2020 bien pire que 1983

Ouverture libre

   Forum

Il y a 2 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 5806

2020 bien pire que 1983

Scott Ritter, nouveau et intéressant (bien informé) collaborateur de RT.com, a donné hier  29 février 2020 un article qui doit retenir notre attention sur la question (le doctrine) de “l’usage en premier du nucléaire”. C’est une question essentielle que cette doctrine puisqu’elle détermine de fond en comble toute la stratégie nucléaire des deux principales puissances nucléaires (USA et Russie), puisque c’est à elles deux essentiellement sinon exclusivement qu’est posée la question de l’emploi de cette doctrine, – dont on jugeait en général, depuis la Guerre froide qu’elle était implicitement ou explicitement rejetée par ces deux principales puissances. Mais l’attaque 9/11 a tout changé et posé fermement et de façon visible, dans une ambiguïté jusqu’alors latente, la question de l’emploi du nucléaire en premier.

Très récemment, plusieurs faits principalement ont alarmé la Russie par rapport à l’évolution ou à la planification du Pentagone.

• Le premier est un exercice de planification d’un affrontement nucléaire (un “jeu de guerre”), auquel assistait le secrétaire à la défense US Esper, dans lequel l’“ennemi” n’était pas désigné comme c’est la coutume par un choix de couleur ou un nom inventé, mais le mot bien connu de “Russie”. Symboliquement, il s’agit d’un signal extrêmement agressif, qui a  alerté fortement les Russes.
• En même temps, on sait que les USA mettent au point et déploient des armes nucléaires de tactiques de très faible puissance, ce type d’arme qu’on peut envisager d’employer, selon certains, sans déclencher une escalade nucléaire vers le stratégique d’anéantissement réciproque. (Les Russes sont évidemment en complet désaccord.)
• Enfin, les Russes sont très inquiets à propos de l’exercice OTAN Defender 2020 qui est en train d’être préparé et exécuté dans des zones de l’OTAN proches de la frontière russe, et dont le scénario indique clairement qu’il s’agit d’un exercice qui prend  comme modèle une guerre contre la Russie, et qui est alors perçu comme  une provocation par la Russie.

Ce qui alarme particulièrement Ritter dans l’article ci-dessous, c’est une très récente audition au Sénat où le SACEUR (commandant en chef suprême des forces alliées [OTAN] en Europe), le général US Wolters, a affirmé être un “partisan enthousiaste” d’une « politique d’utilisation flexible du nucléaire en premier ». Cette déclaration s’est faite dans un cadre solennel, où il ne peut être question de “off-the-record”, de parole malheureuse ou maladroite ni rien de la sorte. On peut voir, à la lecture du passage qui décrit l’occasion, combien Wolters pèse ses mots et dit ce qu’il a complètement l’intention de dire, – sans qu’aucune correction, ni mise au point n’est venue, depuis, en atténuer toute la force de signification d’une volonté US d’utiliser le nucléaire en premier si les conditions sont “favorables”.

« C’est l'un des  dialogues les plus remarquables et les moins rapportés de l’histoire récente des auditions au Sénat. Au début de cette semaine, lors du témoignage devant la commission sénatoriale des services armés du général Tod Wolters, commandant des forces US en Europe [EUROCOM]et, simultanément commandant suprême des forces alliées en Europe [SACEUR], également chef militaire de toutes les forces armées de l'OTAN, le général Wolters a eu un échange court mais instructif avec la sénatrice Deb Fischer, républicaine de l'État du Nebraska.  
» Après quelques questions et réponses initiales portant sur l'alignement de la stratégie militaire de l'OTAN sur la stratégie de défense nationale des États-Unis de 2018, qui opérationnalise la riposte à ce que Wolters appelle “l’influence malveillante de la Russie” sur la sécurité européenne, le sénateur Fischer s'est enquis de la reconnaissance croissante de la part de l'OTAN du rôle important de la dissuasion nucléaire américaine dans le maintien de la paix. “Nous comprenons tous que notre force de dissuasion, la ‘Triade’[les trois composants opérationnels des forces stratégiques nucléaires US], est le fondement de la sécurité de ce pays”, a noté M. Fischer. “Pouvez-vous nous parler de ce que vous disent... nos partenaires de l'OTAN au sujet de cette dissuasion ?”
» Wolters a répondu en liant la dissuasion fournie à l'Europe par la ‘Triade’ nucléaire américaine à la paix dont a bénéficié le continent européen au cours des sept dernières décennies. Fischer a demandé si le parapluie nucléaire américain était “vital pour la liberté des membres de l'OTAN” ; Wolters a répondu par l'affirmative. Il est remarquable que Wolters ait établi un lien entre le rôle de la dissuasion nucléaire et les missions de l'OTAN en Irak, en Afghanistan et ailleurs en dehors du continent européen. La mission de l'OTAN, dit-il, est “d’étendre géographiquement la couverture de la dissuasion dans toute la mesure du possible pour parvenir à une paix plus assurée”.
» Puis vint la pièce de résistance de l'audience. “Quel est votre point de vue, Monsieur,” a demandé la sénatrice Fischer, “sur l'adoption d'une politique dite de non-utilisation du nucléaire en premier. Pensez-vous que cela renforcerait la dissuasion ?”
» La réponse du général Wolters est allée droit au but. “Sénatrice, je suis un partisan enthousiaste de la politique d’utilisation flexible du nucléaire en premier”. »

