade est censée envoyer le message que Guaigo reconnaît également les fondations bolivariennes de la République à des millions de Vénézuéliens en dehors des forteresses des classes moyennes supérieures, essentiellement urbaines, qui forment l’opposition de droite, et au monde, qui avant hier n'avait jamais entendu parler de M. Guaigo.

» Mais ni Dieu ni Trump ni le spectacle mis en scène ne fournissent de légitimité ou de couverture à ce qu’est cet événement : un coup d’État. La plupart des Vénézuéliens le reconnaîtront comme tel. Fabriqué de l'extérieur, orné d'une fine patine constitutionnelle.

» Des interventions comme celle-ci, qui font appel à la loi et non à la guerre, sont maintenant devenues une norme dans la région. Mais elles ne sont pas nouvelles. C’est exactement le scénario du coup d’État de 1973 contre le président chilien démocratiquement élu et également socialiste, Salvador Allende. Alors que les sanctions économiques imposées par les États-Unis approfondissaient la crise économique provoquée par les grèves des industriels, le boycott du commerce de détail, la défaillance de la monnaie, l’absence d’importations, puis la division politique et la paralysie, Allende fut également accusé d’usurpation du pouvoir par une législature de droite. Le reste appartient à l'histoire ou à la tragédie. [...]

» Il faut refuser fermement l’initiative de Guaigo sans que cette intervention extérieure ne signifie que l’on soutient tout ce que Maduro a fait. Il est vrai que les problèmes du Venezuela sont graves et que la responsabilité incombe en dernier ressort au gouvernement. Il y a beaucoup de choses à critiquer, des mesures économiques tardives ou peu judicieuses, une corruption endémique et un renforcement dangereux du pouvoir. Mais aucun de ces points ne peut justifier ni dissimuler un coup d'État. En outre, le refus catégorique de ce coup d'État devient d'autant plus nécessaire que les risques de conflit sont en train de faire naître des conséquences mondiales dangereuses. »

Sans qu’on puisse distinguer dans quel sens va évoluer cette crise tant le désordre chaotique qui la caractérise est grande, on peut observer quelques points qui peuvent susciter un certain intérêt. 

• “Les Russes arrivent” ! Une aubaine, certes, pour la presseSystème, qui retrouve une de ses FakeNews de référence : la présencede forces sécuritaires russes (Wagner Group ou autres…) qui viennent tenir un rôle de protection de Maduro. (Peut-être sont-ils arrivés à Caracas avant le paroxysme de la crise du 23-24 janvier.) D’une façon générale, il apparaît que les Russes (et les Chinois…) sont très sérieux dans cette affaire et qu’ils n’entendent nullement laisser faire les choses sans réagir. Il apparaît assez probable que les Russes ne laisseront pas sans autre forme de procès se réaliser une possible liquidation de Maduro. Eventuellement, vu le désavantage de la distance pour leur intervention, ils peuvent envisager des réponses asymétriques, réactiver à leur avantage une crise dans une autre région (en Europe ou au Moyen-Orient ?).

• Les USA ont rappelé eu service le monstrueux Eliott Abrams, exécuteur et tortionnaire dans diverses opérations de déstabilisation en Amérique latine dès la présidence de Reagan, dans l’Irangate, puis dans la campagne irakienne de GW Bush. Un excellent texte de The Moon of Alabama [MoA] détaille tous les préparatifs, les “concepts”, la “stratégie”, etc., se trouvant dans la préparation et l’exécution du “coup” Made In USA.

(Pour l’essentiel, tous ces détails se trouvent dans des sources ouvertes et dans des articles de la presse antiSystème qui, dans ce cas où la confusion est totale [haine contre Trump mais nécessité de soutenir l’opération par déférence envers le DeepState], finit par donner des indications objectivement intéressantes.)

Le résultat de cette opération US est consternant de sottise, d’amateurisme catastrophique, d’apriorisme actant un manque total de bon sens et de culture politique, dans une improvisation et un désordre complets à partir de correspondants (dont le “président par intérim”) dont on ne sait rien de sûr. Ni le Pentagone, ni le ministère de la Justice ne sont impliqués dans cette affaire, ni sans doute la CIA comme elle le voudrait. Le coup est l’œuvre des pieds-nickelés Trump-Pompeo-Bolton seuls. Trump a été convaincu d’agir par les deux autres pour trois choses : l’argent, le profit, le pétrole ; il se fiche bien du reste. Comparant l’action contre le Venezuela à celle lancée contre la Syrie, il n’a trouvé à redire de la seconde que la grande erreur US avait été « de ne pas exiger 50% du pétrole libyen ».

• La grande question tactique est de savoir si les militaires vont soutenir, ou continuer à soutenir Maduro. Les USA sont persuadés qu’ils entreront en rébellion, sans aucune analyse sérieuse pour soutenir ce pronostic. MoA signale qu’il existe des liens solides entre l’armée et le pouvoir, notamment avec le recasement d’officiers généraux à la retraite, à la direction d’entreprises pétrolières et autres dépendant du service public. D’autres sources affirment que les forces armées ont des activités importantes dans le commerce et le trafic de drogue, qui les lient directement au pouvoir en place. (Ce dernier point est courant en Amérique Latine, où nombre de forces armées ont suivi le “modèle-CIA”, raffiné (!) et bouclé dans les années 1980, de premier receleur et trafiquant de drogue du monde.)

