Verdun, ou La java du Diable

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Verdun, ou La java du Diable

31 mai 2016 – J’ai, comme cela, des instincts enfouis qui me protègent, qui me privent de mes sens, de la force de l’attention, qui me poussent à repousser la chose ; le spectacle, l’image que je ne veux pas voir parce que je la connais trop bien et n’ai nul besoin d’être instruit là-dessus au risque d’une souffrance inutile ; cela va du complètement accessoire sinon presque ridicule (je ne peux supporter de voir une piqure même si je supporte assez bien qu’on m’en fasse, d’où mon regard lointain lors d’une prise de sang) à quelque chose, à l’inverse, de beaucoup plus essentiel pour moi (voir la souffrance brutale des animaux maltraités et torturés par les barbares, nous-mêmes, m’est absolument insupportable). Et puis, il y a les occurrences exceptionnelles, que je ne peux ni ne veux voir également, toujours pour m’épargner cette souffrance... Il y a la souffrance-bouffe, qui est de ne pouvoir supporter BHL, quoique je cède parfois je l’avoue, emporté par son véritable génie comique qui transcende la souffrance en plaisir des dieux-morts-de-rire ; et puis il y a la souffrance-tragique que je veux éviter, celle qui touche également à l’essentiel lors d’une occurrence, lors d’un événement. Ce fut le cas, avant-hier, avec leur cérémonie à Verdun qui ne pouvait être que catastrophique. Je ne me doutais pas qu’elle constituerait un de ces sommets du sacrilège qui vous dit, bien plus qu’une longue analyse, combien l’effondrement dans les abysses est complet, achevé, plié comme ils disent ; le sommet au tréfonds des abysses, voilà quelque prodige bien remarquable de l’inversion... Le Diable est bien parmi eux, mais, pour eux précisément, c’est bien celui de Charles Trenet (La Java du diable), diabolique comme il se doit mais aussi et surtout plein de dérision pour eux, pour ses serviteurs zélés.

Ainsi vais-je vous parler de ce que je n’ai pas vu, sinon entrevu ici et là, quelques images à un JT et un reportage sur les randonnées fun sur le champ de la bataille, et aussi les sacrément chouettes retombés économiques des commémorations sur cette ville “qui change de visage”, qui “modernise la tradition”, qui “songe à son futur grâce à son passé”, qui “se tourne résolument vers l’avenir”, et autres remarques d’une profondeur vertigineuse par les artistes du glauque cloaque caractérisant le balbutiement qui nous sert désormais de langage, – mais qui veille, toujours et encore, à cette même tendance : détruire le passé, et qu’il n’en reste plus rien façon-Hiroshima, et tenter jusqu’à perdre haleine que leur futur singulier devienne l’avenir de tous. Il y eut également un ami qui m’en parla, qui avait vu, qui s’était forcé à voir toute la cérémonie, qui en avait des larmes dans la voix. Il y a aussi ce texte de Robert Redeker, sur Figaro-Vox, ce 30 mai, qui nous dit tout de je ce que n’ai pas vu ni entendu, et qui le dit exactement comme il fallait, en nous restituant l’intensité du souvenir autant que la banalité absolument ordurière du sacrilège commémoratif : au silence méditatif et recueilli d’une cathédrale résonnant des vers de PéguyMère, voici vos fils qui se sont tant battus... ») qui honorent votre âme poétique ont succédé les flons-flons, les tambours noirs et les sauts de cabri des “jeunes” parés de fluo entre les tombes du grand cimetière sous la lune éclipsée. Mais tout cela, je l’ai deviné si aisément. Je n’ai rien vu, rien entendu, par conséquent je vais vous en parler magnifiquement parce que je sais exactement ce qu’ils valent et ce qu’ils font.

