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190620 janvier 2010 — L’affaire du rapport interne de l’U.S. Navy très défavorable au JSF dans sa version embarquée (F-35C) prend effectivement les proportions d’une “affaire”, ou, si l’on veut, d’une “crise” à l’intérieur de la crise générale du JSF. C’est pourquoi nous y revenons, après nous y être attachés une première fois, le 14 janvier 2010.
Depuis ce 14 janvier, de nombreux autres articles ont été publiés sur cette “affaire”, montrant effectivement son importance. Nous en citerons trois, qui nous paraissent d’un réel intérêt.
• Il y a d’abord une analyse de Bill Sweetman sur le rapport interne de la Navy (“Joint Programs TOC Affordability”), le 15 janvier 2010, sur le blog (Ares) d’Aviation Week. Sweetman semble assez catégorique: pour lui, la Navy se prépare à abandonner le JSF, et c’est le seul service à disposer d’un “Plan B” prêt à être appliqué. D’autre part, il met en évidence que cette affaire ne s’arrêtera pas à la Navy seule
«The Navy is not happy with the new joint-service fighter. It's gained weight during development, but more importantly, the Navy isn't sure that the capabilities it provides are what they want to spend more money on. It's tempting to scrap it and go with an alternative, from a company with recent carrier-jet experience. The obstacle is a headstrong Secretary of Defense who's staked his reputation on the joint program, but the signals are clear: the moment he's gone the Navy's going to bail. […]
»But wait – there's more. The Navy is not talking exclusively about the F-35B/C. If similar TOC comparisons hold for the F-16, USAF TacAir plans have some challenges ahead. Moreover, the Navy notes an “upward” pressure on the $705 billion – indicating that the program team will be doing well to hold it level.
»The Navy is the only US JSF customer with a ready Plan B, in the shape of the Super Hornet. (And GE has developed a thrust boost for the F414 and Boeing has muttered quietly about stealth enhancements.) What would the Navy do about the Marines? That wasn't in the report's terms of reference.»
• Un article du Fort Worth Star Telegram, ce quotidien de Fort Worth, toujours bien renseigné et dont les articles sur le JSF ont beaucoup d’importance dans la mesure où Fort Worth abrite l’usine qui fabrique l’avion. L’article du 18 janvier 2010 n’apporte rien de fondamentalement nouveau mais sa publication, cinq jours après la “fuite” publique de l’existence du rapport semble montrer que le journal lui accorde une importance extrême. L’article cite deux experts que nous connaissons bien, qui donnent deux avis différents – voire opposés. Mais on y lit que Winslow Wheeler partage l’avis de Bill Sweetman.
«By allowing the cost study to leak widely, “the Navy seems to be putting a log on the fire and prepping the battlefield to bail out” of the F-35 program, said Winslow Wheeler, director of the Strauss Military Reform Project and former longtime Senate defense staff member. Loren Thompson, a defense analyst with the Lexington Institute and a consultant to Lockheed and other defense contractors, said the Navy study “is preposterously wrong. It makes no sense.”»
• Le troisième article est le plus significatif, car il semble indiquer (le cas reste encore assez imprécis) qu’il y a eu une deuxième fuite du rapport de la Navy, d’abord dévoilé par DoDBuzz. Il s’agit d’un texte de George C. Wilson, ancien journaliste d’Aviation Week, qui travaille maintenant au Congress Daily et qui publie son texte dans le site quotidien de la publication, Forward Observer. Son article est d’hier, 19 janvier 2010, et pose le problème dans des termes beaucoup plus importants politiquement («F-35 Challenges Gates»)
«An internal Navy briefing obtained by Congress Daily suggests, without saying it right out, that the F-35 Joint Strike Fighter ballyhooed by Defense Secretary Robert Gates will cost so much to buy and fly that the service might have to find a cheaper plane to fill up its carrier decks. […]
»The Naval Air Systems Command conducted a hush-hush briefing earlier this month on the cost of buying and flying the F-35. One of the dizzying briefing charts obtained by CongressDaily and shown to Navy leaders states that it will cost almost twice as much to fly the F-35 for an hour as it does the existing F/A-18A through D models and AV-8. The comparative per flying hour costs are $30,700 for the F-35 of the future and $18,900 for the other two. Aviation experts suspect Navy leaders felt using the new F/A-18 E and F flying hour costs would have reduced the shock value of the comparison.
