A l’ombre de l’Empire en pleurs

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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A l’ombre de l’Empire en pleurs

1er octobre 2023 (17H20) – Pris d’une sorte de fou-rire rentré et un peu nerveux, Alexander Mercouris, qui a tant la force et l’habitude de se retenir de se laisser aller à ses humeurs, commence une vidéo avec son complice Christoforou, – après avoir cité les deux très graves évènements en cours, le système financier au bord de l’implosion et la « terrible défaite stratégique » que constitue l’échec de la “contre-offensive” ukrainienne...`

« ...Mais puis -je suggérer que nous sommes  désormais proche d’une sorte de ‘Moment ’ que nous pourrions nommer le ‘Moment de la fin de l’Empire’, et c’est quelque chose que je voulais vraiment voir parce que, comme on le sait, je lis beaucoup d’ouvrages d’histoire, notamment sur la fin des dynasties ou d’autres puissance, comme la dynastie des Ming et la chute de Rome, et vous commencez à voir les premiers signes structurels d’un tel événement... »

On dira que cette remarque n’est, par les temps qui courent, pas très originale mais pour Mercouris qui mesure chacun de ses mots ça l’est... L’on goûte alors mieux ce rire rentré du connaisseur qui attend cela, – le « ‘Moment de la fin de l’Empire’ – depuis si longtemps sans se juger autorisé par son objectivité à le dire, justement comme un gourmet savoure une gorgée d’un grand cru... Et bien entendu, ce “rire rentré” en toute objectivité, comme Mercouris s’emploie toujours à procéder.

L’’Empire’ étant dans cet état de délabrement, à l’image de ses dirigeants agréés qui sont autant de vieillards cacochymes, il agit follement, avec des exigences insensées comme s’il était encore aux temps de sa “splendeur”, – quoiqu’il était alors bien plus sage. La logique et la mesure de ses jugements et de ses actes l’ont cédé à un comportement capricieux et sans aucune cohérence, arbitraire et d’une arrogance aveugle. Caitline Johnstone décrit bien comment l’OTAN, cette “chose” de l’Empire avec tous ses sous-fifres en cohortes bien rangées, se charge de la besogne.

« Les guerriers de salon contre la Russie défendent l'expansionnisme de l'OTAN qui a conduit à la guerre en Ukraine en disant que la Russie n'aurait tout simplement pas dû s'opposer à une alliance militaire occidentale qui accumule des machines de guerre à sa porte. Si vous soulevez le fait qu'un grand nombre d'analystes occidentaux ont passé de nombreuses années à avertir que les actions des puissances de l'OTAN après la chute de l'URSS allaient provoquer la guerre en Russie, leur seul argument est de dire que la Russie n'aurait pas dû être provoquée par ces actions.

» Il en va de même pour la Chine. L'impasse dans laquelle se trouve Pékin par rapport à Taïwan est essentiellement une guerre civile non résolue qui a été gelée dans son état actuel (en grande partie à cause de l'interventionnisme américain) depuis la création de la RPC, avec un arrière-plan historique qui remonte à plusieurs siècles. La réponse occidentale à la volonté chinoise de réunifier l'île avec le continent a été d'insister pour que Pékin commence tout simplement à considérer Taïwan comme une nation souveraine, bien que les gouvernements occidentaux eux-mêmes ne reconnaissent pas la souveraineté de Taïwan en raison de la nature complexe de l'impasse. »

Ce tableau général nous conduit à un autre événement qui fait également les délices de Mercouris. Cette semaine, S. Jaishankar, l’élégant et subtil ministre indien des affaires étrangères, se trouvait en visite à Washington. Il avait mission d’amortir un peu le choc qui secoue les relations avec les USA, suite à la querelle de l’Inde avec le Canada à partir d’une affaire entièrement manipulée par les USA au cœur de cette organisation si complètement illustrative du suprémacisme de l’anglosphère que sont ‘The Five Eyes’.

Mercouris s’est exclamé devant cet article de M.K. Bhadrakumar qui nous montre si bien, dit-il, « comment il est impossible de travailler avec les Américains ». Nous allons alors emprunter quelques extraits du susdit article (traduction du ‘Sakerfrancophone’), surmonté d’une photo de Jaishankar et de Blinken côte à côte, dans le genre cliché officiel, où les deux hommes laissent voir une expression de froideur et d’hostilité à peine latente et tout à fait remarquable, – je dirais même hurlante ! L’Empire ne comprend pas ni n’apprécie qu’on puisse résister à ses “exigences insensées”, lui qui déploie sa puissance triomphante en un amas de lambeaux catastrophiques...