Ritter décrit dans son texte les préoccupations et les réactions des Russes, y compris lors d’une rencontre entre Wolters et le général russe Gerasimov, chef d’état-major général. Il est évident que le Pentagone est démangé, surtout depuis 9/11, un peu comme au temps du  général LeMay, par la perspective exaltante d’une attaque nucléaire stratégique en premier, – une “first strike”, –  de la Russie (URSS dans le temps), à laquelle il (le Pentagone) ajoute désormais la folie de l’autre côté du spectre, qui est l’utilisation, toujours “en premier” éventuellement, du nucléaire tactique sur le champ de bataille, en toute impunité, c’est-à-dire sans risque disent les planificateurs du Pentagone, de monter à l’extrême de l’échange stratégique de l’anéantissement réciproque. Les Russes ne partagent pas cette humeur joyeuse d’un Pentagone qui se demande constamment à quoi il sert s’il ne peut pas réaliser sa fiesta nucléaire et d’entropisation générale ; pour eux, pour les Russes, tout ce qui est nucléaire, même “mini”, conduit, via l’escalade, à l’anéantissement réciproque..

Dans son texte, Ritter fait appel avec une extrême justesse, pour la référence permettant de situer la gravité de la situation, non pas à la crise de Cuba de 1962 où les deux parties avaient une attitude de contrôle de soi dans leur conscience du danger/de la folie nucléaire, mais à l’épisode de l’exercice Able Archer de 1983. Cet épisode se situe dans la période 1981-1985, extrêmement sombre, marquée par des pics de tension extrême, dans la plus complète incertitude et l’angoisse d’un conflit nucléaire, – période brusquement interrompue par la désignation de Gorbatchev à la tête du PC de l’URSS le 9 mars 1985, aussitôt suivie d’effets (dès mai-juin 1985 et le départ du ministre des affaires étrangères de la Guerre froide Gromyko, remplacé par Chevardnadze).

Le sommet de cette période pleine d’angoisse et d’incertitude se situe entre septembre 1983 (destruction le 1erseptembre du Boeing 747 de la Korean Airlines par la chasse soviétique) et novembre 1983 (déploiement des premiers euromissiles US en Europe, des Pershing II et des Glicom). C’est justement en novembre 1983 qu’eut lieu Able Archer qui comprenait un exercice de simulation de guerre nucléaire organisé par l’OTAN et auquel devait participer les chefs d’État et de gouvernement concernés.

