2004-2019 : évolution en retour

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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2004-2019 : évolution en retour

14 juin 2019 – Je n’en ferai pas, nous n’en ferons pas une habitude : les textes des Archives-dd&e dont le premier a été mis en ligne hier ne seront pas l’objet d’une chronique nécessaire pour le commenter en détails (plus que le texte rapide de présentation). Mais l’on s’en doute : ce premier texte, je l’ai choisi parce que, à mon sens, il a une résonnance extraordinaire avec la situation présente, résonnance de contraste et de contrepied qui porte des explications fondamentales sur la situation que nous connaissons aujourd’hui... Par conséquent, ce premier texte est une publication d’archives, du passé, mais il a l’immense vertu d’être également d’une très-brûlante actualité.

Il a ravivé en moi des souvenirs “d’époque”. Ce que présente in fine ce texte derrière l’affirmation de la dès-idéologisation, c’est l’implication de facto d’une union des “dissidences”, de droite et de gauche, de tous les horizons. Ce souvenir-là me vient souvent à l’esprit, très vif, cette époque du début 2003 où des foules de millions de personnes dans les rues des capitales du monde entier, écoutaient Villepin à l’ONU et applaudissaient Chirac et la France (et un peu l’Allemagne) pour leur opposition à cette guerre infâme et relaps. (Je parle de l’Irak, of course.)

(A cette époque, les illusions furent grandes concernant la France qui fut bien plus grande qu’elle-même n’osait plus imaginer être puisqu’elle se contentait des combats contre la “bête immonde” dans des scrutins gagnés d’avance, – pauvre France, – mais France, à cet instant de l’Histoire, qui avait osé défier les USA sans s’en rendre compte, propulsé en étendard de la révolte. Les/nos dirigeants, Chirac en premier, effrayés, terrorisés de leur audace involontaire de ce défi lancé à l’American Dream de l’Empire, ces dirigeants français qui déjà songeaient à baisser pavillon à Très-Grande-Vitesse tandis que “Sarko l’Américain” pointait le bout de son nez. Le script était écrit.) 

La gauche et la droite d’opposition (antiguerre), extrêmement fournies des deux côtés, marchaient la main dans la main dans les rues ouvertes à la contestation, particulièrement aux USA où les paléoconservateurs et les libertariens de l’extrême-droite type-Antiwar.com étaient absolument en phase avec les très-nombreux progressistes de la gauche antiguerre, toute la gauche du parti démocrate. A ce moment, on pouvait croire à une vague qui emporterait tout. Après le choc de 9/11qui avait paralysé les USA et le monde occidental (mon futur bloc-BAO) et anesthésié les populaces, il y avait eu ce rugissement de “l’Empire” frappé au cœur de son hybris... Cette remarque vaut même s’il y a eu complot pour 9/11, comme si la direction américaniste ou ses mandants avait inconsciemment voulu s’asséner ce coup terrible pour éveiller en elle-même le sentiment suprême, – ce qu’on nommerait une sorte de “désir impérieux et définitif d’Empire universel” faisant l’Histoire, – ou bien, à l’inverse et pour en finir, une culture-Armageddon menant à la bataille finale entre le Bien et le Mal.

(J’irais même jusqu’à dire qu’il est assuré qu’il y a eu complot parce que l’inconscient collectif de la direction américaniste avait besoin de cette incitation au geste final, comme un drogué dans sa phase finale, prenant non pas une overdose mais une hyperdose...)

C’est en 2002 (et cela est révélé en octobre 2004 par Ron Suskind) que Kart Rove, conseiller de communication de GW Bush a les phrases fameuses que nous connaissons tous, – que nous devrions tous connaître : « ...Comme Karl Rove, chef de la communication de GW Bush, disant à Ron Suskind à l’été 2002 : “Nous sommes un empire maintenant et quand nous agissons nous créons notre propre réalité. Et alors que vous étudierez cette réalité, – judicieusement, si vous voulez, – nous agirons de nouveau, créant d’autres nouvelles réalités, que vous pourrez à nouveau étudier, et c’est ainsi que continuerons les choses. Nous sommes [les créateurs] de l’histoire... Et vous, vous tous, il ne vous restera qu’à étudier ce que nous avons [créé].” »