»“JSF will have a significant impact on Naval aviation affordability in the FYDP [future year defense plan] and beyond,” another chart warns. That's the bureaucratic way for the Navy to warn Gates and other decision-makers that the F-35 will cost so much to buy and fly that there won't be enough money in future Navy budgets to procure enough of the planes to fill up the holes on carrier decks, according to veteran aerospace translators.»
L’affaire des “fuites” d’abord, puisqu’il semble bien qu’il y en ait deux. La première, pour Clark, de DoDBuzz, semblait venir d’une source au Congrès. La seconde, pour Wilson, de Congress Daily, semble venir de la Navy elle-même; nous signifions par là qu’à notre sens, s’il s’agit sans doute d’“une source”, il semble bien que la Navy elle-même ait couvert, sinon suscité cette seconde opération. La “fuite“ comporte de nouveaux détails, et d’autre part l’indication claire qu’il s’agit d’une étude du Naval Air Systems Command, c’est-à-dire le grand service officiel de la Navy dirigeant et gérant toutes les questions de l’équipement aéronaval, l’organe suprême en la matière. Il ne fait alors guère de doute, avec tous ces éléments supplémentaires désormais disponibles, que l’étude représente une position formelle, quasiment officielle même si diffusée officieusement, de l’U.S. Navy elle-même; il ne fait non plus guère de doute que la Navy semble vouloir clairement que sa position soit connue du public même sans s’engager formellement et irrémédiablement, qu’elle entend donc sortir quasiment à visage découvert dès maintenant sur cette affaire. Dans ce cas, Sweetman et Wheeler ont raison: la Navy semble bien avoir décidé que son objectif est de quitter le programme JSF.
Une autre indication indirecte dans ce sens est la position de notre ami Loren B. Thompson, qu’on peut qualifier en l’occurrence, il ne s’en formalisera pas car il est très “sport”, de porte-parole officieux de Lockheed Martin (LM). Dans l’article du Star-Telegram, Thompson juge le rapport d’une façon particulièrement abrupte, comme étant “sans le moindre sens”; nous traduisons, nous, que cet excès du jugement montre que LM est furieux, pris par surprise, à la limite paniqué, et qu’on ne prend plus de gants pour affronter, ou tenter d’affronter la Navy. D’une façon assez significative, montrant que LM espérait surtout qu’on parlerait le moins possible du rapport après la première fuite, Thompson n’en a encore rien dit sur son blog du Lexington Institute, Early Warning, où il suit avec affection l’évolution du programme JSF.
Inutile de souligner l’importance de cette “fuite” initiale, redoublée par une seconde, et devenant ainsi une “affaire” qui commence à apparaître comme très politique, notamment parce que Gates s’est engagé à fond derrière le JSF en août 2009 (mais avec des nuances et des prudences depuis, très rapidement exprimées). L’abandon éventuel du programme JSF par la Navy serait, c’est vraiment le moins qu’on puisse écrire, un coup très dur, voire dévastateur sinon décisif, porté contre le programme. Ce serait un coup ”dévastateur sinon décisif” du point de vue de la communication sans aucun doute, affichant la perte totale de confiance d’un des grands services du Pentagone pour le programme. L’U.S. Navy se montre, comme toujours, très corporatiste. Elle n’a aucune estime particulière pour LM qui, au travers des divers composants qui ont formé ce conglomérat (General Dynamics, Lockheed, Martin Marietta), ne dispose d’aucune des firmes qui furent historiquement des fournisseurs de la Marine. Le “Plan B”, lui, revient, ou plutôt conserve, au travers de la famille du F-18 Hornet, l’un des fournisseurs favoris de la marine, avec McDonnell Douglas. (McDD absorbé en 1997 par Boeing mais qui a gardé sa spécificité en contrôlant, avec son équipe initiale et son “esprit”, la division des avions militaires de Boeing – McDonnell Douglas résultant lui-même de l’absorption de Douglas par McDonnell en 1964, soit deux fournisseurs attitrés et traditionnels de la Marine).
Cette formule (“la révolte des amiraux”) fut déjà utilisée une fois, en 1949, pour marquer le conflit fratricide terrible qui opposa la Navy et l’USAF à propos du contrôle des missions stratégiques. L’USAF l’emporta avec ses bombardiers stratégiques, contre la Navy et ses porte-avions. C’est à cette référence que nous pensons plutôt qu’à celle du cas du TFX/F-111, que nous avons déjà rappelé, qui est sous toutes les plumes.
