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435C’est la troisième fois que je la croise.
Même allure, mêmes vêtements sombres.
De bonne corpulence, taille au-dessus de la moyenne.
Le buste redressé sans avoir la démarche fière, elle déambule, faisant les cent pas non loin de ses trois sacs adossés les uns aux autres au pied d’un pilier.
Son regard ne fuit pas, il n’accroche rien, elle semble absorbée en elle-même.
Par moment, elle se frotte les mains, paume contre paume, pour se donner courage ou contenance car il ne fait pas froid. L’été tarde à mourir, l’automne peine à dorer les marronniers.
À intervalles réguliers, le quai s’emplit et se désemplit de personnes empressées de rejoindre leur travail ce lundi matin.
Elle ne consulte pas les tableaux d’affichage qui annoncent les directions des trains rapides pour la banlieue.
La vielle dame en noir et aux cheveux blancs a élu domicile pour quelques heures sous l’esplanade des Invalides, lestée de quelques effets qui débordent volontiers des cabas en plastique solide de la qualité qui permet le transport des gravats. L’un deux, béant, laisse voir des victuailles et une bouteille de soda entamée.
Elle n’aborde personne, ne demande rien et personne ne la voit.
Ce sera sans doute son premier hiver à la rue.
Cet Aylan-ci, échoué dans une gare souterraine de RER, est sexagénaire, son cœur palpite encore.
Quel récit pourrait inscrire cette femme sans voix dans un paysage de tunnel où rampent dans un bruit d’essieux qui crissent de grosses chenilles métalliques ?
Pas de territoire, pas de parole et pas de sens.
Pas de feu, pas de lieu.
Quel est le Michelet qui transfigurerait ce fragment humain post-industriel en figure du Peuple muet qui souffre et manque du souffle épique qui le reconstituerait et lui donnerait son tissu symbolique ?
Où est le Munch qui noterait sur une toile sans vibration sonore et sans pigment l’absence de cri de cette détresse nue sans angoisse, apathique et à elle-même absente ?
Seul le métal frotté au métal quand ralentissent les locomotives hurle.
Les passagers sont enfermés dans leur casque et leur écouteur, l’œil rivé sur un écran.
Affairés à annuler le temps pour rejoindre leur position d’objet dans l’immense machinerie bureaucratique qui dissout leur subjectivité et leur responsabilité.
Depuis fort longtemps les sociétés sont anonymes et l’armée des prolétaires enchaînés à leur service sont exclus eux aussi de noms propres.
Comment ouvrir l’espace et le temps et récuser la configuration des rapports entre l’ordre des discours et celui des états ?
Quelle colle poétique et noétique pour rassembler les ruines éparses des cités détruites et des sujets décentrés et schizophrènes ? Qui ne soit pas un pastiche néo-romantique ou rétro-fasciste ?
Quelle langue commune et quelles formes d’écriture pour éclairer le Réel d’éclats de vérité trop longtemps suspendue ?
Tenir ensemble hier et demain, nos corps dispersés par les bombes à fragmentation et nos pays explosés par les intrusions ciaesques et nsaesques, nos épopées échappées à la Méditerranée et hachées en une journée à Dublin.
L’homme fort, le Grand Satan de la légende du siècle passé, est devenu l’homme tronc, il a perdu ses deux jambes. Le dollar dérivé du thaler et du dirham dérivé deuxième du drachme ne restera plus d’ici peu qu’un fantomatique souvenir (1) et sa puissance militaire de la ferblanterie qui cède le pas à plus agile et plus déterminé.(2)
Je redoute et j’espère revoir lundi prochain la dame en noir à la station des Invalides.
Je pourrai lui dire que nous allons requérir Mahmoud Darwish et Victor Hugo pour nos futurs alexandrins.
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