Vous comprenez qu’à ce moment, l’union évoquée plus haut se fait naturellement, droite et gauche confondues, tous les pays du monde emportés, contre ce qui est perçu comme une gigantesque attaque contre l’ordre du monde, un emportement maniaque, ce que je traduis par une manifestation furieuse et nécessairement aveugle du “déchaînement de la Matière”. C’est un Moment crucial, mais il s’avère que ce n’est pas le Moment décisif... Le Système, qui s’est inoculé à lui-même son hyperdose (9/11) est lancé pour fracasser le monde. Il se décrit à lui-même sa démarche dans un simulacre global et suprême, et son action est explicitée, justifiée, communiquée d’une façon totalement virtualiste. Le réflexe de vie de la dissidence par millions est nécessairement antiSystème, bien avant qu’on n’emploie l’expression ; mais ce n’est qu’un constat, et ni une bataille ni même une conscience de la guerre qui s’engage sous le signe du Delenda Est Systemum.

La pente aurait suivi et se serait poursuivie sur la voie tracée si l’obtus & borné John McCain avait été élu en 2008 ; ce fut Barack Obama, au contraire. Je suis sûr qu’en machinant cela, le Système, c’est-à-dire le diable, se croit malin ; vous pensez, le premier président africain-américain des USA, quelle vista ! Même Dieu, ce bravache fort-en-gueule, n’y aurait pas pensé... Ce en quoi il [le diable] confirme qu’en toutes choses, « il ne peut s'empêcher de laisser échapper toujours quelque sottise, qui est comme sa signature... » (Guénon, on l’aura deviné).

L’habile et si cool Obama ouvrit une énorme écluse qui retenait l’essentiel du réservoir de colère et de désordre, choses que n’aime guère le Système. D’une part, il poursuivit les guerres de GW Bush/neocon, mais avec style et un Prix Nobel d’avance (Prix Nobel 2009 pour la Paix, le diable en fait trop) ; et, par-dessus tout, chapeau l’artiste, un sens remarquable du contrepied de l’irresponsabilité (sourire éclatant : “C’est pas moi, c’est les autres”) qui en fit l’inspirateur indirect de la création de multitudes de narrative (*). D’autre part et surtout, et essentiellement (la digue en question), il déclencha la terrible marée de l’événement sociétal-progressiste pour faire exploser la société du bloc-BAO et ouvrir la voie royale au président-bouffe, The-Donald, spécialiste de désordre-bordel en tous genres. Littéralement, comme d’un coup de baguette magique, Obama transmuta Washington D. C. en “D.C.-la-folle”, installant la “guerre civile froide” au cœur de l’Empire. 

Autant le dire d’ores et déjà et à jamais : jamais justement, en 2004, lorsque ce texte parut dans dd&ejamais je n’aurais imaginé cela. C’est dire combien les événements suprahumains ont bien plus d’audace, de puissance et d’imagination intuitive que vous, que nous, pauvres mortels...

Pour les guerres extérieures continuées et multipliées (Ukraine, 2014 comme “épisode-pilote” à retardement et archétype-paroxystique de la série) , le “règne” d’Obama inspira, comme une sorte de “Campagne des cent narrative” (« Laisser cent narrative s'épanouir... »), autant de narrative qu’il y avait d’événements à fictionnaliser et de fictions à événementialiser, selon une véritable production en série, avec un souci presque de pure esthétique excluant naturellement avec mépris toute allusion jugée obscène à la réalité qui en fut ainsi pulvérisée. Mais l’essentiel de l’effort porta sur l’attaque sociétale, qui opérationnalisa la totale désintégration des domaines psychologique et social dans le cadre de la réalité désintégrée, avec une vaste palette allant de l’antiracisme au féminisme, avec tous les dégradés, les mille nuance d’arc-en-ciel, sous l’empire rythmé d’une bienpensance instituant une magnifique et impériale catégorie dominante de la pathologie psychiatrique.... Sans perdre une poussière de ses immenses vertus, Obama s’affirme comme le Diviseur-Inspirateur d’une explosion psychologique et sociale résultant dans la résurgence de toutes les divisions politiques, haines, rancœurs, insupportabilités, mépris, arrogances. 2019 est à cet égard l’exact contraire de 2004 comme je l’ai rapporté, ces dates étant prises symboliquement pour correspondre à la structure du récit.