Les circonstances sont extrêmement complexes et ambiguës, même pour les divers services de renseignement, avec notamment l’intervention d’un transfuge du KGB (Oleg Gordievski) dont le message central était : “Attention, ne faites rien qui puisse être pris pour une provocation ou la préparation d’une vraie attaque, la direction soviétique, complètement gérontocratique, faite de vieillards terrorisés, pourrait ordonner une riposte nucléaire contre ce qu’elle croirait être une attaque”. Thatcher et Reagan furent très attentifs à cet avertissement, malgré le scepticisme de certains factions du renseignement. A l’époque courut le bruit que Reagan avait ordonné l’abandon de certaines phases de simulation d’une guerre nucléaire pour ne pas affoler les vieillards du Kremlin. (*)

L’analogie est valable aujourd’hui pour les positions et la perception des intentions. Les Soviétiques hier, comme les Russes aujourd’hui, craignaient et craignent une attaque nucléaire US de “première frappe” sinon l’emploi inconsidéré du nucléaire. La différence complète est dans les attitudes psychologiques des uns et des autres : en 1983, l’absence de contrôle de soi était sans aucun doute du côté de l’URSS, et les USA ne cherchaient pas à avoir une attitude provocatrice, même si leur politique était offensive ; aujourd’hui, ce sont les Russes qui montrent de loin le plus grand contrôle d’eux-mêmes, tandis que la désorganisation, le fantasme belliciste et l’irresponsabilité, le simulacre sont tous et massivement du côté d’un équilibre psychologique US totalement brisé et d’un pouvoir US complètement fractionné. Plus encore : la pathologie de 2020 est beaucoup plus grave que celle de 1983, en plus du grand âge de la direction soviétique : les militaires US et leurs divers soutiens ne cessent de rêver d’une guerre nucléaire pour écraser la Russie, tandis que les vieillards du Kremlin de 1983 étaient terrorisés par l’appréhension d’une attaque nucléaire US qui n’était certainement pas envisagée.

 

Note

(*) Nous disposons d’une très abondante documentation sur cet épisode, avec la publication d’un long historique de la CIA sur cette crise. La Fédération des Scientifiques Américains, qui publia ce document déclassifié en 1998, exprima ce commentaire extrêmement sévère pour la CIA :

« La monographie de Fischer inverse publiquement la position officielle de la CIA selon laquelle les "préoccupations" de Moscou n'étaient que de la désinformation. C'est un aveu extraordinaire, à un moment où la CIA tente encore d'expliquer pourquoi elle n'a pas reconnu la mort imminente de son ennemi soviétique. Elle reconnaît maintenant qu'elle n'a pas réalisé que l'Union soviétique se préparait à une guerre nucléaire totale pendant la majeure partie de 1983-1984. On peut difficilement imaginer deux "oublis" plus flagrants. Quelle autre institution pourrait survivre à un échec aussi profond de sa mission ?»

On trouve le texte complet de cette monographie déclassifiée par la CIA sous le titre “Soviet War Scare” les 19 septembre 2003 et 20 septembre 2003.

dedefensa.org

_________________________

 

 

Threat of a nuke war at its greatest since 1983

When the Commander of NATO says he is a fan of flexible first strike at the same time that NATO is flexing its military muscle on Russia’s border, the risk of inadvertent nuclear war is real.

US Air Force Gen. Tod D Wolters told the Senate this week he “is a fan of flexible first strike” regarding NATO’s nuclear weapons, thereby exposing the fatal fallacy of the alliance’s embrace of American nuclear deterrence policy. 

It was one of the most remarkable yet underreported exchanges in recent Senate history. Earlier this week, during the testimony before the Senate Armed Services Committee of General Tod Wolters, the commander of US European Command and, concurrently, as the Supreme Allied Commander in Europe (SACEUR) also the military head of all NATO armed forces, General Wolters engaged in a short yet informative exchange with Senator Deb Fischer, a Republican from the state of Nebraska.  

Following some initial questions and answers focused on the alignment of NATO’s military strategy with the 2018 National Defense Strategy of the US, which codified what Wolters called “the malign influence on behalf of Russia” toward European security, Senator Fischer asked about the growing recognition on the part of NATO of the important role of US nuclear deterrence in keeping the peace. “We all understand that our deterrent, the TRIAD, is the bedrock of the security of this country,” Fischer noted. “Can you tell us about what you are hearing…from our NATO partners about this deterrent?

Wolters responded by linking the deterrence provided to Europe by the US nuclear TRIAD with the peace enjoyed on the European continent over the past seven decades. Fischer asked if the US nuclear umbrella was “vital in the freedom of NATO members”; Wolters agreed. Remarkably, Wolters linked the role of nuclear deterrence with the NATO missions in Iraq, Afghanistan and elsewhere outside the European continent. NATO’s mission, he said, was to “proliferate deterrence to the max extent practical to achieve greater peace.”

