A la recherche de la guerre

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A la recherche de la guerre

28 août 2009 — La guerre en Afghanistan devient un événement très intéressant dans sa diversité, qui prend la relève, en l’accentuant, du même événement qu’avait été l’Irak, mais finalement dans une dimension beaucoup plus large. Il s’agit de moins en moins de savoir si l’on “gagnera”, si l’on “perdra”, dans quelles conditions, ni même s’il y a un soutien populaire, s'il y a des intérêts stratégiques, des avantages, etc. Plus on “avance”, durant la guerre en Irak puis en passant de l’Irak en Afghanistan, puis dans la guerre en Afghanistan, plus on semble reculer dans la compréhension de l’événement qu’est “la guerre” dans notre époque si l'on s'en tient aux références classiques.

Les questions deviennent de plus en plus fondamentales, de plus en plus énigmatiques également, de plus en plus difficiles à nous conduire à des réponses. Quelles questions?

• Que se passe-t-il? Quelle sorte de guerre est la guerre d’Afghanistan?

• L’Afghanistan est-il une sorte de guerre dont les caractéristiques restent dissimulées, qu’il s’agit d’identifier? (Qu’il est très difficile d’identifier?)

• L’Afghanistan est-il une sorte de guerre inconnue jusqu’ici, qu’il s’agit d’identifier par reconstitution, comme on fait d’un puzzle après tout?

• Finalement, est-ce une guerre? Finalement, la guerre, cela existe-t-il encore? (Et quel est l’âge du capitaine, d’ailleurs?)

Ici, l’occasion d’évoquer toutes ces questions nous est donnée par le malheureux William S. Lind, l’homme de la G4G aux USA, dans un texte mis en ligne le 25 août 2009, sur le site Defense & National Interest. Nous disons “malheureux” Lind, comme nous donnerions ce qualificatif à un certain nombre d’autres commentateurs qui essaient de comprendre quelque chose à cette guerre qui semble si hermétique au bon sens, et conduite effectivement en dépit du bon sens – comme si le bon sens, en toutes choses, était devenu aujourd’hui un piège épouvantable pour la bonne continuation de la civilisation.

Lind tente donc de donner une nouvelle définition à la guerre d’Afghanistan: une “guerre d’épuisement”. Il y ajoute, pour expliquer cette identification, sa référence favorite à l’Allemagne durant la Première Guerre mondiale.

«The war in Afghanistan appears to have settled into the category Delbrueck called “wars of exhaustion.” If it remains there, the U.S. cannot win. The American people will become exhausted long before the Pashtun do.

»In this respect America’s situation is similar to that Germany faced in World War I. Germany knew she could not win a war of exhaustion. She therefore sought to turn it into a war of maneuver, successfully on the eastern front and almost successfully in the west in the spring of 1918 and also at sea with the U-boat campaign. The ultimate failure of the latter two efforts, an operational failure on land and, worse, a grand strategic failure at sea, meant the war of exhaustion continued. Exhaustion finally caused the home front to collapse in November, 1918.»

Lind discute donc de ce qu’il estime être la seule solution pour les forces US: tenter de transformer cette “guerre d’épuisement” en une “guerre de manœuvre”, où l’U.S. Army pourrait prendre l’avantage. A ce point, l’analogie avec la Première Guerre mondiale n’a plus de sens, parce que nous sommes dans une guerre de type G4G, avec une dimension opérationnelle qui est sans rapport avec la Grande Guerre. La solution offerte est que la transformation en “guerre de manœuvre” doit se faire aux niveaux “politique et moral”…

«At first sight, such a prescription appears pointless. The granular nature of a Fourth Generation battlefield, a granularity that encompasses not only the military but also the political and moral aspects of the conflict, would appear to render any military maneuvers above the tactical level irrelevant. Great operational encirclements like those in which the German Army specialized become swords cutting through the air.

»The fact that we cannot turn the Afghan war into a war of maneuver on the military level need not, however, be the end of the matter. Instead, it poses a new question: how might we turn this war of exhaustion into a war of maneuver on the political or moral levels? If we can succeed in doing either, or better both, we may still escape the certainty of defeat a continued war of exhaustion promises.»

…«[A] war of maneuver on the political or moral levels», cela implique une adaptation aux conditions sociales, ethniques et psychologiques de l’Afghanistan, et leurs manipulations dans un sens favorable aux “alliés” (aux USA). Par exemple, ne pas cataloguer tous les adversaires des “alliés” de “talibans”, parce que c’est loin d’être le cas, et ne pas les traiter comme tels. Ne pas croire que parce qu’il y a un gouvernement, il y a un Etat sur lequel on peut s'appuyer, ce qui n’est effectivement pas le cas en Afghanistan… Et ainsi de suite. Bref, il s’agirait de considérer l’Afghanistan autrement que comme un champ de bataille que ce pays n’est pas, mais comme un pays en crise, complètement déstructuré, qui est le théâtre d’une guerre insaisissable où les USA n’ont pas le meilleur rôle.

