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1400Revenons à l’épisode chiraquien de 1995-1996. La tentative de réintégration de l’OTAN se solda par un échec, bien que la France eût donné des gages qui subsistent aujourd’hui, — et qui font de la possibilité actuelle de réintégration, paradoxe qu’on évoquera encore, un exercice beaucoup moins “novateur” qu’on ne dit. L’échec de 1995-1996 semblait paralyser la France dans toutes ses ambitions d’avancement d’une sécurité collective, d’autant que la situation politique française s’était compliquée du fait de la “cohabitation” de mai 1997. Pourtant, la situation fut finalement débloquée, et par la voie purement européenne.
... On sait comment. Pour des raisons diverses, dont, notamment, leur catastrophique présidence de janvier-juillet 1998 où ils purent mesurer leur isolement en Europe, les Britanniques décidèrent d’agir à ce niveau. Ils proposèrent à la France une initiative qui était une nouvelle phase de la “défense européenne”. Les propositions britanniques étaient révolutionnaires. Elles aboutirent au traité de Saint-Malo de décembre 1998.
Dans son discours du 27 août 2007, à côté de remarques concernant l’OTAN qui impliquent une clarification des liens de la France avec l’OTAN (une réintégration de la structure intégrée?) en même temps que des exigences de réforme de la même OTAN, Sarkozy a parlé d’une initiative importante de la France dans le domaine de la défense européenne durant la présidence français de juillet-décembre 2008. Il a cité le traité de Saint-Malo comme référence (son dixième anniversaire), ce qui revient à proposer une sorte de Saint-Malo-II. Il lie les deux initiatives (OTAN et Saint-Malo II) comme complémentaires. Cela signifie qu’à la différence de 1995-1998, les Français saisissent à leur propre compte, pour les recommencer, les deux événements de 1995-1998. Ils n’y voient aucune contradiction mais, au contraire, une simultanéité et une complémentarité enrichissantes, — bref, une démarche générale qui a la logique et la beauté de la rationalité, — l’esprit de la raison s’imposant après tant de conflits exacerbés par des positions irrationnelles, une démarche d’entente et d’apaisement.
Cette conception contredit le calendrier de la période 1995-1998 où Saint-Malo n’exista que parce que la France avait échoué dans sa tentative otanienne mais nullement son sens. Les Américains interprétèrent Saint-Malo comme un acte hostile. Est-il judicieux d’écarter d’une façon aussi leste les leçons de l’histoire? Les Français répliqueraient que c’est au contraire un devoir de tenter de rectifier ce qui, dans l’Histoire, apparaît malheureux. Il s’agit rien de moins que de marier ce qui, en 1995-98, avait été un motif d’affrontement (avec les USA). Les mêmes causes produisant des effets contraires. Est-ce la raison?
Il y a toujours, en France, une fascination à contre-pied. On couvre de charmes irrésistibles les causes, les théories et les alliances dès lors qu’elles sont contre-productives. Il y a une espèce d’enchaînement, presque comme un défi de l’intelligence, au charme supposé de ce qui est contraire. La France est irrésistible en Europe aujourd’hui, constat abondamment prouvé par les diverses initiatives du président? La France a des cartes irrésistibles dans l’OTAN, dans sa position actuelle, face aux autres membres divisés et désorientés? Qu’à cela ne tienne, il est bon de jouer ces cartes, — dirait-on les gaspiller? — en tentant de transformer l’organisme (l’OTAN) qui est cause de cette division et de cette désorientation. C’est un beau geste mais il n’est pas assuré que ce soit un geste avisé. Il est basé sur une logique ambiguë, sinon contradictoire, et ce n’est pas le meilleur aliment pour cette raison dont on vous dit qu’elle nourrit l’esprit d’une période pourtant emportée jusqu’à l’ivresse. On entend souvent, parfois dans un même discours, l’argument inversé: à un moment on vous dit que la réintégration de l’organisation intégrée renforcera l’influence de la France (au sein de l’OTAN?); à un autre, on vous confie que la position actuelle de la France lui donne un influence particulière (au sein de l’Alliance).
Mais l’OTAN, c’est connu et répété, est moribonde. L’Afghanistan est apparu comme le réceptacle de toutes ses contradictions et de ses anachronismes. Une source otanienne nous dit: «Pour la première fois, les experts du siège, à Evere, commencent à émettre des considérations très pessimistes sur la situation en Afghanistan. Jusqu’ici, des militaires sur le terrain en parlaient, ou la presse. Désormais, c’est le coeur de l’analyse bureaucratique de l’Alliance qui fait un diagnostic pessimiste.» Cette idée d’une OTAN moribonde est explicite dans une remarque de Jonathan Greenstock, représentant UK en Irak en 2002-2004, dans The New Statesman le 6 septembre: «Afghanistan may go sour on us anyway, but the inclination of some major European allies to avoid the hard fighting there could become a nail in Nato’s coffin. It will, in any case, need an enlightened reassessment by the French of their longer-term security interests to save Nato from a slow death from European underinvestment.» Ainsi attendrait-on les Français comme les sauveurs de l’OTAN en s’engageant auprès des Britanniques en grand désarroi en Afghanistan? Drôle d’idée, qui nous promet bien des malentendus... Au moins, les Français seraient applaudis pendant quelques jours comme les sauveurs de la civilisation par la presse anglo-saxonne...
