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323La situation progresse au Mexique d’une façon régulière, – quoique le verbe “progresser” ne soit peut-être pas le plus approprié, – disons alors que la situation “se modifie”. L’éditorial du journal El Diario, de cette ville de Juarez quasiment sous contrôle des cartels de la drogue, est un événement remarquable à cet égard. Outre l’article du Guardian à ce propos que nous mentionnons dans notre Ouverture libre de ce 21 septembre 2010, de nombreux journaux s’en font l’écho, et la chose vaut effectivement un commentaire.
@PAYANT Cet éditorial apparaîtra aisément comme un événement exceptionnel, à tout lecteur et commentateur, mais certainement avec des réactions et des observations différentes. Pour nous, ce qui frappe dans cette démarche, c’est l’aspect solennel, officiel, public, etc. Cette forme elle-même donne à la démarche d’autant plus de poids pour exprimer ce que nous croyons qu’elle exprime : le besoin pour un élément important d’une structure sociale et communautaire, voire de l’establishment de cette structure qu’est un grand journal d’information, de disposer d’une référence d’autorité, de hiérarchie et, partant, une référence de la légitimité régnante. Bien entendu, que cela s’adresse aux cartels de la drogue constitue un tribut de poids rendu à la puissance des cartels et, surtout, à la situation que l’action de ces cartels a établie ; et, a contrario, constat acté de la disparition complète de l’autorité légitime que représentent normalement l’Etat et son gouvernement. Le cas ne peut même pas être comparé à d’autres situations où des organisations criminelles disposent d’une certaine “légitimité” supplantant la légitimité de l’Etat sur certains territoires, comme la Mafia dans certaines régions d'Italie, ou la Cosa Nostra (crime organisé) au temps de sa toute puissance dans certaines villes US, parce qu’il existe dans ces cas des origines historiques et traditionnelles très lointaines (Mafia) ou bien une évolution parallèle de l’implantation de l’organisation en même temps que les populations concernées (immigrantes pour le cas US), qui constituent une explication historique acceptable. Dans le cas mexicain, l’action, puis l’autorité de facto des cartels se sont greffées sur une situation sociale et politique préexistante et les ont profondément modifiées, nous dirions d'une façon arbitraire et brutale, sans raison historique profonde pour cette sorte d'activité précise telle qu'elle s'est déclenchée. (Ainsi aurions-nous tendance à séparer l'action des cartels, enfantée par la “globalisation” postmoderne, de la tradition ambiguë du “banditisme” mexicain, plus ou moins avec des caractère sociaux et politiques.)
Il s’agit d’une situation archétypique, particulièrement remarquable par le caractère sensationnel de l’intervention, de l’époque postmoderniste au terme de son travail de déstructuration, – et une “première” de ce point de vue, dans la façon dont elle est exposée publiquement et sans fard. Le constat implicite évident est celui de la disparition de l’autorité légitime (la puissance publique) ; que ce constat implicite soit étalé publiquement dans les colonnes d’un journal réputé comme ayant un poids important dans la région dont il assure l’information, constitue un événement important. Observons que l’acte du Diaro n’apparaît pas, malgré les apparences et dans cette circonstance, comme celui d’une démission voire d’un acte de lâcheté et de capitulation par rapport au reste ; les autres journaux, eux, ont purement et simplement cessé de couvrir les événements de la “guerre des cartels”, – acte de démission incontestable dans ce cas, même s'il est explicable, – alors que lui-même, le Diaro, demande comment il peut continuer à faire son travail d’information dans la situation existante, à propos de cette situation. Ce que dit le Diaro, c’est qu’il est impossible de faire fonctionner les services normaux d’une société organisée lorsque l’autorité et la légitimité ont disparu, et il en conclut alors que la force principale, malgré qu’elle soit hors la loi et qu’elle agisse avec une brutalité avérée, doit accepter d’assurer l’autorité et la légitimité. L’appel prend alors, de ce point de vue, une forme absolument inédite et complètement remarquable puisqu’il consiste à dire aux cartels : “Puisque vous avez la puissance que vous avez, que vous l’exercez sans qu’on puisse la contrecarrer parce que les autorités légitimes sont impuissantes pour de nombreuses raisons, que votre autorité illégale est ainsi incontestée, alors acceptez de légaliser cette autorité et prenez vos responsabilités : dites-nous quelle est votre loi à notre propos…” (Si l'on veut un raccourci renvoyant à une situation historique évoquée précédemment, il s'agirait de demander aux cartels de retrouver, en plus accentué du point de vue de la légitimité, le courant du banditisme à composante sociale et politique, type Pancho Villa et Emiliano Zapata.)
L’appel du Diaro doit donc apparaître comme un événement important à l’échelle même de l’évolution de la situation globale, cette évolution dans le sens du désordre qu’implique la déstructuration conduite par le système général. Il s’agit d’une révolte contre cette déstructuration, mais, pour la première fois d’une façon explicite, en ne s’adressant plus aux autorités légitimes qui ont elles-mêmes favorisé l’extension de ce désordre en acceptant leur complète soumission au système général et en appliquant la politique générale qu’exige ce système, qui est celle de la déstructuration systématique, dont l’une des conséquences est pour ce cas l’émergence d’une situation favorable à l’activité des cartels et à leur puissance irrésistible.
(La “déstructuration” des autorités légitimes existe bien sûr dans leur politique, mais elle existe également dans cette autorité légitime elle-même, selon les effets autodestructeurs du système. Ces “autorités légitimes” sont gangrenées par leur propre corruption, par la faveur qu’elles accordent aux forces d’argent qui sont elles-mêmes partie de la situation générale de déstructuration ; quant à la responsabilité des USA du fait que ce pays est un énorme consommateur de drogue, ce que le président Calderon ne cesse de dénoncer, cela fait également partie de la situation de déstructuration qui doit être évidemment perçue comme une situation relevant d’une logique internationaliste.)
Dans tous les cas, l’intervention du Diaro expose bien l’aspect central de la situation mexicaine, de façon spectaculaire et avec des conséquences importantes en raison de la situation et de l’importance du Mexique. Il s’agit de savoir si les gangs de la drogue vont envisager, voire accepter, d’évoluer en une structure d’autorité sociale et politique, au lieu de poursuivre leur action illégale, anarchique et sanglante, sans l’acceptation de la moindre responsabilité communautaire. Le Diaro pose le problème, quasiment d’une façon officielle.
Mis en ligne le 21 septembre 2010 à 06H33