«The American senior leadership thus needs to undertake a serious and competent analysis of political and moral surfaces and gaps both in our opponent’s positions and in our own. Neither can be accomplished with blinders on. Both must be brutally honest.

»It is just possible that such an analysis might offer a roadmap for political and moral maneuver, which is what we require if we are to escape the war of exhaustion. There is, of course, no guarantee; the complexity of a Fourth Generation environment may mean the task is beyond our ability. We may also discover that we can identify some surfaces and gaps yet lack the capability to exploit the gaps. This occurs not infrequently in purely military wars of maneuver.

»I think nonetheless that this may be the most promising way forward. If it fails to identify political and moral gaps we can exploit with some hope of success, then logically it leads to the conclusion that we cannot escape a war of exhaustion and its inevitable outcome, our defeat. That too is useful, in that it should lead us to cut our losses and withdraw as soon as possible.»

“Malheureux” Lind, répétons-nous, car on a également l’impression que toute cette analyse a surtout pour but de pousser les militaires US a accepter de réfléchir à cette guerre, de “penser la guerre d’Afghanistan” pour ce qu’elle est… Conduire le commandement US à admettre que la transformation en “guerre de manœuvre” implique surtout de penser en termes politiques et autres («A short column cannot answer this new question; my purpose here is mainly to pose it. If, as I think it ought, it becomes the intellectual Schwerpunkt of the American high command, then I will have done my duty for one week, anyway.») Est-il possible que le commandement US parvienne effectivement à cet exercice? Si cela est bien difficile à dire, on jurerait que l’hypothèse la plus probable, considérant le comportement et la psychologie de ces militaires, est bien sûr qu’ils n’y arriveront pas.

«Is the American senior leadership, military and political, capable of undertaking an analysis of the Afghan war along these lines? I do not know. But I suspect that offering such a framework for analysis may be the most military theory can do for our forces now fighting a hopeless war of exhaustion.»

Il est difficile de trouver de grands élans d’optimisme dans ces remarques. On irait presque jusqu’à penser qu’après tout, au-delà de ce qu’il dit, Lind voudrait pousser les chefs militaires US, ainsi que les dirigeants politiques US, à conclure d’eux-mêmes que cette guerre est ingagnable tant l’alternative (la “guerre de manœuvre politique et morale”) semble absolument au-delà de leur entendement.

Variations autour du thème de la G4G

La Guerre de 4ème Génération (G4G) est un concept qui est l’objet d’un fascinant débat. Elle nous est proposée comme quelque chose d’existant effectivement, donc quelque chose qui devrait être définie d’une façon précise, presque comme une matière opérationnelle, alors qu’en réalité il semble que la chose la plus difficile et la plus ouverte à son propos est justement sa définition.

Il semble finalement, si l’on s’en tient aux domaine le plus strict de la chose militaire, que la G4G est tout ce qu’on veut sauf une idée et une activité nouvelles. Guérilla plus ou moins insurrectionnelle, “Guerre asymétrique”, guerre du faible contre le fort, guerre mêlant des tactiques et techniques archaïques et certains systèmes de technologies avancées (le Hezbollah contre Israël à l’été 2006), “guerre de libération” ou guerre de résistance à l’occupation, etc. – toutes ces idées et conceptions sont présentes dans la description technique de la G4G – et toutes sont aussi vieilles qu’est longue l’histoire des conflits humaines. Il y a aussi l’idée que l’adversaire “faible” dans la G4G n’a pas besoin de gagner pour l’emporter, qu’il lui suffit de ne pas perdre; il y a encore la dimension de la communication, soit médiatique, soit virtualiste, qui est, pour ce cas de l’aspect militaire de la G4G, la sophistication des conceptions également très vieilles de propagande et de guerre de l’information.

Lind insiste en général sur ce qui constitue l’aspect inédit de la G4G, qui est la question d’un adversaire transnational et la question de la présence ou non d’un Etat. (L’adversaire dans la G4G peut être transnational, donc invincible si la guerre est maintenue dans des dimensions nationales d’une nation en crise; par contre, pour l’emporter dans la G4G, face à cet adversaire insaisissable, la présence, ou disons l’affirmation d’un Etat est décisive.) Là encore, nous flottons dans des imprécisions diverses mais nous observons que le premier pas décisif pour avancer dans l’identification de la G4G est l’élargissement du concept très au-delà de la dimension militaire, avec diminution à mesure de l’importance de cette dimension.

Là-dessus intervient la notion d’“Etat”, comme facteur essentiel dans le destin d’une G4G, selon Lind. Dans le cas afghan, Lind situe de cette façon la notion d’“Etat”: «We now appear to define that “front” on both the political and moral levels as the Afghan government. This is a fiction politically because there is a government but no state. Morally it is disastrous because the Afghan government is awash in corruption. The recent election will not affect either reality, regardless of its outcome. We seem unable to grasp the fact that in Afghanistan as in much of the world, election outcomes do not confer legitimacy.»

