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2664Au moment où le film Yugoslavia, the Avoidable War, de George Bogdanich, a commencé à passer sur les écrans aux États-Unis, il a été diffusé sur la chaîne Histoire, fin-février/début-mars 2002, sous la forme d'une série de trois épisodes. Le 15 mars, dans le New York Times, Stephen Holden a fait une recension du film distribué aux États-Unis.
Cette série/film de Bogdanich constitue un travail dont l'effet est de donner une image bien différente de celle qui est en général restée de ce conflit, et une démarche qui pourrait être interpréter comme tendant à rétablir une réalité de la guerre qui soit moins défavorable à la partie serbe. Cette démarche se comprend dans la mesure où cette partie serbe a été complètement et systématiquement diabolisée pendant le conflit, jusqu'à des jugements et des analyses (au moment de la guerre du Kosovo) qui recommandaient une politique de “déserbisation”, à la manière de la dénazification menée en Allemagne après 1945, comme si les Serbes eussent été marqués d'une manière atavique, voire raciale. Ces propositions précisément, d'une inspiration sans aucun doute proche d'un véritable racisme biologique, et l'état d'esprit qui les accompagnait venant en général d'observateurs libéraux et progressistes, représentent l'une des hontes ignorée, et ignorée parce que cachée et qui n'intéresse au fond personne, de l'évolution intellectuelle occidentale pendant ces années 1990.
Évidemment la réalité est autre, nous dit ce document. La réalité de la guerre, la réalité “tactique” si l'on veut, est que, comme dit un des témoins interrogés dans le film, « les Serbes furent extrêmement mauvais dans le maniement des médias occidentaux, après avoir été extrêmement lents dans la compréhension de leur importance. » C'est dans ce sens que Stephen Holden note effectivement :
« One of the many unsettling contentions of George Bogdanich's documentary film, ''Yugoslavia, the Avoidable War,'' is its assertion that many of the most horrendous events in the recent Balkan wars were stage-managed for the news media. A number of the massacres and atrocities reported on television with bodies on display, it maintains, were shrewdly planned illusions concocted by the Bosnian Muslims to inflame international opinion against the Serbs. The city of Sarajevo in particular served more than once as an accessible location for deceptive television coverage. »
Les documents de Bogdanich pourraient être considérés par conséquent, avec bien des arguments, comme une tentative de réhabilitation des Serbes, et observés dans ce seul sens. On ne doit pas en rester là. Ce qui nous intéresse est que ces documents s'appuient sur une kyrielle de témoignages d'acteurs de ce drame des années 1990, et essentiellement, et c'est important sinon essentiel, des acteurs non-balkaniques. Il s'agit en d'Occidentaux, le plus souvent des Anglo-Saxons et le plus souvent des Américains, qui ont la caractéristique de n'avoir pas à priori de parti-pris (mais certains concluraient, illico presto, qu'au contraire ils en ont désormais un). Des détails et des précisions concernant ces témoins qui interviennent dans le film, méritent d'être donnés ; ils aideront à se faire une idée de la validité des documents. Il y a des journalistes, des hommes politiques, des fonctionnaires, des officieux généraux de la force de l'ONU, la FORPRONU, qui, tous, jouèrent d'une façon ou l'autre un rôle dans le drame qui va de 1991 à 1999, ou qui en furent des témoins actif. Nous avons classé ces témoins dans trois catégories approximatives :
• Les journalistes, les auteurs et les experts. David Binder, USA, du New York Times ; David Hackworth (un ancien colonel US, vétéran de Corée et du Viet-nâm), de Newsweek ; James Jatras, expert auprès de la Commission des Relations Extérieurs, U.S. Senate ; Scott Taylor, journaliste canadien indépendant ; Susan Woodward, USA, auteur de Tragedy in Balkans ; John R. MacArthur, USA, de Harper's ; Ted Galen Carpenter, USA, du CATO Institute ; Gregory Copley, USA, de Strategic Policy ; le juge Ricard Goldstone, ancien juge US au tribunal de Nuremberg ; Walter Rockler, ancien procureur américain au tribunal de Nuremberg.
• Des fonctionnaires et des hommes politiques en mission. Ivan Cicak, du Comité des Droits de l'Homme d'Helsinki ; George Kenney, ancien officier au State department, démissionnaire en 1992 pour protester contre la politique US dans les Balkans ; Thomas Hutson, ancien fonctionnaire (n°2) de l'ambassade américaine à Belgrade ; James Bissett, ancien ambassadeur du Canada à Belgrade ; Lord Carrington, ancien ministre des affaires étrangères et secrétaire général de l'OTAN ; James Baker, USA, ancien secrétaire d'État ; Lawrence Eagleburger, USA, ancien adjoint au secrétaire d'États ; Hans-Dietrich Genscher, Allemagne, ancien ministre des affaires étrangères ; les deux négociateurs du plan portant leur nom, Lord Owens (UK) et Cyrus Vance (USA), tous deux anciens ministres dans leurs pays d'origine.