Certes, la référence du TFX/F-111 s’impose techniquement mais elle rend moins compte de l’importance désormais politique de l’affaire, qui est certainement mieux exprimée par la référence de “la révolte des amiraux” de 1949. La différence considérable de volume des programmes (F-111 et JSF), le caractère très spécifique du JSF, notamment politique, qu’on a souvent souligné, son poids budgétaire et opérationnel, sa place fondamentale dans l’arsenal US, son effet sur l’équilibre du Pentagone lui-même (et l’effet de son éventuelle disparition) et par conséquent dans la crise générale de l’américanisme, etc., tout cela donne au JSF une dimension politique que n’avait pas le TFX/F-111. On sait que cette dimension politique apparaît avec l’affaire de la Navy, à un moment important de la crise aigue du Pentagone, par conséquent, avec l’aspect politique encore plus accentuée.
D’autre part, l’affaire est complexe à cause de la position de Gates, parce que l’évolution de la Navy vis-à-vis du JSF place Gates dans une étonnante position de porte-à-faux; cela, alors qu’il vient d’être prolongé d’un an à la tête du Pentagone, autant pour la confiance qu’on lui fait que pour la responsabilité qu’on lui reconnaît, et qu’on lui demande d’assumer, de mener le plus loin possible la tentative de réforme du Pentagone (dont fait partie le JSF !), dont il a posé les termes et qui commence à déraper dangereusement. Cadeau (?) empoisonné, ce prolongement d’un an qu’il a été quasiment mis en demeure d’accepter.
Trois points caractérisent le labyrinthe vers où l’évolution de la Navy par rapport au JSF précipite la position du secrétaire à la défense.
• Gates s’est engagé derrière le JSF, comme on le sait (mais avec certaines nuances depuis, comme on l’a vu). L’attitude la Navy le met en position dangereuse par le simple fait.
• L’attitude de la Navy compromet le programme JSF tout en en faisant un programme presque uniquement USAF. Or, Gates s’est battu avec l’USAF, qui est sa bête noire, pour lui imposer le programme JSF que le départ éventuel de la Navy mettrait dans une position très dangereuse, quasiment au bord de l’effondrement. L’USAF pourrait alors se retourner contre Gates et lui demander qui l’a mise dans une position si dangereuse, notamment avec l’abandon forcé du F-22, avec désormais son seul programme de modernisation proche de l’agonie.
• Jusqu’ici, Gates a été d’une façon générale, depuis longtemps, très anti-USAF et très pro-Navy. Il n’a cessé de soutenir la position de la Navy, qui occupe aujourd’hui une position de force au sein du Pentagone, d’autant plus avec l’amiral Mullen à la tête du Joint Chiefs of Staff.
Ainsi, dans le cas du JSF, Gates se trouverait “allié” avec le service qui est le moins proche de lui, à qui il a imposé le JSF aux dépens de la programmation propre de ce service, et “ennemi” du service sur lequel il s’est le plus appuyé, et qui est politiquement très proche de lui. Le cas est, dans le labyrinthe bureaucratique du Pentagone mais aussi hors les cinq murs de ce même Pentagone, politiquement explosif.
Certes, c’est le pouvoir civil qui commande, et on pourrait théoriquement imaginer que Gates impose le JSF à la Navy, contre le gré de la Navy. Dans la pratique politique, si la Navy est sérieuse dans son rejet du JSF, il serait pratiquement impossible de le lui imposer. Cela est d’autant plus vrai que le JSF est un poisson pourri, que tout le monde le sait, et qu’en l’occurrence la Navy a de son côté le bon sens, la logique, une juste appréciation de l’intérêt national. Inutile de dire qu’elle trouverait, s’il le fallait, tous les alliés qu’il faut, dans la presse, au Congrès, voire au sein de l’administration Obama où il y a de solides adversaires du JSF. En d’autres termes, cette “révolte des amiraux”-là est beaucoup plus favorable à la Navy que la première du nom, celle de 1949.
Par conséquent, et toujours avec le “si” de savoir si la Navy est résolue dans cette affaire, le secrétaire à la défense devra évoluer et céder du terrain, sinon accepter la décision de la Navy. Dans tous les cas dans ce sens, que ce soit une demi-mesure (mais on voit mal laquelle) ou une acceptation complète de la position de la Navy, la crise du JSF devient générale, politique, voire nationale – sinon internationale par ses conséquences inévitables pour les pays alliés engagés dans le programme JSF.
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