A propos du SIB, alias SOB

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A propos du SIB, alias SOB

11 juin 2006 — Le langage est la structure fondamentale où s’élaborent aujourd'hui la perversité humaine et la subversion méta-politique. Il est aussi, pour certains transcendantalistes, le phénomène qui fait la spécificité de l’être “habité”, qui fait qu’un être humain peut être aussi perçu comme le medium d’une Parole qui lui est extérieure, — et donc la manifestation du sacré qu’il y a en lui. (Georges Steiner nomme ces transcendantalistes des “logocrates” et il désigne le premier d’entre eux : Joseph de Maistre.) Aujourd’hui, avec les “logocrates” et les subversifs méta-politiques, c’est-à-dire la transcription dans le langage des forces structurantes et des forces déstructurantes, on trouve interprété au plus simple et donc au plus profond le grand conflit de la crise ultime de notre civilisation.

C’est pour cette raison principalement, parmi quelques autres également convaincantes, que l’on pourrait proposer l’idée que l’américanisme est bien le cadre le plus complet et le plus élaboré abritant le cœur de la subversion méta-politique enfantée par la perversité. Le langage dont use la bureaucratie de l’américanisme nous le suggère, notamment avec son jeu mécanique de l’acronyme. (Que d’autres bureaucraties et establishments techniques non-américains singent cette démarche ne fait que montrer combien eux-mêmes sont américanisés. Là aussi, le cas est simple même si leur cas n’est pas nécessairement désespéré, — si l’on parvient à réaliser l’imposture du processus.)

Nous allons donc parler du “suicide”, puisqu’il en est question à propos de l’affaire de Guantanamo.

(Nous parlons du “suicide” hors de toute référence religieuse. La condamnation du suicide par l’Église suit une certaine cohérence qui la dégage de l’absolutisme mécaniste évoqué ici. L’argument est plus spirituel que temporel et il entre dans un débat plus vaste qui concerne la religion, l’Église, sa doctrine, sa dimension spirituelle, etc. Ici, nous nous cantonnons volontairement au domaine temporel, au domaine de l’être humain dans toute sa dimension psychologique, — y compris la dimension spirituelle que peut ressentir intérieurement un être humain, sans référence extérieure à une religion, par la grâce de la seule richesse et de la capacité d’ouverture de sa psychologie. De même, nous ne tenons pas compte de la dimension religieuse dans le chef des suicidés dont nous parlons ici, qui renvoie également à un autre débat. Nous parlons seulement du jugement à propos de cet acte qui demeure l’acte absolu par définition, le fait qu’un être s’ôte volontairement la vie.)

Désigner la démarche du suicide comme un SIB (“Self-Injurious Behavior”) et une voiture-suicide comme un IED (“Improvised Explosive Device”) constitue une démarche de réduction fondamentale de l’humain. Il y a la mécanisation de l’acte, sa transformation par le langage en un procédé, un rouage d’une mécanique générale. La notion d’être humain ne peut sortir indemne d’un tel traitement, elle est irrémédiablement pervertie. Pour ceux qui croient au sacré, c’est l’attaque la plus perverse contre le sacré qu’il y a dans l’homme. (Pour ceux qui y pensent, c’est aussi la marque de la lâcheté même de l’entreprise : il y a, chez les bureaucrates de l’américanisme, des mots qui leur font inconsciemment peur, — “suicide” est l’un de ceux-là. Bonne nouvelle : ils ont peur d’eux-mêmes.)

Les commentaires américanistes qui accompagnent le suicide “coordonné” (action militaire réussie, semblent-ils dire) de trois détenus de Guantanamo, — dont nous disons déjà un mot dans notre “Bloc-Notes”, — nous proposent effectivement, à longueur de paragraphes, cette agression de l’humanité par le langage perverti. Faire de la mort volontaire de trois hommes, martyrisés pendant plusieurs mois et années, un acte “de guerre asymétrique” est une tentative d’agression par le langage de la substance de l’humanité.

L’épisode fait partie d’une longue lutte engagée depuis le 11 septembre 2001 (et le suicide des auteurs des détournements) pour tenter de révolutionner la notion de suicide et lui ôter ce qu’elle a évidemment d’absolu, donc d’indiciblement respectable. Cette respectabilité, cette idée d’amnistie définitive que confère la mort (même la justice acte cela en déclarant “éteinte” son action contre un individu par le fait même de sa mort), — même cela est refusé aux terroristes par décret des idéologues qui font de la guerre contre la terreur la survie de leur croyance, donc la survie de leur propre être puisqu’ils se sont réduits eux-mêmes à une croyance.

L’opération a commencé dès le 11 septembre, par divers actes de censure (un présentateur TV américain fut licencié parce qu’il avait dit, sans approuver en rien les actes de terrorisme, qu’il fallait du courage pour se suicider, et que ce jugement valait pour les terroristes du 11 septembre). Elle s’est poursuivie par divers actes intellectuels (Dostoïevski à Manhattan, de Glucksman, en est un). Finalement, la tâche s’est avérée difficile et dangereuse pour la bonne réputation, — la condamnation du suicide entraînerait la condamnation d’Eurydice, de Socrate (avec circonstances atténuantes), de Stefan Zweig, d’Ernest Hemingway et d’un certain nombre d’autres, ce qui est mal vu dans les salons.