• Des militaires. Les généraux de la FORPRONU McKenzie (Canada) et Rose (UK) ; le général Charles Boyd, Deputy Commander USAREUR (U.S. Army Europe), 1992-1995 ; l'amiral Elmar Schumähling, ex-officier du BND (services de renseignement allemands) ; jusqu'à Colin Powell, général, président du JCS 1989-93, actuel secrétaire d'État.
Ce point des témoins interrogés est très important, surtout devant l'abondance et la qualité des témoins, et surtout, devant la caractéristique générale de leur non-appartenance à l'une ou l'autre partie. On fait bientôt le constat qu'on a là un rassemblement convainquant d'acteurs non-impliqués directement dans le drame, d'acteurs neutres, c'est-à-dire d'acteurs nous donnant une observation de la guerre qui se rapproche le plus possible de l'objectivité. Sur un point absolument évident, qui est le point central de notre appréciation de cette guerre et de la contestation autour d'elle, tous ces témoignages vont péremptoirement dans le même sens : loin d'être une guerre en noir et blanc, ce fut une guerre où les torts et la sauvagerie furent partagés, où les Serbes subirent leur lot de massacres, parfois avant les autres, et où la provocation et la fourberie qui trompèrent les médias furent incontestablement du côté des musulmans (plus habiles de ce point de vue, aucun doute là-dessus).
Autre aspect qui se dégage de ce film : deux pays portent une énorme responsabilité, les USA et l'Allemagne. Ces deux pays jouèrent leur jeu personnel, la plupart du temps dans un sens déstabilisant et déstructurant qui alimentait et même provoquait les explosions de violence, parfois (c'est le cas des USA) sans qu'on sache dans quel but et si le pays lui-même savait dans quel but. C'est une réalité intéressante de cette guerre : les deux pays qui ont une tradition néo-expansionniste déstructurante dans leur histoire et/ou dans leur politique générale actuelle (le pangermanisme et le pan-américanisme), agissant effectivement dans ce sens.
(Accessoirement, on peut voir renforcée la version du comportement erratique de l'administration américaine au moment de la guerre du Kosovo, avec un Clinton sans réel avis ni plan pour le Kosovo, emporté, voire forcé par le bellicisme outrancier de Madeleine Albright. Le Kosovo fut donc bien, comme on le disait dès le 23 mars 1999, le “guerre d'Albright”.)
Au contraire, les autres pays, notamment la France et le Royaume-Uni, tentèrent de limiter les dégâts, de contenir le processus de désintégration, de limiter la guerre civile, de travailler dans le sens d'une stabilisation tant bien que mal de la situation. Tout cela, ces constats, valent aussi bien pour les premières batailles en, Slovénie et en Bosnie, que pour l'apothéose humanitaro-belliciste du Kosovo, en 1999.
(On fera également une remarque annexe pour compléter l'analyse descriptive des documents que nous avons vus : la chanson qui revient pour chaque fin d'épisode, de Chris Rea, est une œuvre remarquable, qui restituerait pleinement l'atmosphère de ce drame sombre et horrible, où la cruauté de tous les belligérant, absolument tous, n’a d’égale en intensité que l'aveuglement, la sottise et l'hypocrisie de ce qui servit d'appréciation officielle et majoritaire, de la part de l'intelligentsia occidentale. On se demande qui mérite le plus ce qui pourrait paraître le commentaire de l’artiste : l’horreur de la guerre des Balkans ou la tromperie qui a marqué la façon dont on l'observa. La chanson crépusculaire de Chris Rea, au texte et au titre (The Road to Hell) également crépusculaires, pourrait s’adresser aussi bien aux malheureux, à tous les malheureux des Balkans, qu'aux malheureux cerveaux obscurcis d'un Occident asservie par ses propres certitudes... [Cela écrit, il faut préciser que la chanson n’est absolument pas composée à propos de la guerre de l’ex-Yougoslavie, qu’elle précède puisque composée en 1989, qu’elle n’a pas la guerre pour sujet mais la décadence de notre monde, – et de ce fait, qui pourrait paraître finalement comme symboliquement prémonitoire.].)
Il y a un autre aspect dans ce film/document. In fine, et peut-être sans que le réalisateur l'ait voulu expressément, il s'agit également d'une tentative de redéfinir la notion de guerre dans notre époque dite post-moderne, commencée approximativement avec la chute de l'Union Soviétique.