Ces gens, les zombies-Système, ont leurs âmes fragiles et leurs psychologies si basses qu’elles sont toutes ouvertes sinon offertes au sortilège qui les transforment eux-mêmes en sacrilège. Dans tout cela, qu’on m’entende bien, rien de la religion, aucun argument religieux ; je parle de l’Esprit et de la Matière, du sacré et de ce qui ne l’est pas, selon un entendement qui n’a besoin d’aucun apparat, d’aucune construction théologique, selon la simple description que déploie Pierre Boutang lorsqu’il nous restitue cette foi si simple et si puissante, dans ses Abeilles de Delphes, si joliment, si décisivement : « Il y a une piété naturelle, ni chrétienne ni païenne exclusivement, liée à l’homme et à sa croyance que tout finalement est divin, qui reflète une transcendance et quelque influence plus qu’humaine... » ... C’est à cela qu’on revient finalement, lorsqu’on observe Verdun avec le regard de son âme poétique ; de leur côté comme ils étaient ce dimanche, complètement aveugles bien entendu, ou plutôt, par entrain moqueur pour leur jargon, des “non-voyants” dirait-on plutôt... Le sacrilège, ils l’ont foutu à l’extrême de l’art démocratique par essence, – s’il est question seulement d’essence comme un combustible dans l’Art Contemporain (AC), –pour qu’il soit exactement et absolument l’attentat contre le sacré. C’est ce qu’ils commirent, ce dimanche à Verdun, avec un sérieux impérissable, Hollande-Merkel réunis comme un couple de bœufs, veau-vache à l’œil triste, quoique cela soit dit dans le sens du symbolique pour ne pas dénigrer et abaisser ces nobles animaux.

On sait ce qui me lie à Verdun. Je n’ai que faire, bien entendu, de ces clichés cent et mille fois rabâchés, – “la bataille qui ne sert à rien”, “Verdun qui a englouti une génération”, – toutes ces images distordues complètement par l’inversion de la manufacture mémorielle. Sans aller jusqu’à leur cirque grotesque de dimanche dernier, ou bien même en allant au-delà, j’en ai entendu ces temps-ci de ces historiens-Système “sérieux” égrener les innombrables canards des interprétations modernistes et postmodernistes de Verdun, qui n’ont qu’un seul but : évacuer la tragédie, le sacrifice, l’héroïsme et le sens du sacré, comme on tire la chasse. Ils fabriquent de l’histoire comme Monsanto des OGM, pour exactement ajuster le passé recomposé à leur présent qui n’a pas d’avenir et qui prétend avoir un futur. Je ne les aime pas beaucoup et s’ils me connaissaient ils me détesteraient.

Mais je laisse Verdun puisque le procès est si vite fait, et le verdict expédié par l’évidence des choses hautes, pour en venir au constat de leur extraordinaire capacité à exercer la bave du sacrilège, exactement comme on exerce un pouvoir. Ces dirigeants-Système tels que nous les observons sont des couards, des poules mouillées, des évènements flasques et des regards fuyants ; ils ont toutes les postures et tous les conformismes des bourgeois de province lorsqu’ils se croient parisiens ; ils parlent comme ils bavent et transpirent ; bref, ils n’ont rien de glorieux, ni d’effrayant ni d’épouvantable, et pourtant ils font sacrilège comme par un secret de nature, comme on fait dans sa culotte. Tout ce qu’ils touchent, à quelque hauteur que ce soit, devient d’une bassesse extrême, et plus c’est haut plus c’est bas, et la formule affecte directement le sacré ; ils sont sacrilèges comme l’on va tirer son coup au bordel, en douce, mais sans qu’on ne leur oppose la moindre résistance puisqu’ils payent.

Au moindre contact venu d’eux, la chose ou l’être touché se décompose, se dissout, et pourtant on les écarterait d’une pichenette si besoin était et si l’on réalisait qu’ils valent bien, par le mal qu’ils suscitent, une pichenette ou l’autre. Leur inexistence fait leur force puisqu’on ne s’attache même pas à les chasser comme une mouche agaçante, ils sont transparents, non comme la vérité (qui n’est jamais transparente, je vous rassure) mais comme une méduse ; et bien entendu, leur capacité de dissolution de l’autre qu’il touche, avec cette sorte de sapiens-gastéropode, s’adresse directement au sacré. En cela, ils sont d’une catégorie proche du diabolique nullement parce qu’ils ont le Mal comme essence, mais à cause de leur proximité extrême de la chose, permise par la substance gélatineuse et dévorante qui les caractérise. (« Mais les autres, ceux qui participeraient de lui [du Mal] et s’y assimileraient, deviennent mauvais, n’étant pas mauvais en soi », dit Plotin l’aveugle : ils sont mauvais nullement parce qu’ils sont forts, mais parce qu’ils sont infiniment faibles, mous, visqueux, et ainsi capables d’être plus proches encore que n’importe qui d’autre du Mal et de sa source diabolique fondamentale...) Ainsi crachent-ils sur le soldat inconnu et sur les morts de Verdun comme on pisse en catimini, au coin d’une rue à lanternes rouges, rougissant de peur d’être pris la main à la braguette.