On remarque que les motifs extérieurs de révolte, les guerres infâmes du gang-Bush, qui faisaient l’essentiel de la fureur du flux de l’époque 2002-2005, ont peu à peu, non c’est-à-dire très vite disparu de l’intérêt analytique des esprits. On se replie sur ses mille petits aménagements de la folie sociétale, sur l’intérêt complètement concentré sur nos précieuses petites personnes, sur nos prétentions complètement comblées et suffisantes, sur nos consciences merveilleusement et vertueusement satisfaites, et littéralement béates d’elles-mêmes. C’est une sorte de protectionnisme de la folie narcissique du bloc américaniste-occidentaliste, un protectionnisme-total qui proclame la fermeture des âmes et l’habillage sur mesure du prêt-à-porter de la satisfaction de soi. Une telle situation psychologique rend fou, il suffit du premier miroir venu...

La “dissidence” unie par millions de 2002-2004 n’existe plus, règne son contraire, la parcellisation à l’infinie de la division, de la confusion, du désordre, de l’antagonisme opérationnalisées par l’étrange Mister Trump, l’homme-des-tours comme pseudo-antidote anti-9/11. Ils diront aussitôt : le Système a vaincu l’antiSystème puisque l’antiSystème est atomisé ! Cela n’est pas juste, parce que le premier effet de cette nouvelle situation,  absolument  tsunami  psychologique, c’est l’installation de la démence générale, avec les mille nuances de la folie, à commencer sinon à concentrer presqu’exclusivement dans ses manifestations publique dans les directionsSystème, élitesSystème, bref tout le petit peuple des prestations de service-Système, la contre-pseudoaristocratie du Système. Aujourd’hui, la guerre en cours, qui succède à celle de 2004, concerne la mise en cause des racines même, de l’essence (en fait contre-essence) du Système.

Pour vaincre le Système tel qu’il s’est découvert en 2001, masque tombé, fureur étalée au grand jour, il fallait d’abord s’y opposer frontalement sous forme d’antiSystème avant la lettre en agrippant les événements bruts (guerre en Irak) ; mais il menaçait ainsi de se créer une sorte de bienpensance de l’antiSystème. Ce piège nous fut évité pare Obama-sans-le-vouloir, véritable porteur des messages du Ciel sans en rien savoir puisque replié sur l’arrogance des faux-traits d’un vertueux-diabolique ; Obama qui fut le détonateur secret et absolument inconscient, absolument satisfait de soi, de cette “Campagne des Cent atomisations” de la société. Ainsi fut mis en place et reste en place, comme dans un studio hollywoodien, le champ de ruines qui est le terrain de la bataille jusqu’au bout des véridiques antiSystème et l’étendard des jusqu’auboutistes de l’effondrement en cours, du Delenda Est Systemum..

L’idéologie ne règne plus. Sapiens-sapiens est l’idéologie de lui-même. L’effondrement du Système emportera tout, – cette partie de lui-même qui est un masque hideux, une puanteur sans fin, une pourriture de tout et du Rien final. Après, nous verrons...

 

Note

(*) Voir le Glossaire.dde sur le cas : « La narrative est la version éclatée et fragmentée du virtualisme. Le virtualisme étant de plus en plus déstructuré et en voie de dissolution, la formule est rattrapée selon un événement qui, brusquement, selon des conditions de communication qu’on croit favorable, est transformé en une narrative, c’est-à-dire en un une fable virtualiste limitée à l’événement lui-même et dépendant donc d’une déformation forcenée d’événements parcellaires et secondaires, eux-mêmes éclatés et déstructurés, et qui présentent la désagréable faiblesse de pouvoir brusquement se trouver contredits... »