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1640Les récents événements ont mis à jour la fabrique d’une étrange évolution économique. Il ne s’agit même plus de la fable de la grenouille qui voulait se faire plus grosse que le bœuf mais de celle de ces oiseaux escortant parfois les éléphants, nichant presque sur eux et picorant les parasites installés dans les plis de la peau de l’énorme et majestueux animal, qui prétendraient se faire plus gros que leur hôte temporaire. Encore ces oiseaux, selon l’immense sagesse de ce que les Américains nomment Mother Nature, ont-ils un rôle fondamentalement utile puisqu’ils s’occupent des parasites de l’éléphant. Dans notre économie, les parasites eux-mêmes prétendent se faire plus gros que l’éléphant, et ils ne sont plus loin de l’être.
C’est un étrange avatar de la structure de notre civilisation, dont on sait qu’elle est fondée sur l’affirmation enfiévrée, presque religieuse, du primat de l’économie. Il y a plusieurs exemples importants et respectables pour nous convaincre que ce processus s’avère en fin de compte, lorsqu’il se développe et qu’il peut être observé à loisir, comme une véritable transmutation bien plus qu’une évolution. Si nous voulions théoriser le phénomène, nous dirions qu’il s’agit d’une transmutation qui transforme l’accident (le parasite, la chose marginale, accessoire) en substance. Ou, de façon plus précise, en nous rapprochant des cas importants que nous allons citer, nous dirions qu’il s’agit du cas où les conséquences secondaires ou tertiaires d’un phénomène, qui n’ont presque plus de rapport avec la substance de ce phénomène, remplacent la substance de ce phénomène. Bien évidemment, on comprendra au travers d’un tel exemple que le cas nous en dit long sur la qualité et la puissance de cette substance.
Les deux cas principaux que nous envisageons sont cités ici pour éclairer notre propos théorique, avant de développer plus précisément la situation qu’ils éclairent. (Il y a bien d’autres cas dans d’autres domaines, de même nature, de même ampleur et dans le même rapport.)
• Le cas de l’effondrement du système des banques américanistes, où l’on s’aperçoit que les primes, bonus et autres golden parachutes pour dirigeants congédiés pour erreurs de gestion ($39 milliards l’année dernière), tiennent une place importante dans le volume de la déroute financière. L’extraordinaire affaire de la fraude aux dépens de la Société Générale doit être impérativement placée dans ce même domaine.
• Le cas du Pentagone, où les fraudes, gaspillages, commission et actes de corruption, sont estimés officiellement (les estimations officieuses vont bien plus loin) à $20-$50 milliards pour le seul budget annuel des R&D du département (soit 12%-29% de ce budget).
Il s’agit de phénomènes significatifs. Ils illustrent et confirment une évolution radicale et très rapide de notre système financier et économique, donc de notre système de civilisation puisque notre civilisation est orientée comme l’on sait. Il ne s’agit pas d’“accidents” en tant que tels, signalant des événements accidentels gravissimes, mais de manifestations accidentelles d’un changement de substance. L’horreur et la monstruosité des “accidents” signalent la formidable puissance de la modification de la substance.
Nous désignons ce phénomène sous l’expression de “montée aux marges” exactement dans le même sens que la “montée aux extrêmes”. Nous avons beaucoup parlé de ce phénomène récemment, d’une part avec la radicalisation publicitaire de la vie politicienne américaniste, d’autre part, à l’occasion de références à René Girard, dont la thèse centrale est que nous assistons à une montée aux extrêmes de la violence (la guerre). Nous nous référons moins aux circonstances et aux catégories dans ce cas, qu’à l’évolution fondamentale de substance qu’implique ce phénomène.
Dans le cas du monde financier et économique, il s’agit d’un déplacement décisif du centre moteur de ses activités, et donc de la cause de ses accidents, vers des domaines marginaux. Ce changement de substance est donc également, selon l’expression de Nietzsche employée en sens inverse (catastrophique au lieu du bénéfique qu’il en attendait), une “transmutation des valeurs”. Selon d’autres expressions également citées, l’accessoire devient essentiel et l’accident devient substance.
Cette évolution est parfaitement logique en ce qu’elle nous offre un reflet exact de notre civilisation, de l’évolution de notre civilisation, de la crise de notre civilisation. Dans tous les domaines et à tous les échelons, on assiste à ce même phénomène qui peut être caractérisé par une double évolution:
• D’une part, cette “montée aux extrêmes”, qui est une radicalisation de la pensée, – politique et autre puisque c’est le processus qui importe ici, – sous la pression du système de la promotion, de la publicité, de tous les artefacts accessoires engendrées par la promotion et la publicité, qui sont le gaspillage, la corruption, la fraude, etc.
• Effectivement, cette montée aux extrême est une “montée aux marges” (ou une descente aux marges?!) en ce sens que l’essentiel du motif de l’action, effectivement décrit ou constaté comme essentiel, se trouve dans des domaines accessoires, accidentels, et surtout parasitaires des choses anciennement essentielles: le gaspillage, la corruption, la fraude; mais aussi l’Irak décrit (en 2002-2003) comme l’équivalent de la puissance maléfique de l’Allemagne nazie et de l’URSS réunies, le terrorisme institué comme une véritable menace métaphysique, des présentateurs-TV ou des sportifs dopés présentés comme les héros intellectuels et tragiques de notre temps. Etcaetera...
Notre civilisation se débat contre son absence de sens en donnant un sens aux extrémités insensées de son action
Il s’agit de tenter de proposer une explication fondamentale, autre que par de simples mécanismes économiques (ou de perversion économique puisqu’il s’agit de l’émergence comme facteurs fondamentaux de mécanismes intrinsèquement pervers). Comme on le suggère précédemment par l’extension des exemples donnés pour appuyer l’appréciation du phénomène économique, on ne peut restreindre l’explication à la sphère économique. S’en tenir à l’explication, actuellement favorisée, de la perversion du système bancaire, c’est, comme à l’habitude, réduire l’examen du problème à l’un de ses composants selon les lumières de l’actualité, c’est cloisonner avec minutie la crise pour ne pas avoir à considérer le tableau général. Si la crise bancaire est qualifiée évidemment de “systémique”, il est manifeste qu’elle n’est qu’un composant d’une crise systémique générale qui, par définition, affecte l’entièreté du système.