Verdun, laissez faire, laissez aller... Ils sont repartis et le silence est retombé sur les grands cimetières sous la lune retrouvée. Il est possible qu’une nuit ou l’autre, on verra ces soldats perdus dans l’immense bataille, le visage ravagé, le corps déchiqueté, se lever et marcher comme des ombres et comme des géants, comme dans le film de Gance, comme dans son J’accuse qui identifiait bien mal l’accusé dans son box, qui n’osait aller au terme de son réquisitoire ; et ces ombres contempleront les grands champs désertés, purifiés de leur sinistre verroterie, de leur gambille festive, de leurs larmes fabriquées sur mesure et parfois trop ajustées, de leur pitié dégoulinante parce qu’il y a trop de rimmel, de leurs joies faussaires et forcées qui se bercent du prurit de la bienpensance universelle, de leur culture sloganique usée jusqu’à la corde et toujours prête à resservir, selon laquelle c’est décidé il n’y aura “plus jamais ça”, alors que ce qu’ils font est, bien entendu et sans hésiter, bien pire que “ça” et promis à être de pire en pire. Ainsi débarrassés de leur grotesque incursion, les champs de la bataille retrouveront-ils leur grandeur et leur dignité, et seront-ils à nouveau sacrés. Je ne peux souffrir de croire un instant que je suis de la même espèce qu’eux, je veux dire par l’esprit ; moi, je suis du côté des ombres de Verdun, et de ce promontoire je les contemple comme si j’avais bien plus de quarante siècles, comme si j’avais l’éternité à mes côtés... Laissez passer les limousines vertueusement luxueuses qui regagnent les palais usurpés de Paris-sur-Seine.

Ainsi laisserais-je le mot de la fin, sans aucun rapport avec le sacrilège qu’ils commirent à Verdun pour ne pas donner à ces personnages l’impression de l’importance de leurs personnes, je le donnerais bien, en vers et en refrain, à Trenet, ce sacré Trenet, cet homo si fameux que d’aucuns en font un martyr de “la cause” avant l’heure ; Trenet, qui fut pourtant si amoureux de Corinne Luchaire, la fille du futur collabo qu’on enverrait au poteau, qu’on dit même qu’il voulut l’épouser jusque presque à en devenir fou mais qu’elle refusa simplement parce que, à cette époque, autour de 1938, cette jeune première du cinéma français qu’on mettait à l’égal de Michèle Morgan, entrait dans une grave et profonde dépression ; Trenet, donc, avec son “Diable” de sa Java du Diable, a parfaitement défini comment tout cela se terminera, en décomptes et mécomptes d’épicier...

Car finalement le Diable sera vaincu, exactement comme dans la chanson, par la médiocrité même de ceux dont il a fait ses instruments ; parce que les zombies-Système qui sont à son service, se seront montrés si zombies, si corrompus dans le genre notaire, si âpres au gain et si oublieux de tout passé et de toute parole donnée, si méprisants de tous les talents possibles et si adeptes des lois du Marché, que lui-même, le Diable, aura brutalement l’impression d’être victime de leurs arnaques, et qu’il préférera regagner le Royaume des Enfers... Ainsi parlait Charles Trenet :


« Puis un jour tout d’vint tranquille
» On n'entendit plus d’java
» Dans les champs et dans les villes
» Savez-vous pourquoi ?

[...]

» Parce que le Diable s’aperçut
» Qu’il n’touchait pas de droits d'auteur
» Tout ça c’était d’l’argent d’foutu
» Puisqu’il n’était même pas éditeur
» Tout ça c’était d’l’argent d’foutu
» Puisqu’il n’était même pas éditeur.

[...]

» Allez, remportons notre musique
» Et retournons en enfer. »