A part cela, nous dit notre source, les avantages pour la France seraient de rentrer dans «un DPC poussiéreux qui ne sert plus à rien» et dans «un commandement intégré qui est en proie à toutes les manoeuvres et à toutes les manipulations, avec un pouvoir et une influence en lambeaux». Une chatte n’y retrouverait pas ses petits, — alors que dire de la France et de ses intérêts? La perplexité règne...
Mais on l’a vu, l’essentiel n’est pas là. La “clarification” des liens de la France avec l’OTAN, la réintégration pour certains, se place dans un plus vaste ensemble où l’on trouve également le projet que nous avons mentionné d’une sorte de Saint-Malo-II. En un mot, pour tenter de résumer la très rationnelle pensée française: nous faisons assez fort avec l’OTAN et nous faisons très fort avec la défense européenne, et ceci compense cela, — non, mieux: ceci est complémentaire de cela. L’étrange idée.
En 1998, après l’échec du “retour” de la France dans l’OTAN, certaines dispositions de coopération et de coordination avec l’OTAN prises par la France dans la prévision d’un accord qui n’eut jamais lieu satisfaisaient complètement les Américains. La situation préfigurait celle qu’a définie le porte-parole de l’OTAN, le 12 septembre, et qu’il n’a décrite que parce qu’elle correspond à une satisfaction aussi bien du côté de l’OTAN per se que du côté des Américains: «France is a country that contributes a lot, is often among the countries that contribute the most, and that also means to our military operations. No one can say to us that France is not contributing a lot to NATO. [...] It’s up to France to decide if it will formally integrate into the military structure. It would of course be welcomed by NATO, but I underline that things are working fine at the moment.»
Aussi, la fureur des Américains fut-elle complète quand ils s’aperçurent, quelque part entre la fin de 1999 et le début de 2000, de la véritable dimension des accords de Saint-Malo. Pour eux, à partir du moment où la France s’était rapprochée de l’OTAN et y participait pleinement (on le vit lors de la guerre du Kosovo), il était loin d’être essentiel ni peut-être même utile qu’elle s’en rapprochât plus et il était extrêmement dangereux , d’un autre côté, qu’elle se lançât dans une initiative européenne. Rarement les relations de sécurité furent si difficiles entre Américains et Britanniques (les vrais auteurs de Saint-Malo) et il fallut bien toute la souplesse de Blair après 9/11 pour rétablir les choses. Les experts européens, français et britanniques qui firent une visite d’information à Washington au début de 2000 sur la question de la défense européenne en relation avec le traité de Saint-Malo doivent encore se rappeler de la violence de certaines interventions américaines à ce propos.
9/11 a fait oublier ces épisodes. Il a conduit les esprits, en éradiquant les mémoires, à se concentrer sur des conditions radicalement nouvelles, et d’ailleurs ouvertes à des interprétations complètement différentes. Il a fait croire à certains que les événements conduisaient à une réorganisation des relations internationales, transatlantiques et “intra-européennes” (entre l’OTAN et l’UE) dans ce cas, qui devrait se faire à la lumière d’événements nécessitant la mise en place d’une structure nouvelle où les anciennes notions d’intérêts contradictoires s’effaceraient complètement devant l’idée d’un intérêt commun, face à des “dangers” communs, — du terrorisme à la crise climatique et ses conséquences. Drôle d’idée.
La question de la complémentarité entre l’OTAN et la défense européenne a toujours mené à la confrontation
Nous n’allons pas nous attarder à débattre de cette perception qui nous paraît complètement sollicitée, qui cède à l’effet de l’émotion née de l’attaque 9/11. Cette émotion ne s’est pas dissipée et cette perception continue à répondre d’une vision sentimentale de notre temps historique, que nous exprimerions plus justement en parlant de “vision virtualiste”. La réalité nous paraît bien différente, avec un changement de rythme mais nullement de substance entre avant et après 9/11.
(C’est ce que note la professeur Kimberly Phillips-Fein, de l’université de New York, à propos de la polémiste et théoricienne Noami Klein: «Klein was one of the few who kept her nerve and spied the ideological continuity between the pre- and post-9/11 worlds.»)
Dans cette situation virtualiste, où est affirmée avec ingénuité une réalité différente de ce qui est mais où les réalités subsistent évidemment, il n’y a aucune raison que la logique américaniste du temps de Saint-Malo-I ne subsiste pas. Au contraire, elle sera renforcée par la tension des événements et les conditions extrêmement pressantes du déclin de la puissance US. Une puissance sur le déclin, surtout avec la psychologie de l’hubris qui caractérise les USA, est plus que jamais inclinée à refuser toute concession qui serait perçue par elle comme accélérant son déclin.
