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160612 février 2011 — On connaît désormais l’analogie fameuse, entre USA-2011 et URSS-1989. Les événements en Egypte, la formidable puissance et le rythme exceptionnel de ces événements, la perception à la fois de leur caractère imprévisible pour nos jugements dépassés par la course furieuse de l’Histoire et du caractère inéluctable par contraste de la dynamique de ces événements, tout cela justifie au moins cette analogie lorsqu’on a à l’esprit le lien évident entre la situation de l’Egypte et le rôle formidable de ce pays dans le “glacis globalisé” du Système. Mais la chose est si impressionnante de puissance que l’on est conduit à s’interroger sur ce “89”,– s’agit-il vraiment de 1989, ne s’agirait-il pas plutôt de 1789 ? La question doit être considérée en ayant très présent à l’esprit, et nous nous en expliquerons plus loin, que ce “1789”-là n’est pas celui d’une “révolution”, fut-elle la grande Révolution Française, mais celui du basculement de la civilisation dans une “contre-révolution” avec le déchaînement de la matière…
Mais déblayons… Il y a ceux qui, en bons petits soldats du Système brandissant la vertu libérale de l’Ouest (voir notre “infamie à visage découvert” du 10 février 2011), jugent que la chute de Moubarak est la victoire rassurante des grands principes libéraux de l’Ouest, et une victoire personnelle du président Obama, héraut de la vertu multiculturelle de la modernité, disons version postmodernisée pour saluer encore une fois le premier président Africain-Américain de ce temple de la vertu démocratique et libérale que sont les USA.
Citons deux exemples, de commentateurs de qualité, qui entendent effectivement faire de la “révolution” égyptienne une grande nouvelle pour l’ordre occidentaliste-américaniste et ses “valeurs”. Obama y tient une place de choix, dans une analyse plutôt stratégique (Tindall) et dans une autre, plutôt selon notre idéologie moralisatrice (Tomasky).
• Le 11 février 2011 dans le Guardian, l’excellent commentateur Simon Tisdall proclame la “doctrine Obama”. Il implique par là que le président US a manœuvré d’une façon si habile et si audacieuse durant la crise qu’il a établi de facto une Grande Stratégie, c’est-à-dire une “doctrine Obama”.
«Hosni Mubarak has still not grasped how fundamentally the old political order is changing in Egypt and the Arab world – but it seems Barack Obama has.
»In a forceful statement after the Egyptian president's latest exercise in reality denial, Obama came off the fence following a fortnight of humming and hawing. If the choice is revolution or repression, democratic ideals and values or hard-nosed self-interest, then the US is officially on the side of the angels.
»This dramatic shift could in time have a bigger impact on the Middle East than the Egyptian uprising. In sharply criticising the Cairo government's prevarications, demanding it respect universal values, and stressing that his administration stands shoulder to shoulder with the demonstrators in Tahrir Square, the US president dramatically changed the way his country does business in the region. This was, to all intents and purposes, the proclamation of an Obama doctrine…»
• Notre deuxième “invité” est Michael Tomasky, rédacteur en chef du Guardian aux USA, Américain lui-même de tendance libérale (progressiste) et, sans doute, liberal hawk s’il le faut. Le même 11 février 2011, évidemment dans le même quotidien, Tomasky livre une analyse peut-être plus modeste (pour Obama) que celle de Tisdall, mais qui va évidemment dans le même sens. La gloire de BHO n’est pas loin, “around the corner” comme disait en mars 1930 le président Hoover de la reprise économique aux USA. Après avoir décrit le triomphe des “forces démocratiques” en Egypte, avec tous les avertissements et les réserves de prudence qui s’imposent pour la suite, Tomasky poursuit et termine…
«There's a long way to go from here, of course. This is a happy beginning, not a happy ending. But now, the US can and should start playing the less ambiguous role it took on, as of Thursday night. We need to be on the side of democracy and rights and freedoms, and stay on that side, and we do need to continue to be concerned with the positive aspects of regional stability to which Egypt has contributed. There are more needles to thread.