« L'ambiance sombre qui régnait au Conseil des affaires étrangères [CFR] de New York lors de l'intervention du ministre des affaires extérieures, S. Jaishankar, mardi, était prévisible dans le contexte de la querelle diplomatique entre l'Inde et le Canada à propos de l'assassinat d'un sécessionniste sikh à Vancouver en juin, qui aurait été "coordonné" du côté canadien avec Washington sur la base de renseignements fournis par les ‘Five Eyes’. »

Donc, exposé de la mauvaise humeur, si l’on veut l’argument de départ enchaînant sur le débat beaucoup plus profond, beaucoup plus radical... On y trouve un large extrait du ‘Financial Times’ (FT), cet élégant quotidien chargé de transmettre aux plus rétifs les messages non dépouillés d’une forme pseudo-diplomatique à ceux, de plus en plus nombreux, qui se montrent si rétifs aux consignes impériales. La démarche de FT, bien connu pour son sérieux et son professionnalisme très-british, est stupéfiante d’hypocrisie ; un cadeau impérial fait à l’ancien joyau de l’Empire, lorsque l’Inde assurait l’essentiel de la puissance extérieure de l’Angleterre, symboliquement autant que pour les affaires, avec à sa tête, un symbolique et prestigieux Vice-Roi des Indes.

« Toutefois, l'axe principal de l'événement a pris une tournure ouvertement géopolitique, les hôtes du CFR demandant au ministre indien de s'exprimer sur l'affirmation croissante de l'Inde sur la scène mondiale et sur ses perspectives concernant la situation internationale impliquant la Russie et la Chine, ainsi que sur les “limites” de la relation américano-indienne.

» Ce n'est un secret pour personne que la querelle entre le Canada et l'Inde, dans laquelle Washington s'est immiscé, a un objectif géopolitique plus profond. Le Financial Times, le quotidien occidental perçu comme le plus proche de l'administration Biden, a d'ailleurs publié la semaine dernière un article intitulé “The West's Modi problem”, dont le titre résume bien le thème principal : “Les États-Unis et leurs alliés cultivent l'Inde en tant que partenaire économique et diplomatique. Mais il est de plus en plus difficile d'ignorer la tendance autoritaire de son premier ministre”.

» L’article contenait un avertissement : “L’Inde est en train de devenir l’un des partenaires étrangers les plus importants de l’Amérique en tant que rempart contre la Chine. Les États-Unis ont beaucoup investi dans le renforcement des relations avec New Delhi dans le cadre de leur stratégie plus large visant à renforcer les relations dans la région Indo-Pacifique. La poussée s’est accélérée cette année… Quand et si des preuves apparaissent qui pourraient étayer les affirmations du Canada, Washington sera confronté à un exercice d’équilibre entre son voisin le plus proche et un allié émergent important”.

» De toute évidence, Jaishankar, dont l'expérience et l'expertise dans la gestion des relations américano-indiennes à travers des eaux agitées et un automne doux sont sans égal dans l'establishment indien, a été chargé par Modi de contenir les retombées de la dispute avec le Canada sur les relations indiennes. avec les États-Unis. Mais la différence aujourd'hui est que sa mission à Washington va bien au-delà d'un tango diplomatique visant à limiter les dégâts ou à apporter quelque chose de plus dans la relation transactionnelle, puisque le mécontentement de l'Occident à l'égard de « l'Inde de Modi » concerne au cœur de la politique étrangère indépendante du pays et sa résistance à devenir un allié au sens traditionnel du terme et, en conséquence, adapter sa performance sur la scène mondiale conformément à “l’ordre fondé sur des règles” qui soutient l’hégémonie américaine sur la politique mondiale. »

Il pourrait donc y avoir un article plus intéressant que cette diarrhée flagorneuse du type “The Modi’s West problem”, mais il s’agit d’un domaine interdit pour la presseSystème. Plus aucune critique n’est concevable de ce côté-là de la barricade puisque la situation est bien que Washington n’a plus de temps à perdre avec des grosses ficelles telle que « la recherche d’un compromis » ; y compris avec l’Inde, avec l’Inde plus que jamais, alors que « Les États-Unis ont beaucoup investi dans le renforcement des relations avec New Delhi ». Bien que l’Inde n’ait pas spécifiquement demandé cet investissement, il s’agit du fait du prince qui est un empereur

« Les États-Unis auraient, en temps normal, œuvré en faveur d’un compromis avec l’Inde, mais les temps ont changé et ils sont eux-mêmes enfermés dans une contestation du tout ou rien pour la suprématie mondiale avec la Chine (et de plus en plus dans l’ombre d’un axe sino-russe). »

Et c’est ainsi que le ministre des affaires étrangères de l’Inde répondit dans ce sens qui provoqua quelques grimaces de déception et en général une moue d’incompréhension. La question qui courait sur les lèvres, telle que je l’ai entendu chuchotée, est celle-ci : comment l’Inde peut-elle résister à de telles avances que celles de l’Empire ?