Cette redéfinition conduit à admettre que la nouvelle dimension de la guerre est la dimension médiatique, que nous aurions tendance à qualifier de “dimension virtualiste” à cause de la substance même du rôle de l'activité médiatique. Il n'y a pas seulement tromperie, désinformation, propagande, manipulation, etc, qui sont des choses sans grande nouveauté. Il y a surtout le fait que la dimension médiatique est devenue la première dimension de la guerre et, dans certains cas, la seule dimension. Cette dimension intervient avant, pendant et après le conflit, si bien qu'elle finit par déterminer la forme, l'orientation, enfin jusqu'à la réalité du conflit. Elle crée une autre réalité, qui aggravera le conflit pour satisfaire ceux qui l'interprètent, que les journalistes commenteront, analyseront, à partir de laquelle les philosophe tempêteront et condamneront, qui conduira les décisions des hommes politiques, qui figurera désormais dans nos bréviaires et dans nos catéchismes ; enfin, certes, cette tromperie sur la réalité qui conduira à tuer encore et encore, à répandre le désordre et à interdire le rétablissement de la concorde. Ainsi devenons-nous, ni bêtes ni désinformés, mais transmutés réellement. Cela justifie amplement que nous proposions comme définition de ce phénomène la dimension virtualiste plutôt que la dimension médiatique.
Holden : « As the United States government has tacitly acknowledged by keeping the press at bay in Afghanistan, public relations and the ability to get your version of events across is almost as important as weaponry in modern warfare. The version of a war that is reported on television becomes the official version that in turn motivates crucial political decisions. »
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Pour compléter ce texte sur la guerre des Balkans des années 1990, et pour développer l'aspect d'interprétation d'une guerre virtualiste, nous vous proposons la lecture de la rubrique Analyse parue dans laLettre d'Analyse de defensa & eurostratégie le 25 mars 2001, soit deux ans, à un jours près, après le déclenchement de la guerre du Kosovo.
La façon dont la représentation de la réalité de la guerre du Kosovo a été construite, il y a deux ans, comme quelque chose d'absolument étranger à la réalité, conduisit évidemment aux erreurs dans la réalité qui suivirent et s'enchaînèrent jusqu'à la situation d'aujourd'hui où la KFOR semble être devenue une force de figuration là où elle prétendait être une force d'intervention et de stabilisation. La KFOR ne s'est absolument pas intégrée à la crise. La KFOR figure, impuissante, dans une zone géopolitique totalement soumise au processus d'aggravation de la crise qui la secoue, et à la limite elle apparaît même comme une force de protection des conditions qui font que la situation s'aggrave dans la région (on pense évidemment au soutien constant, pratique, complètement déstabilisateur, fourni par les USA [la CIA, jamais en retard d'une action hasardeuse depuis la baie des Cochons] aux guérillas de l'UCK et compagnie). La KFOR est devenue un acteur virtuel dont le rôle involontaire est de verser, méthodiquement, avec toute l'arrogance des certitudes de l'« hyperpuissance », avec toute l'efficacité de la bureaucratie otano-pentagonienne au travail, de l'huile sur le feu.
Deux ans après, nous voulons analyser le déroulement de la technique de présentation de la guerre. Pour cela, nous nous appuyons sur l'analyse d'un document télévisuel suffisamment complet et révélateur à cet égard, un magazine de l'émission 90 minutes, diffusé en décembre 2000 et janvier 2001 sur Canal +. Cette émission présente les circonstances du phénomène, résumé de façon satisfaisante et assez juste par le commentateur, par ces mots : « Comment ils nous ont vendu la guerre ».
Le document est intéressant, juge-t-on à la première vision. Il ne semble pas vraiment de parti-pris ; mais on découvre assez rapidement que cette objectivité se satisfait de l'apparence. L'absence de parti-pris se fait dans un sens un peu paradoxal, ou bien, disons autrement, d'une façon totalement incomplète parce qu'elle s'appuie sur des considérations qui vont de soi, posées si l'on veut comme axiome de tout le récit. La cause est entendue par avance et ce que nous allons voir exposé et disséqué n'a strictement aucun pouvoir de changer ce verdict, et certes c'est le verdict de la version/de l'histoire officielle : les horreurs (serbes) dénoncées, la responsabilité quasi-exclusive (serbe), etc. Curieux cas, somme toute, bien dans l'esprit du temps, dénué du sens de la logique, de la fermeté du raisonnement, de la responsabilité du jugement : on dissèque les mécanismes fallacieux et trompeurs d'une action de communication, sans vraiment dissimuler la nature de la salade vendue par cette action, en acceptant pourtant toute cette même salade comme argent comptant. « Comment ils nous ont vendu la guerre », certes, et nulle part on n'entend la conséquence qu'il faudrait en tirer, — à savoir que, dans ces conditions, la marchandise est un peu suspecte.