»Finally: no, I will not say that Obama deserves much credit for this. At the same time, I have no doubt in my mind that if President McCain had given a speech on democracy in Cairo 20 months ago and now this happened, the neocons and Fox News and the usual suspects would be calling it “the McCain Revolution” and baying about how it proved that a bold stance by an American president had made all the difference.
»I won't parrot that kind of inanity. I'll simply say that, from his Cairo speech until today, Obama has helped this process more than he's hindered it. And we didn't have to invade two countries, either. That's the right side – for him, and for us, the people of the United States. Now, we need to stay there.
»This is a great opportunity for the US, and all of the west, to help a people learn the habits of freedom, and for those habits to spread.»
…Effectivement, plaçons tout cela dans la perspective du discours du Caire de Barack Obama, en juin 2009. Une de nos relations amicales à la Commission européenne s’exclamait pour nous, il y a quelques jours : «Il est incroyable qu’Obama n’ait pas placé la réaction US aux événements d’Egypte dans la perspective de son discours de juin 2009 au Caire. Lorsqu’on relit ce discours, il s’agit d’un véritable appel à des mouvements comme celui qu’on voit en Egypte ! S’il y avait fait référence, Obama, quel argument il aurait eu, à quelle popularité il aurait pu prétendre ! Mais non, pas un mot, je n’ai pas entendu ou lu une seule fois une référence à ce discours…» A cette remarque fort juste, faite alors que l’administration Obama flottait une fois de plus entre le soutien critique à Moubarak et l’absence calculé d’engagement, nous répondîmes qu’à agir de telle façon Obama se serait révélé comme une sorte d’“American Gorbatchev” qu’il n’a jamais su être.
Toutes ces satisfactions plus ou moins mesurées de nos deux commentateurs Tindall et Tomasky du soi disant “rôle” d’Obama duranbt les événements d’Egypte sont marquées par un motif essentiel, clairement réalisé ou inconsciemment assumé. Il s’agit de sauvegarder le corpus moralisateur de la politique occidentaliste-américaniste, la narrative des “valeurs” libérales auxquelles se raccrochent aujourd’hui tout argumentaire qui entend protéger la cohérence et la cohésion d’un Système transformé en une énorme usine à gaz baptisée Titanic, et qui entend justifier son nom de baptême. (Seuls les intellectuels des salons de la Rive Gauche n’ont pas encore compris que cette tâche se place au-dessus de toutes les autres. Ils en sont encore au soutien inconditionnel d’Israël parce que les terroristes islamistes menacent le monde libre. Ils retardent d’un nombre respectable de guerres fabriquées.)
Voulant soigner son argument, Tisdall estime que l’Egypte est, pour Obama, le moment de la rupture avec le complexe militaro-industriel devant lequel il a systématiquement capitulé jusqu’ici, – la dernière capitulation en date étant l’Afghanistan. C’est joliment trouvé mais un peu court. Tout comme il est vrai que le discours du Caire avait des accents remarquables mais qu’il nous a été amplement montré depuis qu’Obama était, dans ses actes, exactement le contraire de ce que suggère sa rhétorique : de la prudence, encore de la prudence, toujours de la prudence…
Tout nous montre jusqu’ici qu’Obama, après les quelques premiers mois de sa présidence marqués de quelques audaces mesurées (dont le discours du Caire, justement), s’est finalement satisfait de son statut de prisonnier consentant du Système. Son comportement depuis le 25 janvier, vis-à-vis des événements égyptiens, ne nous montre en aucune façon qu’il ait changé. Quant à ses applaudissements devant la victoire de la “démocratie” le 11 février au Caire, ils sont tels qu’on pourrait dire qu’Angela Merkel, David Cameron, voire Sarko lui-même, sont aussi révolutionnaire et “gorbatchévien” que lui. Tous ces gens n’ont fait que voler au secours de la victoire ; si cela se comprend politiquement, c’est fort insuffisant pour y voir un comportement audacieux et de rupture. Le monde occidentaliste-américaniste n’a agi que par réflexe d'un jugement dépassé durant cette crise : regarder, effaré, les événements en cours, souhaiter que le statu quo ante en souffre le moins possible, proclamer ses “valeurs” humanitaristes, s’aligner finalement sur les effets indubitables de ces événements pour les embrasser… C’est bien insuffisant pour parler d’une “doctrine Obama” (ou “doctrine Ashton”, puisqu’on y est, puisque Lady Ashton n’a fait que répéter elle aussi qu’il fallait que le peuple fût entendu, ce qui fut fait).