« Les déclarations de Jaishankar ont clairement indiqué que les relations de l'Inde avec la Russie n'étaient pas négociables, tandis que l'aspect surprenant est que le gouvernement Modi met également les relations troublées avec la Chine à l'abri de l'ingérence d'une tierce partie extérieure, en prenant soin, vraisemblablement, de laisser des voies ouvertes à la normalisation des liens par le biais de canaux bilatéraux dans un avenir prévisible.

» En définitive, si l'agenda américano-canadien des Five Eyes visait à brimer l'autonomie stratégique de l'Inde, Jaishankar l'a rejeté. Curieusement, à un moment donné, il a fait le commentaire sarcastique que l'Inde n'est ni membre des Five Eyes ni responsable devant le FBI. »

On ajoutera in extremis, pour clore cette partie factuelle du dossier, quelques éléments d’un jugement extrêmement dur de ce même ministre des affaires étrangères de l’Inde sur le Canada et sa politique culturelle et sociétale perçue notamment comme un instrument de subversion extérieure, – un jugement qui ne déplaira pas à la Russie, qui accorde une si grande importance à la confrontation culturelle et sociétale. Ceci, extrait d’un texte d’Andrew Korybko :

« Loin d'être le paradis libéral où tout le monde est censé vivre dans un bonheur sans pareil qu’il prétend êtrre, ce pays [le Canada] se révèle comme une dystopie libérale qui abrite des terroristes étrangers et est en proie à la criminalité ethnique. Pire encore, le gouvernement en est conscient, mais ne fait rien puisqu'il profite des deux. [...]

» Le différend entre l'Inde et le Canada a franchi un nouveau cap  après que le plus haut diplomate de la première a fortement laissé entendre que le second était devenue un État voyou. Subrahmanyam Jaishankar, ministre des affaires étrangères, a mis l'accent sur les différences de vision du monde, qui ont été développées dans cette précédente analyse, lors de son dernier voyage aux États-Unis. »

Si le jugement concerne le Canada, – classé radicalement par l’Inde dans l’enfer des “États-voyous”, et comme tel nid et exportateur des terrorismes de tous ordres, – je dis ma conviction qu’il vaut indirectement pour les USA qui suivent la même ligne postmoderne et déconstructionniste. Cette expérience du ministre Jaishankar pèsera certainement de tout son poids dans l’évaluation que fait l’Inde de ses rapports avec l’Occident, et par conséquent vis-à-vis de sa position de proximité de la Russie sur les questions sociétales et de tradition.

De la bêtise civilisationnelle

Je voudrais maintenant mettre en évidence, dans ce qui paraîtrait naturel selon les habitudes américanistes, ce qui est de façon différente d’une telle bêtise que le vertige vous prend. Il est vrai, je l’avoue volontiers, que ‘dedefensa.org’ n’a pas au premier abord interprété cette affaire d’une façon impliquant plus ou moins directement les USA. Sans doute avais-je les ‘Five Eyes’ ailleurs, et surtout je ne pensais pas que l’on puisse devenir si aveugles de stupidité chez des gens qui se proclament avec tant d’aplomb si intelligents.

Il faut se rappeler qu’au moment de l’assassinat du leader sikh et de ce qui suivit, – une petite poignée de jours, comme les choses vont vite, – les USA étaient en bonne voie d’amadouer en partie l’Inde, en la traitant avec déférence et respect, pour lui faire prendre un peu de distance de ses amis des BRICS. Ils (les USA) n’allaient pas gâcher cela, me dis-je, avec une coquetterie du petit marquis d’Ottawa brandissant la bannière des droits de l’homme-LGTBQ (et draguant les électeurs et alliés sikhs au Parlement, certes). Cette réserve fut nettement énoncée le 20 septembre 2023 :