Passons. Pour ce cas ici choisi, cet aspect-là ne nous intéresse pas. Nous le notons pourtant, parce que cette façon de “sembler ne pas prendre parti” en tenant pour acquise, pour vérité indiscutable, la thèse officielle, est une attitude qui rejoint l'un des aspects du comportement général que nous analysons, qui est celui des médias. Par conséquent, et c'est l'explication de l'intérêt que nous lui accordons, l'aspect formel de cette présentation est, lui, prodigieusement révélateur.
Nous nous attachons à l'aspect technique, professionnel si l'on veut, tel qu'il apparaît dans le document ; c'est-à-dire, le fonctionnement de la machine humaine qui nous a « vendu la guerre ». Cette analyse doit nous permettre de mieux définir un phénomène unique, propre à notre temps, qui est cette re-présentation de la réalité du monde par re-fondation (re-formatage dirait-on en langage informatique), dont le commentateur dit lui-même que « ce n'est pas du tout de la propagande, c'est bien plus subtil que de la propagande ». (1à
Le document de cette émission 90 minutes comprend les éléments suivants :
• Des scènes de conférences de presse et divers à-côtés, à Evere (près de Bruxelles), au siège de l'OTAN, pendant la guerre du Kosovo.
• Des documents d'illustration : scènes spécifiques de la guerre, extraits d'émissions d'information de l'époque, tout cela illustrant les scènes à l'OTAN, où sont débattus certains aspects des interventions de communication. • Des interviews de certains acteurs, directs ou indirects, de la guerre de la communication ainsi décrite, — en fait, trois porte-paroles : Jamie Shea (OTAN), Jim Lockhardt (Maison-Blanche), Jamie Rubin (State department) ; et deux journalistes français : Luc Rozensweig, du Monde, Claude Julien, de RTL.
Cette “guerre” du Kosovo mérite tous les guillemets du monde. Il s'agit de la guerre de la communication, mais pas du tout dans le sens classique (propagande amie contre propagande ennemie). Elle “oppose” les autorités officielles dispensatrices d'information aux journalistes de leurs pays, ou, dans tous les cas, semble les “opposer”. Le qualificatif d'“opposition” qui vient d'abord sous la plume s'avère être une interprétation très fallacieuse, et nous prétendons montrer au contraire que cette opposition est en fait une complicité. La complicité commence par le fait que les journalistes acceptent complètement, sans restriction, sans la moindre gêne, sans aucun frein, que les autorités officielles de leurs pays soient effectivement la source quasi-exclusive de l'information sur le monde réel, à la place du constat du monde réel par le journaliste, ses yeux, sa tête, son coeur.
La “guerre d'Evere” menée par les spin doctors (expression en langue anglo-américaine désignant les spécialistes de publicité et des relations publiques ; littéralement : “professeurs en apparence”) est divisée en trois phases dans le document. Ces phases ne suivent que lointainement la guerre proprement dite, sur le terrain, au Kosovo. Ces phases sont les suivantes :
• Les 2-3 premiers jours. Albright avait dit que les frappes dureraient 2-3 jours. La guerre devait donc durer deux ou trois jours. C'était l'analyse de l'OTAN et de toutes les chancelleries, puisqu'Albright ... L'OTAN (son service de communication, avec le porte-parole Jamie Shea) n'est préparée à rien de plus et n'a pris aucune disposition particulière. Elle se trouve très vite démunie.
• La guerre continue après les 2-3 jours fatidiques. Les journalistes affluent. Ils sont bientôt 400, 500. Chaque jour, ils veulent leur point de presse, pour apprendre des nouvelles et faire leurs émissions, ou leurs articles, bref revendre la salade qu'on leur a fournie une première fois. Jamie Shea doit tenir ce point de presse, chaque après-midi. « Le problème est qu'il y avait cette heure d'antenne, chaque jour, qu'il fallait remplir, explique Shea. Si nous ne l'avions pas fait, d'autres l'auraient fait. Milosecic, bien sûr ! » Certains moments sont pathétiques, au-delà de l'ironie, de l'ennui et de la confusion de se découvrir dans un lieu qui est un des coeurs de l'alliance occidentale, en présence d'une telle matière intellectuelle. C'est, par exemple, ce moment où Jamie Shea lit soigneusement, article par article, les articles de la Constitution yougoslave que Milosevic serait en train de violer par son comportement. Aux 21e et 23e jours de la guerre, deux grosses “bavures” sur le terrain (attaque d'un train et attaque d'un convoi de réfugiés kossovars par l'OTAN) mettent le service de l'information de l'OTAN (Shea) en grandes difficultés devant les centaines de journalistes présents.