La réalité égyptienne est ce ne sont pas les USA, ni personne d’autre, qui ont contrôlé les choses, ni ne les ont faites avancer là où elles ont été (ni les militaires égyptiens d’ailleurs, ni les Frères Musulmans, etc.). C’est la rue qui est le maître d’œuvre, “le peuple” si vous voulez, cette entité constituée pour l’occasion, ce rassemblement bientôt formé en système antiSystème et agissant effectivement avec ordre et coordination, – l’un et l’autre prodigieux, – pendant les 17 jours de la “révolution”, dans sa première phase. Jeudi matin, les USA croyaient avoir convaincu au forceps Moubarak de démissionner. Moubarak répondit par un bras d’honneur, désignant tout de même Souleiman comme son homme lige pour diriger en son nom. Jeudi soir et vendredi, la rue gronda, au bord du déchaînement, parce que ses revendications n’étaient pas satisfaites. La direction militaire, consciente par ailleurs des divisions en son sein, prit peur et intervint (politiquement, pas militairement, mais sans doute fermement) pour convaincre Moubarak de s’en aller, pour éviter la perspective épouvantable d’affrontements où elle-même aurait pu voler en éclats de l’intérieur, du fait de ses divisions. Moubarak s’exécuta et confia tous ses pouvoirs, non plus à Souleiman mais à l’armée. La messe était dite, la rue avait parlé (grondé) et la “communauté internationale” pouvait commencer à roucouler à propos de la démocratie.
Tout cela règle certes la question du rôle des USA, entre narrative et contestation de cette narrative. La narrative type-Tomasky concerne plus une question intérieure au Système, pour tenter de restaurer le statut de la personne placée à son sommet, dito le président Moubarak. C’est une question assez annexe à notre sens, l’importance du personnage (BHO) restant assez faible s’il n’a pas décidé de jouer un rôle “gorbatchévien”, ce que rien pour l’instant n’indique. Il s’agit d’une bataille d’“image”, de relations publiques, d’idéologie du parti des salonnards. A cet égard, la valeur d’un gadget sémantique comme “la doctrine Obama” a à peu près autant d’importance qu’eut la “doctrine Bush” d’imposition de la démocratisation au Moyen-Orient par la force. Dans tous ces cas envisagés, avec le peu d’effet qu’on observe dans le sens d’un rangement des relations internationales à l’avantage du Système, ce qui devrait être le but de la manœuvre, la question de la démocratisation est un exercice de pure sémantique interne au Système, sans aucun effet sur le processus en cours de sa dégradation et de son effondrement. Ce processus continue.
C’est dire que nous n’avons, dans cette approche centrée sur le seul rôle des USA et de son président, rien d’essentiel de l’analyse qu’il faut tenter de conduire du bouleversement égyptien, de la chute de Moubarak et de la mise en cause fondamentale de son propre système, qui est un sous-système dépendant directement du Système central. Pour tenter d’en saisir effectivement l’importance, il faut choisir d’autres points de vue que celui des idéologues et des publicistes de la cause humaniste et de la popularité du président des USA. Nous proposons à cet égard la démarche suivante.
Ce qui se passe en Egypte devrait, selon notre point de vue, être considéré de deux façons, l’une n’excluant pas l’autre mais au contraire la complétant. D’un côté, certes, et plutôt en dessous, c’est “1989”, en référence à l’effondrement du système soviétique en 1989. Il s’agit alors d’un pays qui fait sa “révolution”, laquelle consiste à tenter de se débarrasser, non pas d’une dictature, mais d’un sous-système dictatorial et de corruption imposé par la politique corruptrice et de force d’une superpuissance imposant son hégémonie, dans ce cas les USA agissant au nom du Système. (Comme, en 1989, l’URSS vis-à-vis de ses “satellites”, mais cette fois agissant au nom d’une spécificité trompeuse, le communisme. Nous disons “trompeuse”, car le communisme était présenté comme un système complet, dont l’élimination garantissait par antinomie la vertu de son “vainqueur”, le Système en général, ou américaniste-occidentaliste. En réalité, le système communiste dans sa forme bureaucratisée et sécurisée, et essentiellement quantitative, n'était qu’un avatar du Système général basé sur l'“idéal de puissance” et la modernité, et sa destruction ne constituait qu’une étape dans la bataille autour du Système, et une ruse mystificatrice éventuelle.)