Nous serions tentés, pour progresser dans l’identification du conflit G4G, de renverser le problème. La G4G n’est pas une sorte nouvelle de guerre, mais c’est la sorte de conflit (au sens le plus large possible du terme, avec une dimension militaire loin d’être majoritaire) qui est possible essentiellement dans notre époque, et c'est la seule sorte de conflit qui corresponde complètement à notre époque, qui rende compte précisément de ses enjeux. Selon la définition que nous donnons de notre époque (forces déstructurantes contre forces structurantes), la G4G serait le conflit qui exprime effectivement l’antagonisme central de notre époque, et qui exprime l’opposition au courant déstructurant qui est effectivement l’agresseur. Il englobe la question de l’Etat, mais pas nécessairement, ou non exclusivement, et pas automatiquement dans un sens donné. Nous dirions plutôt qu’il englobe les notions de souveraineté, de légitimité et d’identité (qui permettent de disposer d’une autorité éventuellement régalienne, qui s’exprime éventuellement dans l’Etat). Ces trois notions sont essentiellement structurantes, et ce sont elles qui créent leurs représentations constitutives.

Pour reprendre l’exemple afghan, il nous importe peu qu’il y ait un gouvernement sans Etat, ni même qu’il y ait un gouvernement corrompu – toutes ces choses sont communes et constantes sous le chaud soleil de notre morale civilisatrice. Ce qui importe, c’est la question de la légitimité. Ni la corruption, ni l’absence d’Etat ne sont, dans le cas de Karzaï, des obstacles insurmontables; si, demain, Karzaï décide – s’il en a l’audace et les moyens – et l’audace, surtout – qu’il va s’opposer avec force aux aspects les plus déstructurants de l’action US, il acquerra une légitimité qui fera de lui une force irrésistible dans son pays. (Observons que quelques algarades du type de celle qu’il a eue avec Holbrooke constituent pour Karzaï un des plus sûrs moyens de commencer à bâtir une légitimité structurante, et nullement des élections démocratiquement contrôlées par l’UE ou quelque autre machin du genre. Effectivement, les pressions déstructurantes US, par leur grossièreté absolument contre-productives, sont parmi les armes les plus sûres de la constitution d'une légitimité structurante pour celui qui les subit, autant les adversaires des USA que leurs obligés évoluant souvent en alliés très réticents, voire en critiques presque ouverts, les diverses “marionnettes” contestatrices.)

Par conséquent, la G4G est un outil dans un antagonisme central, très puissant mais très simple, qui définit une époque; elle est un outil au service des forces structurantes, quelles qu’elles soient, puisqu’elle est l’expression conflictuelle de la résistance des forces structurantes. Ainsi la G4G n’assigne-t-elle pas leurs places immuables aux uns et aux autres, mais elle est un cadre où les acteurs fluctuent constamment. Ainsi, les USA pourraient très bien passer du bon côté de la G4G… La seule façon pour eux de “gagner” dans leur partie engagée dans cette G4G en Afghanistan, c’est de devenir une force structurante, donc de faire ce que Gorbatchev fit en 1988, pour le compte de l’URSS: quitter l’Afghanistan. Si l’on veut, dans la G4G, le “succès” n’est pas la “victoire”, comme l’observe fort justement William Pfaff ce 27 août 2009 et la “victoire" est sûrement l'antagoniste mortelle du “succès”. Mais, pour cela, bien entendu, il faudrait que les USA d’Obama se transmutent eux-mêmes, de la force déstructurante qu’ils sont en une force structurante – comme Gorbatchev sut transformer l’URSS sur sa fin en une force structurante, en abandonnant l’Afghanistan, puis l’Europe de l’Est, puis le communisme (avant d’être lui-même, Gorbatchev, victime des forces déstructurantes, évidemment US et occidentalistes).

Le dilemme de la G4G est d’un très grand intérêt et avec des perspectives qui ne le sont pas moins. Pour devenir une force déstructurante et cesser d’accumuler les “victoires” (Bagdad, avril 2003) qui signifient “défaites”, au profit de “retraits” qui se transforment en “succès”, les USA devraient changer la substance même du système qui les contraint absolument. Si cela se faisait (pourquoi pas, puisque Gorbatchev l’a fait pour l’URSS?), la logique structurante qu’ils suivraient désormais conduirait à son terme à une attaque déstructurante du monstre déstructurant qu’est le système (logique de “contre-feu”, ou du “moins + moins égale plus” algébrique: la déstructuration d’un artefact déstructurant est un acte structurant); elle conduirait évidemment à l’éclatement ou au fractionnement des USA, dont le rassemblement de puissance est la matrice du courant déstructurant général. Baptisons la chose – l'éclatement des USA – comme la “bataille finale” ou “le stade suprême de la G4G”.