• La troisième phase, c'est l'intervention des spin doctors de l'extérieur, les grosses pointures, les “mecs” rouleurs de mécanique, les durs de dur, ceux de Washington et ceux du 10, Downing Street (un peu, à peine, ceux de l'Elysée), parlant anglo-américain et mâchant du chewing-gum dans leur tête. Là, c'est le triomphe de l'offensive de communication, là où, effectivement, « on nous a vendu la guerre ».
A partir de ce canevas, nous allons faire quelques remarques sur ces “scènes de la vie ordinaire”, à Evere, au printemps 1999, pendant la guerre.
Certes, l'OTAN/Shea n'était pas prête. La raison est très simple : l'OTAN tant vantée, qu'on embrasse constamment pour mieux la tenir enfermée, est un fameux bouc-émissaire. Quand les choses vont mal, comme à Evere-Kosovo au printemps 1999, tout le monde dira en finale que c'est de la faute de l'OTAN. La malheureuse OTAN n'a rien d'autre à faire qu'à subir, car elle n'a pas les moyens de faire autre chose. Dans la logique de cette situation, tous les membres qui ne cessent de lui tresser des lauriers lui mesurent chichement ses moyens. Il faut voir l'ébahissement du poids lourd (au moins un quintal) Joe Lockhardt, porte-parole de Clinton, lorsqu'il rapporte : « J'ai 30 personnes qui travaille dans mon groupe [services du porte-parole], ici, à la Maison-Blanche. Alors, j'ai été choqué d'apprendre que Jamie Shea n'avait que 4 ou 5 personnes ... »
[Cette position initiale de Shea est d'une importance fondamentale. C'est à cause de ces difficultés initiales que le porte-parole de l'OTAN s'empara du thème du “génocide” dès que les premiers réfugiés se précipitèrent sur les routes du Kosovo. Cette idée de génocide, totalement outrancière, absolument démentie par les constats que l'on fit ensuite, allait influencer la stratégie, la politique, obliger à certaines décisions, amener à accroître décisivement certains soutiens (à l'UCK notamment) et finalement installer la situation si dommageable qui a suivi la guerre et dont on subit les conséquences aujourd'hui.]
Vis-à-vis des militaires du quartier-général SHAPE — c'est-à-dire vis-à-vis des Américains — Shea et l'OTAN ne sont pas mieux lotis. Ainsi le porte-parole de l'OTAN apprend-il en regardant la télévision de Milosevic, au 21e jour de l'offensive, qu'il y a eu une “bavure” majeure de l'OTAN (le train attaqué sur un pont). Il s'informe auprès de SHAPE, pour obtenir, après beaucoup de réticences, une confirmation partielle ; puis, un peu plus tard, un document prétendument décisif (un film dans un cockpit d'avion américain) qui s'avérera être un faux. Même désordre, mêmes réticences des militaires pour la deuxième bavure majeure (un convoi de Kosovars attaqué par erreur).
Shea est en grande difficulté. Il l'est à cause du système lui-même, qui se sert de l'OTAN mais ne ménage pas les chausse-trappes à l'Organisation. C'est alors qu'on décide de renforcer Shea. Les termes employés sont martiaux, comme si nous étions sur le théâtre des opérations : « Tony Blair et Bill Clinton décident d'envoyer des renforts à Bruxelles » Et le commentateur de Canal +, suivant le chemin tracé, commente : « En 48 heures, trente Top Guns de la communication débarquent à Bruxelles ».
Bref, Evere, c'est là que tout se passe, c'est là qu'on fait la guerre. Mais, certes, c'est une guerre très particulière. Le commentateur de Canal + observe que « pour Allistair Campbell, une bonne image vaut mieux que toute action politique ». Allistair Campbell, conseiller en communication de Tony Blair, est en effet déplacé à la tête des “Top Guns de la Communication”. Plus tard, en juillet, Campbell expliquera, résumant parfaitement l'enjeu d'Evere contre l'enjeu du Kosovo, que la bataille pour le Kosovo était gagnée d'avance, et que la vraie bataille, la plus indécise, c'était celle qui se livrait pour les esprits et les coeurs des citoyens des pays occidentaux engagés dans la guerre, pour ou contre la guerre.