Cette crise telle que nous la décrivons dans cette structure de “montée aux marges” sous la forme d’une montée aux extrêmes n’est pas une crise “active”. Elle ne se fait pas à cause de la puissance irrésistible des marges prenant le centre de la scène, d’autorité si l’on veut. C’est au contraire une “crise du vide”. Les “marges” devenues les extrêmes vers lesquels le système tend à évoluer et que le système tend à placer au centre de la scène ne se sont pas imposées avec volontarisme, avec un projet d’investissement et d’affirmation. Les “marges” ont pris de l’importance subrepticement, comme on augmente régulièrement les bonus, comme s’étendent souterrainement le gaspillage et la fraude. Ce sont par nature des “accidents”, c’est-à-dire littéralement des “événements insensés“ (dépourvus de sens) qui ne portent avec eux aucune cohérence, aucune force structurée d’hégémonie. S’ils ont pris la place qu’ils ont prise, c’est parce que cette place était inoccupée, vide en un sens. Cette crise est une “crise du vide”, la plus grave qu’on puisse imaginer.
De même pour la crise de civilisation qu’elle illustre. Notre crise générale, notre “crise de civilisation” est une crise du vide par l’évidence d’une situation marquée par l’absence du sens. La chose vaut pour l’économie et la finance, elle vaut aussi pour les mœurs, la culture et la politique (sans parler du sacré, dont l’absence de sens est la définition même, – absence de sens équivalent à absence de sacré). La politique des relations internationales n’a, depuis 9/11, qui est pour nous un événement en réalité privé de sens (voir ci-après), plus aucun sens. On s’acharne à lui en trouver un en inventant des causes extravagantes (le terrorisme comme menace universelle et métaphysique, la “guerre sans fin”, etc.), et l’excès même débouchant sur la contradiction témoigne de cette crise du sens et de notre incapacité à la résoudre. Comme dans le cas de l’économie (“montée aux marges”/montée aux extrêmes), ce sont des choses insensées qui sont mises en place, au centre de la scène, pour occuper une place affectée par la crise du sens. Le résultat est inévitable. C’est de l’huile qui est jetée sur le feu où brûle notre civilisation, ce feu de la crise du sens.
Par conséquent, plaçons bien cette crise économique et financière dans son contexte: la crise de la civilisation.
Nous nous arrêtons un instant sur la situation politique bien qu’elle ne soit pas ici au coeur de la crise pour montrer que cette radicalisation des marges, cette montée aux extrêmes ont embrassé tous les aspects du système de notre civilisation. La sanctification de 9/11 comme acte fondamental de notre temps historique est la matrice de cette évolution. Quoi qu’il en soit de 9/11, de ses conditions douteuses qui ont mis en lambeaux la thèse officielle, de la réalité ou non des diverses thèses complotistes, il reste que 9/11 est l’inéluctable aboutissement d’une activité effrénée de l’appareil de sécurité nationale américaniste et occidental depuis les années 1970. Peter Dale Scott l’a excellemment montré dans son Road to 9/11 où il décrit par le menu l’extraordinaire activisme, essentiellement des USA mais avec des aides non négligeables (les Britanniques, les Saoudiens, les Pakistanais, des individualités comme le Français Alexandre de Marenches, lorsqu’il conduisait le SDECE et même après), pour renforcer et activer et entraîner les divers mouvements radicaux, islamistes et associés dans des entreprises de déstabilisation majeure. L’intervention du secteur privé américaniste comme soutien de cette entreprise est également fondamental. Ainsi a été activé à grands feux une mixture bouillonnante d’activités parallèles, de propagande, de terrorisme, de déstabilisation, avec de multiples volte-faces, intrigues et autres, dont l’attaque 9/11 est la conséquence évidente et inévitable.
A partir de là, à partir du choc psychologique réel du 9/11 sur les élites américanistes, l’activité marginale du terrorisme a été véritablement haussée à un niveau métaphysique. Il a été aussitôt question du sort de la civilisation, pour un domaine qui est resté pourtant, dans son activité directe, absolument marginal. Mais la marginalité est devenue extrême dans notre pensée “stratégique“, et l’extrême a été institué en un sommet métaphysique de la violence. La psychologie bouleversée a suivi, avec une direction américaniste qui a institué une doctrine exactement inverse à celle de FDR en 1933, transformant la consigne fameuse de FDR en son exact contraire, comme nous le signalions déjà dans notre précédente chronique du 10 janvier 2008: “la seule chose dont il ne faut pas avoir peur, c’est la peur elle-même.”
Dans ce sens (!) également s’est installée une politique vide de sens, une politique insensée toujours au sens littéral du mot auquel on peut aisément ajouter le sens figuré. Mais la politique est une matière bien plus haute que l’économie. Elle règle les facteurs fondamentaux de la civilisation. La politique installée après 9/11, évidemment délégitimée par l’absence de sens, a détruit la légitimité des directions politiques occidentales, – celle des Etats-Unis en premier puisqu’elle est la matrice de l’entreprise, les autres dans une moindre mesure, selon ce qu’était leur propre légitimité (très faible dans le cas de nombre de pays européens alignés sur les USA) et selon leur ferveur à embrasser la voie marginale choisie par le centre.
Si l’on constate que ce phénomène de montée aux extrêmes, et au centre de la crise, des marges des secteurs en crise n’est pas nouveau, il a pu être remarquablement identifiée avec la crise financière. En cela, la crise financière est d’un apport précieux pour comprendre la situation où nous nous trouvons. Elle nous a donné des repères quantitatifs particulièrement accablants, permettant effectivement de comprendre la substance de la crise générale. Cette puissance extraordinaire des éléments marginaux prenant le centre de la scène pour précipiter ce qui est perçu comme une crise systémique mondiale, – c’est-à-dire une crise du système mondial de notre civilisation, rien de moins, – nous donne une sorte de raccourci de l’archétype de la crise (l’archétype restant toujours le “modèle-1929“).