Le destin de cette “révolution” type-1989 concerne l’Egypte elle-même, avec ses effets dans la région et dans les pays proches (le Moyen-Orient, les pays arabes). Il est d’essence politique, social, économique, culturelle, mais il peut se résumer à l’enjeu d’une perspective fondamentale. Il constituera un bouleversement important si cette “révolution” se poursuit et aboutit à une forme de re-légitimation de la direction égyptienne (quelle qu’elle soit) par les circonstances autant que par l’adhésion populaire, passant par la restauration de la souveraineté égyptienne. La chose est évidemment beaucoup plus importante que toute la rhétorique américaniste-occidentaliste autour de la démocratisation, les élections libres et “transparentes”.
Embrassée par le regard qu’il faut, et pour en venir à “1789”, cette “révolution” est un événement, selon la formule connue, “nécessaire mais pas suffisant” ; si l’on veut être plus juste et ajuster l’événement au deuxième volet, la “révolution” égyptienne est une étape “nécessaire mais pas suffisante”. Ce deuxième volet, c’est bien “1789”, mais considéré selon nos conceptions. Si 1789 marque la Révolution Française, elle marque surtout cette révolution comme l’un des trois événements fondateurs (avec la révolution américaine et la révolution du choix de la thermodynamique pour le développement industriel et technologique) de la “contre-civilisation”. Dans ce cas, la “révolution” égyptienne est une étape d’un “1789” qui est en réalité (voir notre F&C du 14 juillet 2010) un “contre-1789”, c’est-à-dire une dynamique métahistorique qui s’est dressée contre la dynamique déstructurante du Système au moment où cette dynamique devient autodestructrice, pour accélérer ce processus autodestructeur. Elle l’est d’autant plus qu’elle constitue un revers d’une extrême importance (de l’importance de ce pays qu’est l’Egypte, grand et important par la démographie, sa position stratégique de verrou, etc.) dans un ensemble qui était jusqu’alors considéré comme “sécurisé”, qui est le système de “glacis globalisé” de la puissance américaniste.
C’est essentiellement dans ce cadre conceptuel qu’il importe, selon nous, d’apprécier l’événement de la “révolution” égyptienne, pour lui donner sa véritable importance potentielle, celle qui en ferait un événement fondamental si elle se manifestait jusqu’à son terme et dans toutes ses conséquences. Dans ce cas, plus encore que de participer à l’effritement du système du “glacis globalisé” de la puissance hégémoniste américaniste, – mais tout en y participant, certes, – cet événement participe à l’effritement d’une des poutres maîtresses du Système général. Il se place dans une chaîne d’événements dont l’effet général est d’ébranler les assises du Système et tout son tissu à la fois économique, sécuritaire et stratégique. Cet ébranlement passe naturellement par la mise en cause du “‘glacis globalisé’ de la puissance hégémoniste américaniste”, mais cette mise en cause considérée du plus haut, et non plus comme un événement affectant seulement l’Egypte et le système des réseaux américanistes. Il y a de très fortes chances pour que cet événement de la “révolution” égyptienne, s’il se poursuit, ait des effets effectivement dans son domaine (les pays arabes, les pays du Moyen-Orient), mais aussi dans des domaines différents marqués par des situations d’antagonismes et d’affrontement autour du Système, dans le Système, et entre le Système et les forces métahistoriques qui affrontent le Système.
Nous voulons dire qu’il y a une logique presque mécanique d’enchaînement dynamique des différents niveaux d’analyse que nous proposons, qui les lie irrésistiblement les uns aux autres. S’il s’agit bien de “1989”, ce que cela nous semble être, il y a alors de très fortes chances pour que cela soit aussi “1789”. Nous nous trouverions dans le cheminement du bouleversement le plus fondamental… “89 ou 89” ? Plutôt “89 et 89”.