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29 octobre 2004 — 100.000, le chiffre est net et d’autant plus impressionnant. Le spécialiste américain de l’Irak
Roberts et Burnham sont les deux auteurs d’une étude réalisée sous les auspices de la célèbre Johns Hopkins Bloomberg School of Public Health de Baltimore (Maryland), en coopération avec des médecins irakiens appartenant au College of Medicine Al-Mustansiriya de l'université de Bagdad. Le tout est publié par le prestigieux magazine britannique The Lancet (accès payant). Un tel patronage est décisif pour le crédit d’une information dans un monde qui ne fonctionne que par référence conformiste. On observera qu’il a même convaincu Le Monde de faire sa manchette de l’information.
Bien entendu, ces précisions sur des pertes aussi considérables ont amené des réactions très vives. Au niveau politique, les Américains sont en général peu intéressés, comme d’habitude, et Tony Blair est une fois de plus l’objet des plus violentes attaques.
« The figures provoked a furious response last night in Westminster. Clare Short, the former cabinet minister who resigned over the war, said: ''It is really horrifying. When will Tony Blair stop saying it is all beneficial for the Iraqi people since Saddam Hussein has gone? How many more lives are to be taken? It is no wonder, given this tragic death toll, that the resistance to the occupation is growing.
» ''We have all relied on Iraqi body counts from media reports. That is clearly an underestimate and this shows that it was a very big underestimate. It is truly dreadful. Tony Blair talks simplistically about it getting better in Iraq. These figures prove it is just an illusion.''
» MPs said the assault on Fallujah expected after the US presidential election next Tuesday would add to the growing death toll among civilians. The figures are certain to provoke fresh demands at the Commons next week for Mr Blair to avoid further civilian deaths. »
Sur l’exactitude éventuelle de ces estimations, les auteurs de l’étude eux-mêmes restent très prudents. Pour en revenir à l’appréciation du spécialiste Juan Cole, on peut citer ceci de son commentaire :
« The report is based on extensive household survey research in Iraq in September of 2004. Les Roberts and Gilbert Burnham found that the vast majority of the deaths were the result of US aerial bombardment of Iraqi cities, which they found especially hard on ''women and children.'' After excluding the Fallujah data (because Fallujah has seen such violence that it might skew the nationwide averages), they found that Iraqis were about 1.5 times more likely to die of violence during the past 18 months than they were in the year and a half before the war. Before the war, the death rate was 5 per thousand per year, and afterwards it was 7.9 per thousand per year (excluding Fallujah). My own figuring is that, given a population of 25 million, that yields 72,500 excess deaths per year, or at least 100,000 for the whole period since April 9, 2003.
» The methodology of this study is very tight, but it does involve extrapolating from a small number and so could easily be substantially incorrect. But the methodology also is standard in such situations and was used in Bosnia and Kosovo.
» I think the results are probably an exaggeration. But they can't be so radically far off that the 16,000 deaths previously estimated can still be viewed as valid. I'd say we have to now revise the number up to at least many tens of thousand — which anyway makes sense. The 16,000 estimate comes from counting all deaths reported in the Western press, which everyone always knew was only a fraction of the true total. (I see deaths reported in al-Zaman every day that don't show up in the Western wire services). »
Quoi qu’il en soit de l’exactitude du chiffre, il faut surtout observer qu’il fait évoluer les pertes civiles irakiennes dans une dimension complètement nouvelle. (Il n’était jusqu’alors question que de 12.000 à 36.000 morts comme bornes minimale et maximale des estimations.) Cela va constituer un choc important, quant à la gravité du conflit irakien et, de façon plus complexe et plus profonde, quant aux méthodes de guerre des Américains, et de l’imitation de ces méthodes que prône un establishment militaire occidental fasciné.
Ce qui est désormais complètement en cause, c’est le concept de “guerre propre”, ou guerre de haute technologie et de haute précision. On voit confirmée l’idée, déjà apparue lors du conflit afghan, que les armes de haute précision démultiplient les pertes civiles adverses. Il s’avère en effet impossible d’identifier justement les cibles, si tant est qu’on puisse parler de “cibles” dans des conditions de guerre où le renseignement (c’est-à-dire l’identification) s’avère totalement catastrophique du côté américain. Si l’on ajoute les erreurs directes et la tendance à la saturation du feu des Américains, on arrive à des campagnes d’erreurs “de haute précision” (vous touchez de plein fouet une maison civile où se trouvent des civils innocents et causez de très graves pertes humaines totalement injustifiées). La haute technologie n’a pas changé les habitudes américaines et le carpet bombing de haute précision est dévastateur.
Aujourd’hui, les armes très précises (et à énormes capacités destructrices) sont capables de rendre les campagnes américaines largement aussi sanglantes, par exemple, que la campagne russe contre la Tchétchénie (les pertes tchétchènes n’ont jamais atteint 100.000 morts en 18 mois). Voilà qui va compliquer la tâche dialectique des censeurs de Poutine et admirateurs des Américains à la fois, type Glucksman ou Kouchner. Voilà qui va également contribuer à réduire encore un peu le crédit moral des Américains, déjà en lambeaux.
…Voilà enfin, et surtout, qui devrait faire réfléchir les grands stratèges qui ne jurent que par les hautes technologies et l’exemple américain pour nous promettre ces belles guerres humanitaires avec “frappes chirurgicales” et des pertes civiles réduites au minimum pour ne pas choquer les médias et les téléspectateurs. C’est un pas de plus dans le sens d’une révision radicale de nos conceptions postmodernes de la guerre.
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