La symbolique de cette situation nous a été fournie par l’aventure du “rogue trader” de la Société Générale, Jérôme Kerviel. Ce personnage psychologiquement à l’inverse des “traders” arrogants de Wall Street (tel que l’incarne Michael Douglas dans le Wall Street d’Oliver Stone, sur les années 1980) a enflammé tout un pays pour sa cause. Kerviel, pourtant personnage typique de la marge de la crise, s’est révélé sans y avoir songé une seconde comme son dénonciateur. Il a été aussitôt transformé en capitaine Dreyfus postmoderne par l’interprétation médiatique (image aussitôt trouvée par le quotidien L’Humanité), considéré par le bon sens populaire autant que par les journalistes soupçonneux des explications de la direction de la banque, comme le bouc-émissaire d’un système enivré et pris au piège de sa propre folie financière. Sa popularité instantanée, alimentée par son caractère sombre et taiseux, sa psychologie fragile, a fait de lui l’accusateur symbolique des outrances du système, de la monstruosité de la puissance de ses marges, qu’il a mises en évidence par l’absurde. Kerviel a mis le système en accusation. Il a été l’“imprécateur” sorti des entrailles sombres de la banque pour en afficher publiquement les outrances.
Le cheminement même de cette affaire, la cohabitation d’aspects complètement dérisoires au niveau d’un personnage qui semblerait banal et anonyme, et d’aspects monstrueux comme l’onde de choc de cette affaire secouant Davos et un système financier déjà en folie, – voilà bien une illustration symbolique de cette situation où les marges déclenchent des tsunamis. L’affaire Kerviel n’est qu’un épisode dans une crise déjà bien en cours et qui nous réserve bien des surprises et d’autres chocs encore. Mais c’est une affaire tellement révélatrice qu’elle mériterait d’être le symbole de la crise. Qui comprend le personnage Jérôme Kerviel et la mécanique de son action, et l’utilisation faite de son action, et l’écho qu’a recueilli son action, celui-là comprend les aspects monstrueusement dissymétriques de la crise. Comme les guerres que nous voyons aujourd’hui, nous vivons une crise systémique de type G4G (Guerre de la 4ème Génération), marquée par une dissymétrie au-delà de toute description, mettant à jour la pathologie du système.
Après un 1929 de plus et en attendant d’autres, nous sommes bien en 1933, – mais avec une question: que faire?
En quelques jours, dans la folle semaine du 21 janvier 2008, nous avons eu un fantastique accéléré de l’archétype de la Grande Crise. Nous avons eu à la fois, l’équivalent d’un krach de l’ampleur de celui d’octobre 1929 en fait d’effet, d’écho, de puissance de choc pour la psychologie, et même largement plus puissant de ce point de vue par ce qu’on devine des matières explosives dissimulées et prêtes à exploser, – et nous avons eu 1933, c’est-à-dire le système placé devant son propre vide creusé par le choc, c’est-à-dire placé devant la nécessité d’agir au niveau de ses autorités, comme le fut FDR le 4 mars 1933. Nous n’avons pas eu besoin, pour atteindre 1933, des images de millions de chômeurs, de la misère, des files d’épargnants venant chercher leur dépôts bancaires, des agriculteurs dépouillés de leurs outils de travail à cause de leurs traites impayés, etc.
(Nous parlons bien d’“images”, parce que toutes ces choses existent, mais d’une façon différente, dissimulée, parce que le système a su “habiller” de la normalité instituée ces faits de la crise sociale endémique pour en réduire complètement l’aspect dramatique qui fut la marque de la crise de 1929-1933. Cette “normalité instituée” peut être aussi bien l’acceptation fataliste des conséquences d’un système qu’il n’est pas question de remettre en cause parce qu’il est idéologiquement intouchable, comme aux USA; soit des mesures de défense sociale instituées et institutionnalisées par la puissance publique, comme en France où l’on accepte le système tout en le soupçonnant de tares monstrueuses et cachées.)
Mais nous avons 1933 en fait de “moment de décision”, pas 1933 une fois la décision prise. Nous sommes placés devant la nécessité du moment de décision (dito, le pouvoir politique “reprenant le pouvoir” à la puissance financière discréditée par sa puissance de plus en plus exprimée par ses marges) et nous découvrons l’incroyable difficulté, peut-être l’impossibilité de la décision. A Davos, Malcolm Knight, le directeur de la BIS (Bank for International Settlements), a éclairé d’une lumière crue ce problème de la décision, de ce que devrait être la (re)prise du pouvoir par le pouvoir politique. Knight dit que «the major challenge for regulators is the Balkanisation of regulation – fragmented across market segments, across national jurisdictions and yet we want to have a global financial system». Dans cette phrase, c’est le mot “yet” qui dit tout, – “pourtant”: «...et pourtant, nous voulons un système financier global.»
...Car il n’est pas question de remettre en cause quoi que ce soit des fondements du système, des “fondamentaux” comme ils disent. Cela ne vient à l’idée de personne, d’ailleurs selon un cheminement inconscient de la pensée bien compréhensible. Mettre en cause le système, c’est ouvrir la boîte de Pandore et découvrir la profondeur abyssale du vide, – hors de question. Et pourtant (“yet”)... Le fait est qu’il est là, devant nous, le vide, et que nous en devinons la profondeur abyssale, le fait est que la boîte de Pandore est ouverte (elle s’est ouverte toute seule). “And yet” dit Malcolm Knight: «...et pourtant, nous voulons un système financier global». Nous nous trouvons donc au centre de la vertigineuse quadrature du cercle.
Le langage vous révèle, – il nous révèle tous... Nous parlons tous selon une chronologie du futur. Désormais, plus personne ne nie qu’il y a une crise. Il y a de moins en moins d’observateurs pour croire que “la crise est derrière nous”. Nous nous installons par conséquent dans l’idée générale que la crise, ou disons le plus gros de la crise est encore à subir. Notre langage s’adapte à cette perspective. On pense en termes et expressions tels que: “la crise sera longue”, ou “la crise sera dure”, ou “tel ou tel pays est mieux armé pour affronter la crise”, etc. Dans toutes ces expressions, il y a, implicite mais d’une puissance confondante, l’idée de la finitude de la crise.