• L’aspect le plus remarquable dans la grotesquerie, dans cette crise, est la tentative de légitimation du fameux “président par intérim”, reconnu par un certain nombre de pays dans le sillage des USA. Dans une époque qui chérit le droit et la “communauté internationale” et barbote dans l’entrelacs des “valeurs” transnationales et transgenres, la démarche laisse à penser. Après avoir examiné en détails notamment les cas de la République du Congo et du Yémen, Wayne Madsen, qui n’est pas un ami de Trump mais pas non plus un ami du DeepState, détaille le nombre de pays qui pourraient profiter de l’aubaine d’avoir ainsi au moins deux gouvernements, – peut-être plus, d’ailleurs, – reconnus par “la communauté internationale” élégamment divisée pour l’occasion. Un passage du texte de Madsen :

« Avec l’adoption par l’administration Trump du concept d’extension des relations diplomatiques aux dirigeants politiques rebelles, cette politique dangereuse aura d’autres effets sur les pays ayant des centres de puissance intérieurs rivaux ou des revendications sécessionnistes. Il s'agit notamment de la Somalie, de la Libye, de la République centrafricaine, de l'Afghanistan, du Mali, de la Guinée équatoriale, du Vietnam, du Laos, du Nigéria, du Niger, du Kenya, du Zimbabwe, de Madagascar, du Myanmar, de l'Ethiopie, de la Turquie, de l'Iran, du Sri Lanka, de l'Egypte, du Cameroun, du Nigeria et des Comores… »

L’on peut dire sans le moindre doute que la crise vénézuélienne est au départ l’événement le plus contradictoire par rapport aux lignes d’affrontement entre Système et antiSystème. Mais à mesure que la crise se poursuit et s’approfondit, l’action la plus grossière et la plus cynique finit très rapidement par prendre le dessus et oriente le jugement général : il s’agit évidemment de l’action de l’impérialisme devenu vulgaire et extrêmement improvisé des USA en complet effondrement interne. La présence ostentatoire de Mike Pompeo dans le jeu, étrange réminiscence par sa prestance physique d’un Capo de la Cosa Nostra, le rappel d’Elliott Abrams comme exécuteur en chef et tortionnaire, comme si la Cosa Nostra passait un contrat avec un tueur professionnel le plus cruel et psychopathe possible (type-Albert Anastasia dans les beaux temps des années1950 de Cosa Nostra), tout cela donne à l’action US un aspect symbolique et caricatural de gangstérisme du crime organisé dans le chef du bombastique pouvoir américaniste. La présence de Trump dans le show, un Trump plus ou moins informé, plus ou moins manipulé, plus ou moins intéressé (sinon par la pétrole), mais dans tous les cas assurant son rôle de polarisateur des accusations et des haines dans le champ de la communication de l’entertainment, complète le tableau. La crise vénézuélienne morphe en se concentrant sur le seul aspect de l’interventionnisme grossier, complètement illégal et néantisateur de la légitimité du bloc-BAO. L’association de la France (surtout) de l’Allemagne et de l’Espagne (et bien sûr l’inévitable morpion canadien) dans le soutien officiel de “our son of a bitch”, “John Guido” comme le nomme l’érudit cultivé Pompeo, achève la composition de ce gâchis en bouillie pour les chats, nommé “diplomatie des droits de l’homme” et R2P (Right To Protect).

Contrairement à ce que craignait initialement Paul Craig Robertsla Russie semble activement impliquée dans cette crise, confirmant ainsi sa volonté d'intervenir  tout aussi activement dans des événements stratégique proches des USA (de “l’arrière-cour des USA”). Cela donne à la crise vénézuélienne une remarquable potentialité pour devenir une crise internationale s’inscrivant dans le tourbillon crisique activée par le Système, pour impliquer le Système lui-même dans son processus d’autodestruction. Le paradoxe de cette opération conçue pour être très rapide et décisive (cette rapidité évitant la crise) est que les erreurs américanistes, la préparation faussaire, jusqu’à un simulacre de planification basé sur des perceptions elles-mêmes soumises au simulacre de l’exceptionnalisme américaniste, conduisent à des perceptions plutôt moroses pour l’avenir pouvant faire craindre une perte de contrôle de l'événement devenu crise grave et bien entendu notre inévitable désordre encore accentué.

Moon of Alabama écrit : « Plus vraisemblablement, la planification insuffisante [du côté US], basée sur de fausses perceptions de la situation sur le terrain, devrait conduire à des demandes d'escalade et de dérive de la mission. Le Venezuela doit donc se préparer immédiatement au pire. » Notre perception serait plus caractérisée, d’ailleurs selon ce qui nous paraît être la loi centrale du processus de l’effondrement du Système, par la probabilité constante et irrésistible du désordre dont les USA sont les maîtres-proliférateurs avec retour à l’envoyeur.

 

Mis en ligne le 27 janvier 2019 à 11H25