Then came the piece de resistance of the hearing. “What are your views, Sir,” Senator Fischer asked, “of adopting a so-called no-first-use policy. Do you believe that that would strengthen deterrence?

General Wolters’ response was straight to the point. “Senator, I’m a fan of flexible first use policy.

Under any circumstance, the public embrace of a “flexible first strike” policy regarding nuclear weapons employment by the Supreme Allied Commander in Europe should generate widespread attention. When seen in the context of the recent deployment by the US of a low-yield nuclear warhead on submarine-launched ballistic missiles carried onboard a Trident submarine, however, Wolters’ statement is downright explosive. Add to the mix the fact the US recently carried out a wargame where the US Secretary of Defense practiced the procedures for launching this very same “low yield” weapon against a Russian target during simulated combat between Russia and NATO in Europe, and the reaction should be off the charts. And yet there has been deafening silence from both the European and US press on this topic.

There is, however, one party that paid attention to what General Wolters had to say–Russia. In a statement to the press on February 25–the same date as General Wolters’ testimony, Sergey Lavrov, the Russian Foreign Minister  stated  that “We note with concern that Washington’s new doctrinal guidelines considerably lower the threshold of nuclear weapons use.” Lavrov added that this doctrine had to be viewed in the light “of the persistent deployment of US nuclear weapons on the territory of some NATO allies and the continued practice of the so-called joint nuclear missions.

Rather than embracing a policy of “flexible first strike”, Lavrov suggested that the US work with Russia to re-confirm “the Gorbachev-Reagan formula, which says that there can be no winners in a nuclear war and it should never be unleashed.”This proposal was made 18 months ago, Lavrov noted, and yet the US has failed to respond.

Complicating matters further are the ‘Defender 2020’ NATO military exercises underway in Europe, involving tens of thousands of US troops in one of the largest training operations since the end of the Cold War. The fact that these exercises are taking place at a time when the issue of US nuclear weapons and NATO’s doctrine regarding their employment against Russia is being actively tracked by senior Russian authorities only highlights the danger posed.

On February 6, General Valery Gerasimov, the Russian Chief of Staff, met with General Wolters to discuss ‘Defender 2020’ and concurrent Russian military exercises to be held nearby to deconflict their respective operations and avoid any unforeseen incidents. This meeting, however, was held prior to the reports about a US/NATO nuclear wargame targeting Russian forces going public, and prior to General Wolters’ statement about “flexible first use” of NATO nuclear weapons.

In light of these events, General Gerasimov met with French General Fançois Lecointre, the Chief of the Defense Staff, to express Russia’s concerns over NATO’s military moves near the Russian border, especially the Defender 2020 exercise which was, General Gerasimov noted, “held on the basis of anti-Russian scenarios and envisage training for offensive operations.”

General Gerasimov’s concerns cannot be viewed in isolation, but rather must be considered in the overall historical context of NATO-Russian relations. Back in 1983, the then-Soviet Union was extremely concerned about a series of realistic NATO exercises, known as ‘Able Archer ‘83,’ which in many ways mimicked the modern-day Defender 2020 in both scope and scale. Like Defender 2020, Able Archer ‘83 saw the deployment of tens of thousands of US forces into Europe, where they assumed an offensive posture, before transitioning into a command post exercise involving the employment of NATO nuclear weapons against a Soviet target.

So concerned was Moscow about these exercises, and the possibility that NATO might use them as a cover for an attack against Soviet forces in East Germany, that the Soviet nuclear forces were placed on high alert. Historians have since observed that the threat of nuclear war between the US and the USSR was at that time the highest it had been since the Cuban Missile Crisis in 1962.

US and NATO officials would do well to recall the danger to European and world security posed by the “Able Archer ‘83” exercise and the potential for Soviet miscalculations when assessing the concerns expressed by General Gerasimov today. The unprecedented concentration of offensive NATO military power on Russia’s border, coupled with the cavalier public embrace by General Wolters of a “flexible first strike” nuclear posture by NATO, has more than replicated the threat model presented by Able Archer ’83. In this context, it would not be a stretch to conclude that the threat of nuclear war between the US and Russia is the highest it has been since Able Archer ’83.

Scott Ritter