La chose est normale, parce que notre raison, notre psychologie, notre langage lui-même sont structurés pour concevoir une “fin de la crise”... Le mot lui-même, par la définition que nous lui avons donnée dans la vie publique, appelle une fin. (“Crise économique”: «Phase grave dans une evolution»; et, pour compléter, le mot “évolution”: «Mouvements réglés» et «Suite de transformations dans un même sens».) Ces définitions imprègnent notre psychologie et notre psychologie nous conduit à former des jugements comme s’ils étaient de nous-mêmes, produits de notre perception et de notre intelligence, alors qu’ils sont fortement influencés au départ par ces définitions. Les définitions que nous avons rappelées conduisent effectivement à considérer la crise comme un accident malheureux et déplorable dans un processus, une évolution, dont on a accepté comme une prémisse intangible le caractère vertueux. Par conséquent, nous attendons la fin de la chose pour que l’évolution reprenne son rythme vertueux.
Le plus remarquable dans les réactions autour des derniers événements est que, si notre langage et notre jugement automatique, – on pourrait le qualifier de “pavlovien”, – conduisent effectivement à attendre les événements dans ce sens, il règne une sourde angoisse et un désarroi presque palpable dans la façon de ressentir l’événement. C’est-à-dire que nous ne sommes pas vierges dans cette affaire. La “crise”, – gardons le terme à défaut d’autre chose, avec toutes les réserves implicites que nous évoquons, – dont nous avons subi les événements extraordinaires depuis le début de l’année, est un enchaînement sur d’autres événements économiques (chute du dollar de l’automne 2007, crise financière d’août 2007 avec le cas britannique de la banque Northern Rock). Elle est un enchaînement sur une situation générale chaotique caractérisée par des tensions incessantes, par d’autres “crises” si l’on veut, ces événements s’enchaînant et se chevauchant, se nourrisant entre eux, s’entretenant les uns les autres. Enfin, il y a le décalage énorme entre le langage officiel, l’optimisme officiel, et la réalité, qui exerce également une pression incessante sur la psychologie.
Quel futur après “la” crise alors que partout se pressent les perspectives d’autres crises systémiques inéluctables?
Dans ce cas, notre psychologie n’est pas angoissée ni désorientée sans raison, et son angoisse et son désarroi ne sont pas le produit d’une pathologie. Elle détecte la tromperie du langage, car c’est bien une tromperie aujourd’hui de parler implicitement de la crise comme d’un accident dans une «suite de transformations dans un même sens». Notre psychologie devine la réalité effrayante: cette crise colossale qui semble réduire le système financier et bancaire mondial à un écran de fumée, à une apparition magique qui s’effacerait au vent d’une tempête, n’est pas un accident, aussi épouvantable soit-il. C’est bien une étape de plus dans un enchaînement catastrophique, – et alors, oui, l’on peut parler d’une «suite de transformations dans un même sens», – ces “transformations” n’étant que l’autre nom donné aux crises successives qui, d’accidentelles qu’on les croyait être, deviennent ainsi structurelles. L’évolution ainsi observée est alors décrite comme catastrophique.
Faisant ces réflexions, ce n’est pas verser dans le catastrophisme même si l’on conclut dans le sens qu’on a vu. C’est simplement faire preuve de réalisme et simplement utiliser sa mémoire rapprochée. Il suffit de se rappeler qu’il y a un an, nos esprits étaient complètement occupés par la crise de l’environnement (crise climatique); il y a deux ans, à la suite de la rupture d’alimentation de l’Ukraine en gaz russe, c’était la crise de l’énergie; il y a trois ans, c’était la crise iranienne, qualifiée depuis (en août 2007) de “plus grave crise de notre époque” par le président Sarkozy... (Et encore prend-on la succession de mêmes périodes; le reste des années évoquées est aussi fourni.) L’on sait que chacune de ces crises existe toujours, persiste, irrésolue, et que les perspectives inéluctables de certaines d’entre elles ont une dimension catastrophique évidente pour notre avenir (crise climatique, crise de l’énergie).
Ainsi se défait-on des chaînes d’un langage trompeur, forgé par l’habitude, les coutumes et les mœurs, dans un système où nous avons obligatoirement vécu et qui est entré dans sa phase catastrophique. Il n’y aura pas d’après à cette crise, dans tous les cas pas d’“après” conçu selon la rationalité économique (curieux oxymore) qui formate notre langage courant. Il serait plus avisé, plus sage, d’admettre que la crise en cours n’est qu’un enchaînement d’autres crises, et que tous ces accidents structurels modifient d’autant la structure dont elles manifestent les spasmes, et orientent (ou désorientent) à mesure l’évolution dans laquelle nous sommes emportés.
Il s’agit sans aucun doute d’une époque déchaînée, une de ces époques où tous les événements, au lieu de s’équilibrer, additionnent leurs effets pour conduire leur oeuvre de déstructuration. Sans doute peut-on la comparer à cette période de “la Grande Peur“, si bien décrite par Guglielmo Ferrero (voir notre rubrique Analyse des 25 novembre et 10 décembre 2007), qui va de 1789 à 1815; époque “maistrienne”, sans aucun doute, où les hommes, particulièrement les “maîtres du monde”, ne sont plus que les jouets de leurs illusions et des événements; cela, à l’image de ce que fut Davos-2008, écrasé, avec l’ahurissement de tous, par l’ampleur et la sauvagerie du phénomène.
Il faut accepter l’hypothèse de l’existence effective de ce que nous nommons “virtualisme”, ce processus idéologique de transformation artificielle de l’interprétation du monde; cette fausse propagande puisque, au contraire de la propagande, ceux qui manipulent ce processus à l’aide des moyens de la communication sont les premiers à croire à l’effet artificiel du produit de cette manipulation. Acceptant cette hypothèse, on peut alors considérer avec moins de pessimisme le défi psychologique majeur de notre temps historique. Il s’agit de “retourner” sa pensée comme l’on fait d’un gant.
