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543(En lisant Notes sur la crise de la narrative, du 14 avril 2014.)
On ne peut que souffrir de constater que les régions parmi les plus touchées historiquement par les agressions du « déchaînement de la matière » sont celles qui sont à nouveau sous les « feux » de l’actualité, c’est-à-dire, plus malheureusement, sous le feu de l’attaque du Système (même si ces feux sont ceux qui emporteront le Système).
Je pense à la catastrophe naturelle et nucléaire de Fukushima Sendai (11 mars 2011), qui affecte un pays déjà touché par l’horreur nucléaire 65 ans auparavant, rebrulant ses chairs, ses sols et jusqu’à l’océan cette fois-ci, mettant en évidence la soumission progressivement totale de ce pays (1) aux forces de la contre-civilisation (que celles-ci se manifestent sous la forme de la restauration Meiji, sous celle de l’expansionnisme militariste de l’ère Showa et de la Grande Guerre Asiatique, ou sous celle de l’occupation américaine imposant l’installation des centrales nucléaires de General Electric comme ce fut le cas à Fukushima Daishi (des horreurs de type Mark-I ou « réacteur à eau bouillante », que l’on faisait de surcroit fonctionner au MOX au moment de l’accident – on ne pouvait faire pire côté saloperie nucléaire), marquée par un climat de corruption économique et politique généralisé perpétuant à l’heure présente encore la poursuite de la catastrophe).
Je pense à l’Ukraine, attaquée aujourd’hui comme l’on sait par des pures forces destructurantes et nihilistes qui l’emmènent dans le chaos (fut-il, comme on ne peut que l’espérer, temporaire !), et qui fut la terre même qui souffrit et lutta contre la catastrophe de la centrale nucléaire de Tchernobyl du 26 avril 1986. Une étude publiée dans Oecologia de mars 2014 (reprise par Slate ici) montre que les décomposeurs microbiens du sol sont toujours affectés par le drame d’il y a 28 ans, incapables de faire retourner la matière organique morte des végétaux dans le cycle de la vie. Les efforts, parfois involontaires parfois conscients, mais toujours héroïques des milliers de « terminateurs » ukrainiens et russes de l’époque ont pourtant permis de circonscrire les effets de cette catastrophe bien mieux qu’à Fukushima Daishi où, trois ans après, nul confinement global n’a été mis en place, aucune cartographie sérieuse des éléments radioactifs n’a été faite, et les fuites continuent.
On sait qu’à Tchernobyl, le sarcophage en béton entourant complètement le réacteur en fusion doit être régulièrement refait et que la tâche a été menée, bon an mal an, plus ou moins à bien jusqu’aujourd’hui… Le « non gouvernement » actuel de Kiev et la future Ukraine, qu’elle soit « fédérale » ou « divisée », y parviendront-il toujours? Ou les fonds nécessaires proviendront-ils des royalties du miracle du « fracking » assurée par les incroyables compétences techniques des compagnies occidentales ? (Avez-vous remarqué, au passage, qu’on ne parle plus des gaz de schistes, à l’odeur désormais trop sulfureuse, mais de « fracking », alors qu’il s’agit de la même réalité - économiquement débile, écologiquement destructrice, et, by the way, sanitairement et socialement dévastatrice ?)
Cela ne peut se comprendre au seul niveau symbolique, si l’URSS s’est effondrée tout en devant gérer la catastrophe nucléaire de Tchernobyl (et la sortie d’Afghanistan et celle de la perte de croyance des pays satellites), et si le Système arrive à sa rupture en même temps que la gestion (que la non gestion, ou la gestion par le seul système de la communication) de la catastrophe tout aussi nucléaire de Fukushima (et celle de l’écroulement de son système économico-énergétique et de sa croyance dans le progrès) - tout en opérant, il faut bien l’avouer, un magnifique retour au point même où l’URSS a débuté sa chute (l’Ukraine), retour qui tient du sublime certes !
Tout cela – ces points communs (géographiques) et ces parallèles (nucléaires, environnementaux et humains) – ne sont pas que symboliques mais tiennent d’une réalité profonde.
Celle de l’insupportabilité du déni de la vie et de la méconnaissance totale des cycles du vivant de la part de notre « contre civilisation ». Celle de son incapacité totale à “faire monde”, à tisser des relations équilibrées à la terre et aux vivants, à promouvoir des cultures où la vie et l’esprit puissent respirer, se déployer, s’ouvrir…
Passons donc à autre chose. (Voir le 27 septembre 2011.)
Christian Steiner
(1) En lisant un livre paru récemment sur la réaction de mathématiciens et savants français contre le scientisme et la transformation de la recherche en technoscience dans les années 1950 à 1970 (Survivre et vivre. Critique de la science et naissance de l’écologie, Céline Pessis (dir), L’échappée, 2014), j’ai été frappé par le parallèle qu’il est possible de faire entre la trajectoire historique du Japon réagissant au Moderne et celle de la France.