Cette logique américaniste implique une perception spécifique de la notion de la complémentarité, dont l’esprit français est si friand lorsqu’il s’agit des rapports de l’OTAN et de l’Europe. La prétention des nouveaux dirigeants française de vouloir “clarifier” les rapports entre l’OTAN et la défense européenne est d’une stricte orthodoxie rationnelle, c’est-à-dire d’une grande naïveté lorsqu’elle est confrontée aux réalités. Pour les Américains, la notion de complémentarité est nécessairement exclusive. Elle met en relation contradictoire les processus otanien et européen et proscrit toute idée de parallélisme. Cela se traduit, pour les USA, par ce postulat: au plus la France se rapproche de l’OTAN, au moins elle est impliquée dans un processus européen de défense, et, encore moins en est-elle l’inspiratrice. Le constat est bien que les USA n’ont pas demandé ce rapprochement français de l’OTAN, qu’ils n’en ont pas besoin précisément (voir la position de l’OTAN, qui rend compte de celle des USA); mais dès lors que ce rapprochement a lieu à l’initiative de la France c’est un signal. Il signifie, pour eux, que la France abdique toute ambition européenne en Europe même (hors-OTAN), quelles que soient les raisons des Français de faire cela.
Les Français pensent que les Américains ont changé depuis 9/11. (On connaît la rengaine d’ailleurs: en 1995-97, ils pensaient que les Américains avaient changé avec la fin de la Guerre froide.) Ils n’envisagent guère l’hypothèse de la simple radicalisation de la psychologie sous la force de l’événement, qui est à notre sens l’hypothèse la plus vraisemblable, sinon l’hypothèse exclusive. Les Américains sont devenus encore plus Américains (encore plus américanistes). Leur réaction devant une France qui veut se rapprocher de l’OTAN et, en même temps, entend donner une impulsion révolutionnaire à la défense européenne sera furieuse. Ce sera un moment de vérité.
Enfin, rien n’est plus urgent que ce débat (sur l’OTAN, sur les relations transatlantiques, sur la défense européenne en contrepoint) que Védrine appelle de ses voeux. C’est dans ce cadre que devrait apparaître comment, c’est-à-dire d’une façon paradoxale, le cas français à propos de l’OTAN rejoint le cas belge à propos de l’“identité européenne”. Les Belges se trouvent prisonniers des entités supranationales pour la survie de ce qui leur fait fonction d’“identité nationale”, — et la crise européenne les met dans une position de grande faiblesse pour protéger leur cadre unitaire. Les Français ont réaffirmé leur identité nationale, notamment au cours de la campagne électorale, — et leurs dirigeants semblent vouloir prendre le risque de perdre le bénéfice de ce processus en s’intégrant dans un ensemble où la condition d’une bonne figuration est une identité nationale affaiblie.
Paradoxe plus grand encore: ce qui peut détourner les Français de cette pente fâcheuse, c’est de lancer un processus européen de défense, dans un domaine général dont le mécanisme intégrateur en crise influence négativement la Belgique. Dans le cas français, la perspective européenne en crise identitaire constitue une promesse de renforcement et d’affirmation de l’identité nationale; c’est l’idée qu’une nation peut se servir pour son renforcement d’un ensemble qui était perçu à l’origine, et conçu d’ailleurs dans ce sens, pour affaiblir le caractère substantiel de la notion de nation. C’est de cette façon qu’on peut mesurer la fragilité des édifices transnationaux mis en place pendant la Guerre froide et considérés depuis comme les guides impératifs de toute politique, comme les références inévitables de toute conception.
La progression des événements se fait selon une logique historique puissante, qui laisse peu de place aux initiatives politiques de directions qui sont discréditées par la pauvreté de leurs conceptions, l’affaiblissement de leurs convictions, en un mot leur faiblesse intrinsèque. Plus que jamais, les grandes situations politiques, correspondant aux grands courants historiques dont la politique courante tient fort peu compte dans ce temps historique, ont toutes les capacités d’imposer aux dirigeants politiques des orientations qu’ils ne veulent pas ou qu’ils n’ont pas prévues. Elles profitent essentiellement des contradictions exposées par des affirmations de convenance, obéissant autant à des conceptions idéologiques figées qu’à un conformisme général de l’analyse.
On perdrait son temps à chercher des desseins machiavéliques, les constructions mystérieuses des uns et des autres. Les hommes, et les dirigeants politiques en sont ô combien, sont les jouets de ces forces historiques dans une mesure qui n’a jamais été rencontrée précédemment. L’essentiel pour ce temps historique est moins d’analyser les “politiques” que de distinguer où peut nous conduire la logique des grands événements qui se déroulent sous nos yeux.