Avec ces crises successives, nous arrivons à une situation insupportable pour la psychologie, au travers des jugements que le virtualisme exige de nous. Il est impossible, sans d’immenses dégâts pour l’équilibre de notre psychologie, de continuer à affirmer que le ciel est bleu et le soleil éclatant alors que la tempête déverse sur nous ses trombes d’eau illuminées d’éclairs sombres (autre oxymore nécessaire).
(Le virtualisme vient de loin, comme l’on sait, avec cette coloration météorologique. En 1928, lors de sa campagne électorale pour la présidence, le candidat démocrate Al Smith disait, un an avant 1929, que l’Amérique avait décidé de ne plus fabriquer de parapluies parce qu’elle vivrait continuellement sous le soleil éclatant de la prospérité économique. L’attitude de l’administration Hoover entre le krach d’octobre 1929 et le début effectif de la Grande Dépression à la fin de l’été 1930 fut décrite à l’époque comme “the prosperity propaganda”, – à part qu’il s’agissait effectivement plus de virtualisme que de “propagande”: ceux qui annonçaient le retour de la prospérité après l’accident d’octobre 1929, ou plutôt la poursuite de la prospérirté en dépit de l’accident, croyaient évidemment à ce qu’ils affirmaient.)
Le défi qui s’impose est assez classique et n’a rien de vraiment nouveau. Il s’agit, selon une formule également classique, de “penser la crise”, c’est-à-dire d’accepter la réalité et les événements dont elle est marquée. Mais cette consigne classique devient effectivement un défi colossal au regard de la construction virtualiste que nous nous sommes imposée à la place de la réalité. Là où il y avait simplement une adaptation de la pensée (“penser la crise”), il y a un effort intellectuel considérable. Il s’agit véritablement de “retourner la pensée” pour pouvoir “penser la réalité”, – ce qui revient à “penser la crise”, ou “les crises”, puisque c’est là la définition de la réalité présente. C’est un paradoxe bien remarquable de nous trouver à ce point qui est si important à cause de l’aspect quantitatif de nos propres dissimulations. Ce simple retour au réel pourrait paradoxalement prendre l’aspect révolutionnaire d’une “transmutation des valeurs”, selon l’expression nietzschéenne, tant cet exercice conduirait à des bouleversements des conceptions. Nietzsche voulait une “transmutation des valeurs” pour changer la réalité; dans notre cas, un simple retour à la réalité impliquerait cette “transmutation des valeurs”.
Un exemple du “retournement de la pensée”: justement, FDR en 1933, ou le rejet de la “prosperity propaganda”
Pour mieux expliciter le cas en l’accolant à une occurrence qui nous est familière en ce moment, on citera le précédent de Roosevelt, toujours autour de cette fameuse date de 1933 (son entrée en fonction). Nous mettons à part toutes les pondérations qu’impliquerait un jugement uniquement politique ou économique, notamment sur les ambiguïtés et les limites de la politique de FDR. Nous choisissons de considérer le cas d’un point de vue symbolique et psychologique, par rapport à la situation intellectuelle, à la tendance du conformisme d’alors aux USA (assez proche de celui d’aujourd’hui). Le discours de sa prestation de serment, les décisions aussitôt prises, le choc intellectuel que tout cela produisit, – voilà un exemple de “retournement de la pensée”.
Ce n’est que quelques mois plus tard, quelques années plus tard, bref à la lumière de l’Histoire, que l’on considéra que l’acte de FDR était nécessité par la pression des événements. Cette pression était beaucoup moins fortement ressentie dans la vie politique (politicienne) quotidienne aux USA qu’elle n’est mesurée dans l’Histoire. C’est l’acte de FDR, le choc du “retournement de la pensée” qui mit en lumière cette pression des événements et c’est bien ce “retournement de la pensée“ qui constitue, de ce point de vue, un moteur révolutionnaire. En quelques heures, tous les stigmates et les chaînes de la “prosperity propaganda” qui poursuivait son action malgré la crise furent dispersés. En quelques heures, et peut-être pour quelques semaines ou quelques mois avant qu’on ne mesure les limites de la politique de FDR, était apparue la possibilité d’une rupture systémique, – et non idéologique, domaine de l’illusion, – de la situation en place.
Les adversaires de FDR eurent tôt fait de contre-attaquer et de bloquer l’évolution en cours en faisant de FDR un “socialiste” plutôt qu’un dynamiteur du système. A cette nouvelle lumière, il apparut bien sûr que FDR, reconduit dans la sphère idéologique, n’était pas un socialiste mais tout juste un réformiste capitaliste. Lui-même avait évidemment cédé aux contraintes du système où il évoluait et se trouva très vite politiquement en retraite. Mais l’aspect politique n’est pas du tout l’essentiel dans cet exemple; on comprend que ce qu’il nous importe d’éclairer est l’aspect psychologique de l’imposition d’une rupture dans le courant de la pensée. On sait que l’effet psychologique fut cathartique dans toute la population américaine, comme si un sentiment collectif s’était créé par le biais d’une psychologie collective. L’exemple rappelle effectivement que les interventions inspirées de dirigeants politiques se placent toujours dans le registre apocalyptique rompant le discours du conformisme systémique, de “l’optimisme de système”. De Gaulle n’était jamais meilleur dans sa conquête de l’esprit public que lorsqu’il annonçait le chaos (“moi ou le chaos”).
Si l’exemple est évident, si la voie apparaît éclatante, on ne voit pas une seconde pour autant un dirigeant politique du calibre contemporain capable d’une telle audace. Le “renversement de la pensée” semble effectivement une voie interdite dans les conditions politiques courantes du système.
Le défi qui nous est lancé concerne effectivement cette ouverture de l’esprit, ce déchirement du “conformisme optimiste”, du virtualisme de l’optimisme. Il faut alors réapprendre l’exercice simple d’accepter de soumettre notre pensée à l’épreuve des événements du dehors, au lieu d’imposer à ces événements l’interprétation que nous donnons d’eux. Il n’y a rien de bien nouveau dans cette exigence mais il faut, dans les conditions actuelles de pressions de la communication, une singulière puissance psychologique pour la rencontrer.