Le cas du Japon est relativement connu et semble clair. Au premier contact brutal avec la modernité (l’épisode des canonnières du commodore Perry en 1854, obligeant le Japon à se soumettre à la logique économique des USA) – qui représenterait l’intrusion du Système (de sa dynamique) – succède une réaction de résistance dont le but est de défendre son autonomie et sa souveraineté en cherchant à lutter à arme égale avec l’ennemi, et donc en cherchant à acquérir les mêmes « armes » et structures militaire, juridique, économique que lui : c’est la période de modernisation du Japon (l’ère de Meiji, 1868-1912). Suit la désastreuse période du militarisme expansionniste, mimant l’impérialisme occidental, qui aboutit à la défaite totale du Japon en 1945. Malgré des efforts pour maintenir un développement économique et regagner une certaine autonomie dans la gestion des affaires, la période d’après guerre est l’histoire de la soumission graduelle et totale des élites et des structures politiques et économiques du pays à la logique du Système, jusqu’à l’enfermement abouti dans la logique du nucléaire civil et militaire (technologie de centrale de « seconde main » fournie par les vainqueurs, brûlant qui plus est les déchets du plutonium militaire américain), dont le Japon ne peut se sortir. (Trois ans après Fukushima, alors que rien n’est réglé, on parle de relancer la production électrique nucléaire – et de continuer à recycler en douce les déchets de plutonium de l’industrie militaire américaine, et de faire payer les dégâts – économiques, écologiques et sanitaires – à la population tandis que les profits… etc. etc.)
Or à la lecture du livre mentionné ci-dessus et même en prenant en compte l’épisode glorieux du général de Gaulle (et celui, peut-être encore plus glorieux, de Verdun), j’en arrive à me demander si l’évolution de la France face au Moderne (au Système, à la logique du « déchaînement de la matière ») ne suit pas les grandes lignes de celle du Japon : intrusion, résistance, tentative de garder la souveraineté, modernisation… puis soumission totale au Système.
Bien sûr, après la Seconde Guerre, la France a réussit à développer un armement de pointe, comprenant les vecteurs nucléaires (armement atomiques, chasseurs-bombardier, sous-marins, capacités satellitaires etc.), qui lui ont permis de mener une politique souveraine, autonome et indépendante – jusqu’à défier les Etats-Unis dans leur plus puissants moyens de domination (1966 : sortie de l’OTAN et départ des soldats US présents sur le territoire français depuis 1944 ; exigence de payement en or à la place du dollar – tiens ? ça vous rappelle quelque chose dans l’actualité ?). Cette modernisation militaire culminant en 1964 avec la création de la force permanente de dissuasion nucléaire française, obéissait à des principes clairs et proclamés comme tel de souveraineté et de légitimité, opérationnalisant ces principes et servant à la défense et au respect de ces principes (quelques furent les troubles, heurs et malheurs de la décolonisation et de la realpolitik, malgré tout toujours subsumés à ces grands principes, si ce n’est toujours au respect des droits humains…). C’est là certes une grande, une immense différence d’avec le Japon, qui n’a évidemment pas mené une politique de réarmement après le Seconde Guerre mondiale, qui n’a donc pu le faire ni en suivant ces principes de souveraineté et de légitimité ni en acquérant la capacité de les défendre.
Mais en lisant les lignes du chapitre introductif de l’ouvrage mentionné et les témoignages directs des scientifiques ayant participé à ce bouleversement, on a la forte impression que quelque chose d’autre aussi s’est joué, dans l’ampleur de ces changements. On ne peut être que frappé de constater à quel point les choses ont été transformées. « A partir des années 1950, l’Etat français (…) s’engage dans une production de masse de scientifiques et d’ingénieurs dont lui-même se fait grand consommateur. L’invention de la « croissance » et de la planification de la productivité exige un outillage économique et statistique perfectionné. Le recours aux chiffres et aux experts vient moderniser une administration et des institutions par trop « politiques » (…) Pour remplir les usines et déqualifier à la chaîne, on vide les campagnes par la mécanisation et on éduque les paysans à la chimie. Des laboratoires, standardisation et industrialisation gagnent les foyers, les champs, les assiettes et les corps. (…) Au sortir des « Trente Ravageuses », les laboratoires sont devenus de quasi empires industriels… » (op. cité, page 7). Cette modernisation touche tous les domaines, y compris et surtout l’énergie, l’agrochimie, la pharmacochimie et la médecine, avec les conséquences que l’on sait aujourd’hui (enfermement dans cette logique de culture « hors sol », d’agriculture par pesticides, de déni du sol, d’encouragement des semis enrobés, de confiscation des semences et de brevetisation du vivant ; médecine niant les corps et l’esprit – je viens de lire Le Chœur des femmes de Martin Winckler, qu’une amie chère et sauvage m’a glissé entre les mains ; logique des lobbies industriels empêchant toute alternative et initiative locale au nom des « intérêts supérieurs » dévoyés ou dont on ne peut plus être sûr)…. Et je ne peux m’empêcher de me penser qu’à l’issue de ces bouleversements, à l’entrée des années 70, « la France a troqué » ses vieux principes et « basculé dans l’ère des technosciences » et du Système…
Conclusion. Se servir d’outil de puissance (armement nucléaire et technologie de pointe) en obéissant au Principe et pour défendre ces principes, oui (politique gaullienne). Mais continuer dans la dynamique de la modernisation en oubliant peu à peu le Principe, les principes, parce que les générations changent, que l’éducation change, que la société se fragmente, que le travail se sectorise, se fragmente, perd de vue sa finalité et son sens, parce que que l’oubli tombe… c’est céder in fine à la dynamique propre du Système.