Le document nous montre aussitôt les spin doctors. Il faut faire court, — des phrases courtes, des phrases-chocs, que Shea est prié de lâcher durant sa conférence de presse ; un thème chaque jour, si possible simple, frappant, bouleversant, avec un peu de folie sadique (des viols collectifs, des Kosovars forcés de donner leur sang). Un conseiller de Clinton, Jonathan Price, expédié sur place (à Bruxelles) : « Trouver le mot juste, qualifier ces exactions, constamment diriger les journalistes vers ces sujets, exposer ces faits du mieux que nous pouvions alors que nous n'étions pas sur le terrain. » Et la réalité ? Le commentateur de Canal : « Ces affirmations sont basées sur des témoignages de réfugiés, invérifiables, elles ne seront jamais confirmées. » Aujourd'hui, bien entendu, la réalité est à peu près connue. On sait que ces rêcits relevèrent pour l'essentiel du phantasme, de la rumeur, de l'erreur humaine et ainsi de suite. Mais seul compte l'instant et ce qui est dit dans l'instant, et l'effet obtenu dans l'instant. « Les vendeurs de guerre ont réussi leur coup », explique le commentateur.
Le mot de la fin, sur ces activités et sur les techniques employées, on le tient de Jamie Rubin, porte-parole d'Albright. Il est interrogé sur le résultat des frappes au Kosovo : 14 chars détruits confirmés, alors qu'on en avait annoncé plus de 100, peut-être 150. Constat intéressant : Rubin ne nie pas (au contraire du Pentagone, par exemple) que le véritable “score” soit de 14 chars détruits. Et alors? Semble-t-il dire. Il conclut : « But it works! » Autrement dit : les gens ont marché, ils y ont cru, l'affaire est bouclée. Le maître-mot de Rubin, c'est “creativity” : les spin doctors doivent en montrer, tout comme les journalistes eux-mêmes.
Nous ne sommes plus dans le monde de l'information (journalistes), nous sommes dans le monde des “créateurs d'événements” (publicitaires). Dans son livre Dans les griffes des humanistes, Stanko Gerovic, dissident serbe et journaliste à Radio France International, remarque : « Les médias occidentaux savent désormais si habilement occulter la réalité qu'ils créent l'illusion qu'on peut mener une politique tout en la niant. » Gerovic nous rappelle opportunément que les spin doctors ne sont pas seuls. La situation n'est pas si simple qu'elle le serait s'il s'agissait simplement de propagande, avec le rapport du fort (l'État autoritaire) au faible (la presse aux ordres). « C'est bien plus subtil que de la propagande », disait-on plus haut ; nous nuancerions : c'est bien plus compliqué que de la propagande.
Comment peut-on synthétiser et classifier l'analyse de cette période de la “guerre d'Evere”, au travers du documentaire que nous avons détaillé? Nous avons déterminé trois tendances, trois attitudes différentes et complémentaires, et l'ensemble devrait effectivement tracer le tableau dans lequel les événements d'Evere ont évolué. Ces trois attitudes sont les suivantes :
• Le front et l'arrière.
• L'indifférence pour la réalité : cloisonnement et professionnalisme.
• L'esprit critique dans les bornes du conformisme.
Le premier point est la question du front et de l'arrière. Lors de la Grande Guerre, à cause de la stratégie d'un front quasiment immobile avec ses tranchées, la distinction et l'identification entre le front et l'arrière pouvait aisément être faite et c'est de ce temps-là que date la distinction. Dans le cas de la guerre du Kosovo, on reprend cette distinction, mais en l'inversant. Allistair Campbell nous le laisse clairement entendre lorsqu'il dit, en juillet 1999, que la guerre que menait l'OTAN au Kosovo ne pouvait être perdue, qu'en un sens elle était jouée d'avance, presque comme s'il eût été inutile de la faire, parce que la puissance de l'OTAN ne pouvait évidemment souffrir le moindre soupçon de défaite face à la Serbie ; que la vraie guerre, finalement, c'est bien la “guerre d'Evere”. Ainsi le front s'est-il déplacé à Evere, et l'“arrière” de la guerre, c'est le Kosovo. Il y a une transformation psychologique remarquable qui a certainement contribué à donner à ce conflit cette impression d'irréalité si remarquable. La décision extraordinaire pour les alliés de tout faire pour éviter la moindre victime du côté allié, la tactique du zéro-mort, participe également à cette démarche : cette décision a évidemment pour but de renforcer, dans la “guerre d'Evere”, le parti des spin doctors.