Ce n’est pas à proprement parler le suicide qui fut condamné. On choisit de nier la condition d’humanité aux terroristes ; leur suicide ne pouvait donc plus être l’acte extrême qu’il est d’habitude ; qui n’appartient pas à l’humanité ne peut attenter à l’humanité en s’ôtant la vie, comme implique la condamnation du suicide dans leur cas. La conséquence en est que le suicide est transformé en un acte technique grâce à l’intervention absolument subversive du langage. De même que la mort de civils innocents lors d’un bombardement est un phénomène technique pouvant accompagner un bombardement et nommé, pour cette raison, “dégât collatéral”, de même le suicide devient l’application la plus extrême d’un phénomène technique nommé SIB (“Self-Injurious Behaviour”).

Bien évidemment, ces appréciations ne concernent pas le débat fondamental autour du suicide. Elles concernent la perception que le système a du suicide et la façon dont il le fait entrer dans un cadre de déshumanisation où il a placé également ses adversaires, dont ceux qui se suicident. Le système montre ainsi sa véritable fonction, qui est la déshumanisation par le biais de la mécanisation du monde. La langue pervertie est le principal vecteur de cette entreprise.

SIB et inculpabilité

La logique de cette réflexion qui porte sur le système qui déshumanise ses adversaires nous conduit naturellement à la notion psychologique d’inculpabilité que nous chérissons grandement. On peut observer avec ce cas le rôle important que joue la subversion du langage dans la satisfaction de la spécificité psychologique de l’inculpabilité.

La subversion du langage constitue ici un acte sanitaire et une mesure de protection. C’est un peu comme Howard Hughes se protégeant des microbes jusqu’au-delà la folie ; c’est un peu comme eux-mêmes, les gardiens, passant leurs gants blancs en caoutchouc comme avant de torturer, selon les normes calibrées au dixième de inch fournies par la dernière circulaire interne du DoD, les prisonniers sans visage (couvert d’un sac en papier, — pour les empêcher de voir ou ne pas croiser leur regard?), — les prisonniers sans inculpation, sans humanité, sans rien du tout.

Il n’empêche que l’important ici est bien de protéger l’idée d’inculpabilité. Si l’on expose le système à la réalité du suicide en ne déshumanisant pas le suicidé, l’acte peut faire naître des questions sur la culpabilité du geôlier. Il n’est pas dit ici que la responsabilité est acquise mais il est dit que l’incertitude existe. Cette idée d’incertitude est insupportable à une attitude psychologique (la vertu complète de l’absence absolue de culpabilité) qui tient l’essentiel de la construction psychologique de l’américanisme. L’intervention du langage dans les normes qu’on tente de définir ici est une précaution impérative.

D’autre part, à cette lumière, nous comprenons parfaitement la logique qui conduit à qualifier les suicides de Guantanamo d’“acte de guerre”, “an act of asymmetric warfare waged against us”. Les prisonniers qui se suicident (de même ceux qui font la grève de la faim, qui protestent contre les conditions de leur détention, etc.) mettent en cause par leur acte le principe d’inculpabilité. Ils posent un acte dont on a tendance à chercher, à cause des conditions où ils vécurent, la cause profonde dans ces conditions. Par conséquent, on peut se poser la question de savoir si le système de l’américanisme n’est pas responsable, — donc, coupable? Par contre, si le suicide est défini comme un acte de guerre, cette question n’est plus fondée.

Il faut observer qu’il y a dans l’effort considérable de cet habillage général, de la déshumanisation de l’adversaire à la transformation du suicide en acte de guerre, cela au risque de prêter le flanc à une critique humaniste autant qu’au ridicule tragique de certains aspects de l’habillage, une crainte certainement inconsciente mais néanmoins très affirmée de la fragilité de la notion d’inculpabilité. C’est un constat général, fait à d’autres occasions. Le système de l’américanisme est extrêmement puissant mais il présente des particularités de très grande fragilité. Les trois suicidés de Guantanamo le montrent à nouveau : ils ébranlent le système… Pour des non-êtres, c’est un beau résultat.


Post-Scriptum. A propos et pour en finir, les Américains ont un autre acronyme très proche de SIB, mais qui a cette fois l’ironie de la truculence éventuelle. SOB pourrait d’ailleurs convenir, dans leur esprit, comme alternative à SIB, pour désigner les mêmes objets. Pour notre part, nous nous contenterons d’en rappeler la signification et, cela bien compris, de laisser le choix aux lecteurs de savoir à qui il convient le mieux de l’appliquer, — aux SIB ou à leurs geôliers. SOB est l’acronyme de “Son Of a Bitch”, que le vieux Patton préférait éructer sous sa forme d’une transcription littérale, avec l’accent, de “sanavabitch”. En trois mots : “fils de pute”. Le langage, y compris l’acronyme, est aussi divers que la nature humaine.