Il s’agit de “penser l’apocalypse”, c’est-à-dire d’accepter une accumulation d’événements à potentiel catastrophique, mélange d’événements naturels et d’événements artificiels (créés par les humains). Cette nécessité est d’autant plus pressante que nous possédons le redoutable privilège, – c’est une idée centrale que nous répétons souvent, – de vivre une époque apocalyptique et, en même temps, de mesurer parfaitement l’aspect apocalyptique de cette époque, – et encore plus, en même temps de pouvoir nous regarder en train de vivre cette époque apocalyptique. La lucidité face à ces phénomènes ce paye effectivement d’un “retournement de la pensée”.
En nous fixant comme but de “penser l’apocalypse” nous ne désignons pas un rôle de témoin, de spectateur ardent. Nous devons aller plus loin et admettre que cette “apocalypse” est le produit indubitable de notre civilisation. Cela signifie que l’acte intellectuel audacieux de “penser l’apocalypse” signifie également, pour notre compte, “penser notre décadence”, – et, dans ce cas, une décadence qui ne cesse d’accélérer, comme si le poids même de ses capitulations et de ses perversions en augmentait le rythme et la vitesse.
C’est dire qu’il faudra au bout du compte écarter l’esprit partisan, l’engagement qu’on jugeait être, d’ailleurs avec bien des arguments, politique et moral. La chute est tellement abrupte que nul n’est épargné. Certes, l’Amérique peut être désignée par certains comme la fautive, mais ce n’est que la fautive principale et nous sommes tous à la fois entrainés par elle et complices d’elle. La France elle-même, qui s’est distinguée si souvent par ses différences, a aujourd’hui des caractères et des comportements qui ne déparent en aucune façon le phénomène général de décadence. D’une certaine façon, le déclin accéléré de la puissance US met en évidence combien le mal général que l’on mesure, la “crise systémique” qui se concrétise par autant de crises systémiques sectorielles, est le mal d’une civilisation dans son ensemble et non le mal d’une influence et d’une puissance, – même si l’on juge que cette influence et cette puissance sont la matrice de la chose. Nous sommes tous, à la fois complices et victimes, et historiquement solidaires d’un développement que nous avons tous, peu ou prou, avec plus ou moins de réticence, favorisé depuis plusieurs siècles. Il s’agit bien d’une civilisation qui est en cause, et du temps qui en a le mieux caractérisé l’achèvement, ce temps que nous nommons “modernité”.
Dans le sens de l’évidence, il apparaît que l’“Ouest” est invincible. Sa puissance, le contrôle qu’il exerce sur tous les attributs et toutes les sources de la puissance, sont des faits qu’il importe peu de discuter. La chose est d’autant plus acquise qu’elle est établie depuis plusieurs siècles, qu’elle s’est imposée dans une dernière réaffirmation tendant à la totalité, de façon écrasante et en toute impunité après la guerre de 1939-45. (Dès cette époque, certains se penchaient sur les problèmes générés ou dissimulés par cette domination. Ce fut notamment le cas de Toynbee.)
La domination de l’Ouest est aujourd’hui de type totalitaire, n’épargnant aucun domaine; encore plus qu’une hégémonie, il s’agit d’un phénomène osmotique qui ne se ferait que dans un sens. L’Ouest ne peut être vaincu selon la définition courante du terme “défaite” dans la mesure où, pour chaque candidat à une “victoire” sur l’Ouest et en admettant qu’une telle “victoire” fût possible, cette “défaite” de l’Ouest serait également une sorte de “défaite” pour lui-même. La démonstration en a été faite d’une façon paradoxale depuis le 11 septembre 2001. Le paradoxe est en ceci que les événements tragiques depuis 9/11 n’ont finalement démontré qu’une chose: notre seul Ennemi, notre vrai Ennemi est en-dedans de nous-mêmes. De toutes les crises qui frappent l’Occident depuis 9/11, aucune (sauf la “crise du terrorisme” évidemment, dont la réalité est bien contestable) n’est le produit du terrorisme. Les crises du système financier, de l’énergie, de l’environnement, etc., voire des crises plus diffuses encore comme celles des bureaucraties, des structures militaires, ont été précipitées par 9/11 mais n’en sont certainement pas l’effet direct. L’attaque du 11 septembre n’a eu d’importance qu’à cause des effets indirects, secondaires mais colossaux, qu’elle a déclenchés.
En quelques années a été mis à jour le vice fondamental de notre système, – une sorte de montée aux deux extrêmes contraires si l’on veut. Ce vice fondamental tient en un paradoxe, qui est celui que la montée automatique de la puissance de la civilisation occidentale augmente proportionnellement sa vulnérabilité interne. Certains percevaient déjà, souvent par intuition, ce déséquilibre, qu’ils exprimaient d’une autre façon: la civilisation occidentale augmentant irrésistiblement sa puissance montre corrélativement et proportionnellement une absence de sens qui devient de plus en plus déstabilisante. L’attaque du 11 septembre, elle-même ô combien déstabilisante, a traduit cette intuition en une réalité concrète. Nous voyons aujourd’hui cette réalité se marquer dans des événements bien identifiables.
Il n’y a pas de domaine où ce paradoxe se marque plus fortement que dans l’activité militaire, qui est devenu ces dernières années une des manifestations principales de la puissance occidentale (américaniste, certes, mais également d’autres puissances, notamment européennes). Il s’agit du paradoxe de l’invincibilité impuissante.
Les guerres lancées depuis le 11 septembre 2001 sont des miroirs de notre civilisation: invincibilité et impuissance
C’est effectivement dans les conflits lancés depuis le 11 septembre 2001 que s’est imposée l’image de notre crise de civilisation. Nous l’avons voulu spécifiquement, – “nous” puisque, décidément, tout ce qui est américaniste nous guide et nous éclaire. Nous avons écarté toute autre définition du terrorisme que guerrière. Nous avons imposé l’enjeu au niveau de la guerre, et puisque la lutte contre le terrorisme fut aussitôt perçue comme un “enjeu de civilisation” c’est qu’effectivement la guerre lancée portait cette signification.