Alors, cette politique et industrie agricole pédicide, cette médecine réificatrice, cette gestion technocratique de la société de masse, cette quantification de l’intelligence : simple dégâts « collatéraux », malheureux mais nécessaires, d’une grande nation encore souveraine, ou signes d’une abdication et soumission totale au Système ?
L’évolution récente, mettons depuis le début des années 2000, des élites politiques et de la politique extérieure de la France vers la décadence totale, l’inexistence achevée et la perte totale de souveraineté et d’esprit répondra à notre place… (Si un jeune Chirac par exemple, dans les années 60, fait encore partie de cette « administration et institutions par trop « politique », avec toutes ses compromissions africaines bien connues mais néanmoins humaines et expérimentées sur le terrain le plus concret, sableux et chaud, que dire de la génération suivante, actuelle, dito… M. Sarkozy et M. Hollande – avec quels principes furent-ils éduqués et instruits ? A quels principes obéissent-ils ? Ou à quelles pseudo valeurs creuses, superficielles et « dans l’air du temps »?)
J’en viens à me demander si l’on ne peut considérer, dans une certaine mesure, les Trente Glorieuses - ou ces « Trente ravageuses » comme les appelaient les mathématiciens révoltés de 1971 -, comme l’équivalent de la période de modernisation du Japon (l’ère Meiji), avec la même issue vers la transformation du pays aux canons du Système puis – au-delà de la fin de la période gaullienne - à la soumission totale à ce dernier. L’incapacité du Rafale à être utilisé comme outil de souveraineté et de légitimité (notamment à travers des ventes à des pays tiers, au hasard à ceux du BRICS, voire même à sa voisine la Suisse, qui avait acquis à l’époque ses Mirages III, ou encore à travers leur usage contre la Lybie), l’utilisation des techniques de mathématiques financières françaises et le travail des économistes et traders français dans les délires les plus dangereux de la finance mondiale (anglo-saxonne) ne sont-ils pas des symptômes de cette abdication ? Les moyens sans l’esprit ne sont plus rien, pire : ils deviennent nos maîtres…
(Je viens de retomber sur ce magnifique petit texte écrit par Camus en 1940, Les Amandiers : « Il suffit de connaître ce que nous voulons, et ce que nous voulons, justement, c’est ne plus jamais (…) donner raison à la force qui n’est pas au service de l’esprit »… Y a-t-il parole plus affutée pour définir le combat entre l’idéal de puissance et l’idéal de perfection? Mais réussissons-nous aujourd’hui à prendre acte de la suite : « Restons donc fermes sur l’esprit, même si la force prend pour nous séduire le visage d’une idée ou du confort » ? Sinon il ne restera plus qu’aux esprits à attendre de s’ouvrir « par une unique nuit froide et pure de janvier », comme autant de fleurs d’amandiers éclatant en flocons de neige… - tant il est vrai que l’esprit et le corps se soutiennent l’un l’autre, s’élèvent l’un l’autre…)
Ainsi, au-delà des différences énormes entre les trajectoires historiques du Japon, de la France, de la Russie même, dans leur confrontation avec le moderne et le « déchaînement de la matière », certains parallèles peuvent être tracés – notamment la faillite de chacune de ces nations, quand bien même elles semblaient outillées pour y résister. Autre constatation : seule la Russie a, en tant qu’Etat et nation, un regard suffisamment lucide sur ce conflit « à l’intérieur même de la civilisation » pour s’être donné la volonté et les moyens de résister au Système/contrer le Système/hâter la chute du Système (aïkido). C’est aussi la seule nation qui s’est effondrée d’elle-même sous le Système, sans imputer cette chute à un facteur extérieur, en reconnaissant son entière responsabilité dans cette tentation, illusion et chute. La seule nation qui a pu tirer, par conséquent, les leçons (conceptuelles et pratiques, critiques et opérationnelles). On attendra le tour de la France. Le tour des nations de la planète entière, d’ailleurs…
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