Ce phénomène est marqué dans le documentaire de Canal +, notamment dans les commentaires qui l'accompagnent. Il est éclatant dans le tournant de cette “guerre d'Evere”, lorsque le commentateur décrit comme pathétique l'état de la communication de l'OTAN et annonce la décision du “haut commandement” de la guerre de la communication : « Tony Blair et Bill Clinton décident d'envoyer des renforts à Bruxelles. » Les termes sont complètement militaires, dans ce cas comme dans nombre d'occasions (les “Top Guns de la communication”), et c'est d'ailleurs dans la logique de la démarche constante des milieux de la communication, qui raisonnent effectivement en termes militaires (la “stratégie” d'une “campagne” publicitaire). La guerre au Kosovo devient secondaire. Elle tend à prendre une place annexe, une place complémentaire. On en vient à se demander s'il s'agit vraiment de la guerre. On en vient à s'interroger, comme le poilu de 1914 dans sa tranchée, qui s'interrogeait plutôt sarcastiquement: “tiendront-ils ?” C'est-à-dire, transcrit en termes militaires: effectueront-ils leurs missions selon ce qu'on en attend, zéro-mort du côté allié, pas de “bavures” médiatiquement désastreuses (c'est-à-dire, pas d'incidents collatéraux avec présence de la TV pour en faire la publicité ; on ne parle pas ici en termes humanitaires, pour éviter trop de pertes à l'adversaires; on parle en termes d'efficacité et d'image: il ne faut pas d'incidents médiatisés allant contre le plan prévu).
Ce phénomène qui transporte le front à l'arrière et fait du front l'arrière, entraîne sur le nouveau “front”, à Evere, l'esprit même de la guerre en train d'être menée, et c'est l'esprit absolument, totalement partisan, on dirait même: l'esprit vitalement partisan (quand on doit gagner une guerre, on se trouve devant une fonction vitale). Il s'ensuit le deuxième point, qui est l'indifférence totale pour la réalité, ce qui fait en général le principal matériel pour déterminer la vérité: la recherche de la vérité, démarche nécessairement objective, n'a pas sa place puisqu'on est par nature partisan. Il n'y a pas là, en aucune façon, la moindre détermination, le moindre plan, encore moins, le moindre machiavélisme (on n'est pas contre la réalité/la vérité, on y est indifférent). Il n'est d'ailleurs plus question du fond (qui a raison? Que nous enseignent les informations venues de la guerre? Pourquoi cette guerre? Est-ce la bonne façon de faire cette guerre? Et ainsi de suite). Il n'est plus question que des moyens, de la méthode, du “comment” : comment faire passer ce message, comment illustrer le plus favorablement ce que fait l'OTAN (pour les spin doctors); comment débusquer l'erreur de la communication, comment prendre le porte-parole en flagrant délit d'approximation (pour les journalistes). L'enquête habituelle, le constat et le rapport de la réalité, le commentaire qu'on en fait, qui sont les activités habituelles du journaliste, sont remplacés par le professionnalisme et le cloisonnement du travail: il s'agit, pour les journalistes, de surveiller le travail des spin doctors et éventuellement de les prendre en flagrant délit de faiblesse professionnelle (comment ils ne sont pas assez convaincants, comment il ne nous vendent pas assez bien leur salade, etc); il s'agit de s'attacher à chaque détail du jour, celui que nous servent les spin doctors, et de jauger leur professionnalisme dans ce cadre. Il y a longtemps que la réalité du monde (de la guerre) n'est plus le problème central, naturellement, et si on la rencontre, c'est accidentellement, “professionnellement”.
Ainsi distingue-t-on déjà le troisième point parce qu'il est inévitable, et il est essentiel, — car, finalement, c'est ce qui distingue la guerre du Golfe de la guerre du Kosovo: la complicité des journalistes. En s'installant à Evere, les journalistes ont accepté les règles des spin doctors, c'est-à-dire les règles du conformisme, nullement en témoins trompés mais en acteurs complices. Ils suivent la performance de Shea avec le coup d'oeil professionnel, plutôt critique (« Jamie est un universitaire », s'exclame Rozensweig, et cela dit tout, notamment le manque de souplesse et de vigueur de Shea); ils apprécient les performances des nouveaux-venus, les spin doctors de la bande à Campbell, qui leur vendent enfin la salade qu'ils attendent, et ils la vendent, comme on dit, et le terme est bienvenu, — sans bavures.