(Nous savons bien que tout le monde ne partageait pas cette perception et ce jugement. Nous savons bien que les Européens rechignèrent et rechignent encore. Nous savons bien que les Européens ont un sens bien plus aigu de la crise de civilisation que nous vivons, que ne l’ont les dirigeants washingtoniens. Ils ont manqué à leur devoir le plus sacré de n’en rien dire et de ne pas tirer les conséquences de ces convictions. Tant pis pour nous, il faut boire la coupe jusqu’à la lie.)
Autant le conflit irakien d’une façon presque provocante jusqu’en 2007, que le conflit afghan depuis 2005 et, désormais d’une façon spectaculaire depuis quelques mois, – ces deux conflits proposent avec une puissance confondante l’étrange binôme en forme d’oxymore de l’invincibilité enfantant l’impuissance. Il y a toutes les apparences de la puissance irrésistible dans ces armées hyper-modernes, hyper-sophistiquées, hyper-mécanisées et -informatisées, “hyper-tout” en un mot, – qui surviennent, s’emparent du terrain et de la bataille et portent un coup décisif. Tout est dit et les trompettes de la renommée victorieuse peuvent sonner. C’est alors que tout commence. La puissance imposée, qui prétend installer son propre monde, prend ses aises et commence à étaler ses travers: rigidité, bureaucratie, réglementation, inadaptabilité. Son calvaire commence alors que commence la G4G. Bientôt elle est aussi impuissante qu’un colosse assailli par un essaim de guêpes, parce qu’elle s’est figée dans son invincibilité affirmée qui lui donne une telle certitude qu’elle n’imagine pas une seconde qu’elle doive changer, qu’elle doive s’adapter à quelque chose qui lui est si manifestement inférieur. L’invincibilité génère l’impuissance comme une infection irrésistible. La bataille initiale gagnée, la guerre commence à être perdue.
Mais ces mots sont inappropriés. Il n’est question ni de “victoire” ni de “défaite” puisque les deux adversaires évoluent dans deux mondes qui ne se rencontrent jamais. Au bout du compte, l’invincibilité sera conduite à acheter le silence et une certaine neutralité temporaire des essaims de guêpes, en échange de concessions diverses, pour éviter que la dialectique insupportable “victoire”-“défaite” puisse être utilisée. Puisque les moyens de l’invincibilité sont immenses et que l’adversaire peut y trouver son compte, l’affaire est faite, comme en Irak. Cela durera ce que cela durera car il ne s’agit que d’acheter du temps pour sauvegarder ce qu’il reste d’une réputation.
Le dernier acte de l’invincibilité a donc été d’acheter le silence de l’adversaire pour qu’il ne proclame pas l’impuissance à la face du monde. Mais c’est un marché de dupes.
En apparence, l’Afghanistan n’a rien à voir avec la crise des subprimes magnifiée par l’aventure de la Société Générale. En réalité, une crise succède à l’autre, dans cet enchaînement qui lui-même paraît systémique de crises qui peuvent toutes justifier ce qualificatif pour elles-mêmes. Il s’agit d’une suite ininterrompue de paroxysmes successifs de crises ininterrompues, endémiques, l’une prenant le relais de l’autre. Un week-end, nous assistons aux prémisses d’un krach boursier, le week-end d’après c’est l’annonce du rejet de la nomination de Lord Ashdow comme représentant de l’ONU par le président afghan Karzaï, – à Davos, justement, où l’on ne parlait que du krach. Ainsi le lien est-il fait. Londres et Washington avaient oublié de consulter Karzaï. Le président afghan est une marionnette accessoire mais c’est aussi un Afghan ombrageux. Il s’est invité dans le jeu, pour en troubler la donne.
Ainsi commença une semaine difficile pour la crise afghane, avec un échange entre le secrétaire à la défense Robert Gates et les Allemands d’une intensité jamais vue dans ces relations transatlantiques-là. Selon les mots de sources officielles allemandes qui ne furent pas avares de confidences, la lettre de Gates fut qualifiée d’«outrageante» et d’«impertinente», elle témoignait d’«une incroyable impudence», elle pouvait être appréciée comme une tentative d’«infliger une torture psychologique» aux Allemands. Diantre. La chose (la lettre de Gates) en a surpris plus d’un, venant du successeur de Rumsfeld dont l’affabilité et le calme apaisant avaient constitué «une divine surprise» pour Javier Solana, lorsqu’il l’avait rencontré en privé à Washington, en mars dernier.
Aussi est-on conduit à poursuivre le parallèle proposé plus haut, à propos de cet enchaînement de crises. De même que le président de la Fed Bernanke perdit son sang-froid le week-end précédent devant la montée de la crise et décida la réduction massive du taux directeur, de même Gates perdit-il le sien avec une lettre qui ressemblait à un ultimatum écrit dans des termes «unusually harsh». La confirmation que les Canadiens retireraient leurs forces d’Afghanistan (de la terrible zone Sud) si certains autres pays de l’Alliance ne s’engageaient pas, notamment en fournissant un soutien à ces forces (2.500 hommes), transforme la perspective afghane en cauchemar. La décision de Karzaï contre Ashdow est l’amère cerise sur le gâteau. Là-dessus, l’entêtement des Français à ne pas s’engager plus avant en Afghanistan conduisit le Guardian du 2 février à faire cette remarque, – on la qualifiera d’extraordinaire et d’ironique c’est selon, lorsqu’on a à l’esprit quelle rupture pro-américaniste représentèrent pour les esprits à Washington, religion prestement faite à cet égard, l’arrivée successive au pouvoir de Merkel et de Sarkozy: «The mood in Paris and Berlin threatens a damaging replay of the transatlantic spats in the run up to the Iraq war five years ago.» Etrange, étrange: Chirac-Schröder et Merkel-Sarkozy, même combat?
L’Afghanistan devient le “front central”: de quoi? De notre bataille universelle ou de notre crise systémique?