« Ces difficultés contradictoires se situent à l’intérieur d’un cadre de Grande Politique qui n’est pas régi par les normes “arc-en-ciel” parce que ces normes idéologiques ne peuvent s’imposer que si tout le monde les accepte ; c’est la définition même de l’idéologie radicale “arc-en-ciel”. Dans ce cas, le Canada a une position très embarrassante par rapport aux manœuvres US pour tenter de détacher l’Inde de ses liens avec la Russie et la Chine. Il s’agit d’un très grave problème pour le monde américaniste-occidentaliste, dont la solution ne pourrait se réaliser qu’avec le néantissement, la “cancellation” des autres ; dans le cas qui nous occupe, la cancellation de l’Inde serait la bonne solution. Il faut y penser. »

Qu’on me comprenne si je veux parler de notre-Résistance : je ne cesse de plaider la bêtise comme essence principale du propulseur surpuissant des serviteurs du Système et productrice de toutes les démarches déconstructionniste (wokenisme, LGTBQ, etc.) ; mais chaque fois qu’elle s’exprime un peu plus, la bêtise, je suis pris de court : un tel aveuglement ! Et alors ? Si ceux que la bêtise aveugle sont déjà aveugles, tout se passe comme un suppositoire de bonne qualité. Ainsi va l’Empire, de grotesqueries en abracadabrantesqueries.

Un ou deux jours après les premiers attendus de cette affaire, il y eut l’intervention de Blinken, venu oindre de la vertu américaniste la démarche du charmant Trudeau. Tout se mit alors en place : le soutien américain, les ‘Five Eyes’, l’évidence que j’entendis chez Mercouris selon laquelle, bien sûr, les Canadiens ne peuvent rien faire sans l’assentiment des américanistes.

Peu à peu et plus encore, ce qui est à mon avis la vérité-de-situation s’imposa : à la base de l’affaire utilisée contre Modi et l’Inde, ce ne sont même plus les Canadiens qu’il faut aller chercher. Le FT a raison, diablement raison : « Les États-Unis ont beaucoup investi dans le renforcement des relations avec New Delhi », cela demande un retour sur investissement, tout de suite, alignement sans conditions. Washington faisait payer à Delhi son communiqué du G20 sans mention de l’“agression russe”.

Cela me sembla finalement tout à fait conforme à l’Empire mais au fond, je n’en suis toujours pas revenu. Sacrifier ainsi une manœuvre stratégique qui commençait à donner ses fruits pour une affaire de seconde zone (pour les USA), passant par la sornette Trudeau, et ne donnant strictement rien à l’Amérique sinon une solide rancune indienne et la fin de tout espoir sérieux de faire de l’Inde, sinon une allié du moins une obligée.

Mais j’avais oublié la vérité-de-situation de notre temps qui singe, dans son simulacre, une représentation postmoderne du ‘Kali Yuga’. Il s’agit de cette sorte de la volonté de l’Âge de Fer d’imposer le triomphe de la bêtise comme outil de la cruauté et de la dégénérescence catastrophiques, – et également créatrice de tous les vices sociétaux et progressistes que l’Occident-maladif veut imposer au Sud Global. Il s’agit de la « Guerre mondiale-Woke » d’Alastair Crooke. C’est cette réalisation du caractère essentiel de l’Empire qui me fit écrire ceci à propos de ce que craint Korybko du fait de la trahison US pour ficher la France hors du Niger :

« La stupidité des USA, qui est d’une autre facture que celle de la France, compense largement leur déloyauté, leur trahison cynique et leur hypocrisie. Les USA sont assez infectés de leurs inculpabilté/indéfectibilité pour nous faire prévoir que leur intrusion dans ces pays d’Afrique sera essentiellement contre-productive ; nous parlons de ces deux étranges “technologies psychologiques” telles que nous les définissons :

»  ...comme une cuirasse infranchissable de toute perception acceptable de la réalité du monde (autre définition de la folie) par deux phénomènes, sortes de ‘technologies psychologiques’ absolument impénétrables... »

Gardez à l’esprit cette expression de « cuirasse infranchissable » : c’est ce qui définit tout de l’implacable puissance de la bêtise américaniste, cloisonnée derrière ces remparts d’une invincible forteresse pour défendre l’héritage satanique qu’elle veut imposer au reste du monde comme ultime manœuvre d’hégémonie autodestructrice. L’Empire entend mettre toutes les chances de son côté pour succomber dans un délire de cruauté et de chaos : il s’agit bien d’une « bêtise métahistorique ».