Lorsqu'un journaliste (anglais, sans aucun doute, pour avoir ce ton péremptoire) s'adresse à Jamie Shea pour lui dire (c'est au moment de la deuxième bavure, celle du 23e jour de l'offensive, celle du convoi kosovar attaqué par erreur) : « Désolé Jamie, mais, cette fois, vous ne vous en tirerez pas comme ça. Nous comprenons que vous vouliez laisser cela, cet échec, derrière vous, mais il n'y a qu'un moyen : nous dire tout ce que vous savez. » (Le paradoxe tragi-comique est que Shea ne sait rien, les militaires de SHAPE jouant le jeu de leur côté.) En fait, on a moins l'impression d'un enquêteur à la recherche de la réalité d'un point particulier pour parvenir à la vérité générale, que d'un censeur (de lycée) réprimandant l'acteur (l'élève) qui a laissé la pièce transgresser ses rêgles (c'est la bavure), et ainsi déranger l'agencement général. La dénonciation de la bavure ne sert en aucun cas à établir (rétablir) une réalité au service de la vérité, elle sert à rappeler les règles qui régissent l'appréciation conformiste du monde à laquelle les journalistes sont totalement, professionnellement, et, l'on dirait encore plus, moralement partie prenante. Les journalistes sont, encore plus que les spin doctors, les principaux combattants de cette “guerre d'Evere”. Au contraire de la guerre du Golfe où ils avaient été manipulés, ils ont été, en cette occurence, du côté des tireurs de ficelle.
Maintenant (en guise de conclusion disons), il s'agit d'être sérieux. Lorsque le commentateur très style-Canal, voix métallique, banalités péremptoires, commente l'arrivée de Tony Blair à l'OTAN, Tony venu « remettre de l'ordre dans la communication de l'OTAN », il faut finalement en arriver à se pincer. Ainsi, on devrait réaliser où l'on est et de quoi l'on parle, et ce qui est dit. Le présentateur-Canal nous parle et nous présente les choses en termes pompeux, enthousiastes et sourcilleux, c'est selon, comme s'il décrivait le comportement de Napoleon à Austerlitz, — c'est-à-dire, que l'on aime ou pas Napoléon, le comportement du génie stratégique. Dans le cas de Blair et compagnie, c'est au niveau de la parole qu'on nous invite à reconnaître ce qui semble un comportement assimilable au génie stratégique de Napoléon à Austerlitz. Justement, il y a les paroles, c'est-à-dire le contenu.
Ce que nous dit Blair, finalement, c'est le mensonge plus court, plus péremptoire en un sens (voilà ce que nous montre le documentaire, tous comptes faits). Du coup, le regard plus clair, l'on comprend à qui l'on a à faire. (L'on se prend à noter que Campbell pourrait aussi conseiller à Blair, pendant qu'il y est, de changer, et de tailleur, et de chemisier et de coiffeur). Alors, quel est le gênie de Blair? Le mentir-court, le mentir-Fleet Street? Il ment plus court que les autres, donc il distance les autres? (Et le plus fort, et cela situe l'esprit de nos dirigeants et la confusion où ils évoluent, notre certitude est que, lorsqu'il parle et qu'il est emporté par l'atmosphère, Blair ne doit pas se voir mentir, il a l'impression de parler vrai. « Our cause is just » : effectivement, une phrase si courte ne laisse guère de place au mensonge.)
Pour autant, le lieu commun reste le lieu commun. Nous dire que « our cause is just » et que « nous faisons cette guerre et nous allons la gagner » (Blair dixit), cela n'a pas vraiment de quoi bouleverser, et cela ne distingue pas de façon décisive notre époque de celles qui ont précédé; un truc comme « la route du fer est coupé », ou bien « nous gagnerons parce que nous sommes les plus forts », ou bien encore « la mobilisation n'est pas la guerre », aurait eu certainement sa place à Evere. Non, ce qui nous inquiète, c'est que ces 400, 500 journalistes écoutent cela, presque religieusement, et semblent y croire, et y croient finalement, et, un an ou deux ans plus tard, vous font des émissions qu'ils ponctuent d'un “chapeau”, ou d'un “Bien joué”. Nous allons devoir vivre avec ce doute formidable concernant cette profession si importante des journalistes.
Nous devons aussi nous rassurer. Finalement, la guerre d'Evere n'a pas été une intense machination, une formidable machine de désinformation, une incroyable campagne de propagande subtile, « quelque chose de bien plus subtil que la propagande », non. Ces explications sont plus accessoires qu'on croit, même si elles ont leur place et si l'on doit en tenir compte. C'était simplement la traditionnelle, l'habituelle, la lourde et légère à la fois, la sottise bien-connue, multipliée par les moyens fantastiques de la technologie et de la communication. C'était « Bouvard and Pécuchet at war », mais en moins bourgeois, en moins flaubértien, en plus high tech, plus hip hop. Rassurez-vous, c'est toujours Bouvard et Pécuchet. Il y a quelque chose comme la constance et la continuité de la tradition.