Il est caractéristique de notre sentiment, et de la “force des choses” nous semble-t-il, que l’on aborde la description succincte de cet épisode afghan par la description des mésententes occidentales plus que par une description de la situation sur le terrain. Cela mesure la réalité profonde de la crise, selon notre sentiment. Il n’y a certainement pas d’exemple historique d’une soi-disant “guerre” menée d’une façon aussi spectaculaire et fracassante, d’abord sur le front intérieur d’un des adversaires, à l’intérieur de la coalition-alliance qu’il entend représenter, comme si le terrain lui-même où se poursuivent les combats représentaient un à-côté, quelque chose d’accessoire qui ne semble là que pour mettre en évidence les chaos du front intérieur.
Après l’Irak, annoncent à grand fracas les stratèges washingtoniens, l’Afghanistan est devenu le “front central”. De quoi? Mais de la “Long War” que conduit l’Occident, est-on tenté de répondre ingénument. On proposera évidemment l’autre interprétation, déjà évoquée précédemment, cette fois à la lumière de cette idée d’enchaînement des crises comme autant de signes spasmodiques s’enchaînant en paroysmes successifs. La longue chaîne de l’impuissance de notre invincibilité se marque de tel à tel événement, s’enchaînant d’une semaine l’autre. La crise financière et boursière, illustrant un mal endémique d’une explosion provoquée par les seuls excès de ce système universel et invincible; la crise afghane, atteignant un nouveau paroxysme au travers des mésententes entre les puissances du système, exposées au travers d’échanges hargneux et hostiles. Tout cela fait partie d’une même famille.
L’Afghanistan devient-il le “front central”? Il y a dans ce jugement une sorte de tentative d’exorcisme du langage, comme si l’on poursuivait la “narrative” somme toute rassurante d’une guerre qui se poursuit. Après tout, l’expression même (“front central”) pourrait vouloir signifier que les autres fronts sont désormais apaisés. Est-ce le cas de l’Irak? On se permettra d’observer, un tantinet sceptique: on verra, car tout est loin d’être vu à cet égard. Mais on comprend bien que ces simples remarques nous éloignent des réalités opérationnelles où les montages jouent un rôle si grand qu’il est proche d’être exclusif. Ce qui compte est bien cette chaîne sans fin des acrimonies, des improvisations entre alliés sur la défensive entre eux ou entre pouvoirs concurrents du même système; ce qui compte est ce balancement d’une crise à l’autre, comme un pompier court d’un foyer à l’autre selon l’intensité du feu.
Les critiques de la façon dont est menée, par l’Ouest, la “guerre” en Afghanistan, – le dernier acte en date est un rapport de l’Atlantic Council dont l’un des auteurs est l’ancien SACEUR, le général des Marines James Jones, – en reviennent sempiternellement au constat de l’absence d’une stratégie. Le constat est bien entendu justifié tant il tombe sous le sens (sous le bon sens, devrait-on dire). Mais ce constat a un aspect universel. L’absence de stratégie caractérise toutes les crises systémiques en cours, comme cause centrale. Elle n’est que le reflet d’une crise générale. L’absence de stratégie ne fait alors qu’énoncer pour un cas spécifique notre absence générale de sens.
Toutes ces explosions suivies d’apaisements, de la crise financière à l’Afghanistan en attendant la suite, nous donnent l’illusion d’avoir vaincu une crise avant d’affronter la suivante. Mais ne voit-on pas qu’il s’agit de manifestations différentes d’une même crise?
Dans cet enchaînement, l’Afghanistan, – puisque nous terminons sur ce cas, – ne dépare pas le propos initial. Là aussi, l’accessoire, le marginal est pris pour l’essentiel. Là aussi, l’événement central, – la guerre, après tout, – n’est même plus possible selon les normes courantes de cet événement. Se quereller entre alliés immémoriaux jusqu’à l’insulte mortelle à propos du déploiement de 2.000 hommes, voire de 250 dans le cas allemand pour un premier pas, alors qu’on fait une “guerre” affirmée comme universelle contre un ennemi décrit comme menaçant la civilisation du monde, c’est laisser la bride sur le cou aux marges, pour qu’elles nous conduisent aux extrêmes.
Cette “montée aux marges”, qui nous aveugle sur l’essentiel de la crise, indique notre épuisement psychologique marqué par ce travers de prendre l’accessoire pour l’essentiel. Parallèlement et selon une logique d’auto-destruction qui semble inéluctable, se développe et s’affirme cet étrange phénomène qui fait se correspondre, comme un double presque parfait, notre impuissance à notre invincibilité.
La question du “retournement de la pensée” est aujourd’hui posée, haute et claire. C’est désormais le seul défi essentiel, celui qui surmonte tous les autres. Retourner sa pensée pour libérer l’esprit du système où il s’est enfermé lui-même, d’où il assiste sans rien voir, invincible et impuissant, au déferlement des crises; l’esprit cherche sans espoir les causes de cet immense ébranlement dans des hypothèses de fortune, toutes faites pour conforter le monde fabriqué par le même système qui l’enferme; il évolue dans ce monde fermé où il s’interdit, par des entraves qu’il s’impose à lui-même d’observer la réalité profonde des causes de ces crises. L’enfermement est achevé dans cette logique de cercle vicieux, cet aliment pervers du malaise psychologique qui est l’écho intime et la conséquence pathologique de notre crise de civilisation.
Mais il est difficile de penser que l’esprit, ainsi enfermé, puisse trouver en lui la force de se libérer. Les crises, dans toutes leurs spécificités souvent étranges et qui sont nécessairement incompréhensibles à notre esprit, tiennent cette fonction inédite d’exercer sur lui une pression continue pour tenter de le forcer vers cette libération. La crise centrale de notre civilisation est en train de passer du caractère classique de l’événementiel à la situation inédite d’une bataille de la réalité, qu’elle représente, contre l’enfermement de l’esprit. L’enjeu central est de savoir jusqu’où notre psychologie résistera à cette pression avant que l’esprit accepte cette libération, ou bien si elle sombrera avant cette issue.
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