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69414 novembre 2004 — Où qu’elle en soit réellement, la bataille de Falloujah a apporté d’ores et déjà deux enseignements opérationnels importants :
• D’une part, les Américains sont trop peu nombreux pour “tenir” le pays dans une situation d’une insurrection “contrôlée” tactiquement et coordonnée stratégiquement par les rebelles, comme c’est de plus en plus le cas. C’est une situation stratégique classique dite de “la couverture trop courte” : on concentre des forces dans un point pour remporter une victoire tactique et, pour cela, on dégarnit d’autres points où les rebelles peuvent intervenir avec une assez grande impunité. (Selon le Daily Telegraph du 13 novembre : « Insurgent attacks across Iraq stretched American forces to their limits yesterday when rebels appeared to be in control of at least two cities, and the operation in Fallujah entered its most dangerous phase. The holy city of Najaf became the seventh city to be placed under a night-time curfew with insurgents across the Sunni Triangle, the country's most volatile region, united in their determination to use the battle for Fallujah as a rallying call to terror. ») Le résultat stratégique général est plus que mélangé pour les Américains. Il l’est d’autant plus que l’appoint des forces irakiennes gouvernementales est rien moins que sûr : lorsqu’elles sont confrontées aux rebelles en position défensive, sans la pression américaine autour d’elles pour les soutenir, elles désertent pour rejoindre les forces adverses (et non pour simplement fuir le combat).
• Cette évolution a été rendue possible parce que, indiscutablement, la résistance a fortement gagné en coordination et en discipline, particulièrement sur le territoire sunnite. D’autre part, elle a appris à se déplacer d’une façon assez ordonnée, selon des ordres donnés par une hiérarchie, derrière l’apparent désordre. (Toujours selon le Telegraph, du 4 novembre cette fois : « Abu Haider, 47, a mechanic who escaped with his family on Friday, said: “I saw many fighters with their faces covered, coming out beside us, carrying light weapons and their telephones. I asked one how he had managed to arrange a lift to the city. He replied, ‘It is the order. We have to choose another field to fight on outside Fallujah.’” ») C’est-à-dire qu’il s’agit d’une résistance qui n’est plus désespérée, pour laquelle les “voitures-suicide” ne sont plus un acte de désespoir mais un “système d’arme” comme un autre. (C’est revenir à la conception initiale du kamikaze qui, au départ, dans l’idée de l’état-major japonais pendant la guerre, était également un “système d’arme” comme un autre. Les intellectuels occidentaux peuvent gloser sur l’état de la psychologie des individus qui commettent ces actes, reste qu’il s’agit là d’abord d’une réalité militaire faisant partie d’un ensemble stratégique.)
Comme on voit, on a employé dans ces deux points deux termes différents pour désigner les adversaires des Américains : “rebelles” et “résistants”. Cela marque l’enjeu dialectique de la guerre en cours en Irak. D’autre part, cela marque bien qu’il s’agit d’une “guerre”, ce que la bataille de Falloujah a officiellement confirmé. Du coup, c’est une défaite dialectique pour les Américains parce que la guerre était censée être terminée depuis le 9 avril 2003, comme l’observe avec rage un observateur peu suspect d’hostilité à l’encontre des Américains, le commentateur du New York Times Thomas Friedman :
« I got a brief glimpse of Secretary of Defense Donald Rumsfeld's news conference on Monday, as the battle for Falluja began. I couldn't help but rub my eyes for a moment and wonder aloud whether I had been transported back in time to some 20 months ago, when the war for Iraq had just started. Watching CNN, I saw the same Rummy joking with the Pentagon press corps, the same scratchy reports from the front by ''embedded reporters,'' the same footage of U.S. generals who briefed the soldiers preparing for battle about how they were liberating Iraq.
» There was only one difference that no one seemed to want to mention. It wasn't 20 months ago. It was now. And Iraq has still not been fully liberated. In fact, as the fight for Falluja shows, it hasn't even been fully occupied. »
Falloujah pourrait être un tournant politique de la bataille de l’Irak, ou de la guerre américano-irakienne si l’on se place dans la perspective stratégique de l’attaque du 19 mars-9 avril 2003 considérée comme une simple première phase du conflit. Il a été mis en évidence à l’occasion de la bataille de Falloujah que les deux adversaires sont, au niveau stratégique du champ de bataille irakien, dans un rapport de force et d’organisation beaucoup moins disproportionné qu’il ne paraît au premier abord. Les experts anglo-saxons sérieux, ceux qui soutiennent d’habitude à 100% les thèses du Pentagone, l’admettent aujourd’hui sans réticence. Tout comme les Américains, les rebelles, ou résistants, sont capables d’une coordination stratégique entre les différents théâtres d’opération tactique.
Les Américains, par leur incapacité à livrer une “guerre asymétrique”, jouent gros et jouent risqué. (Mais ils jouent gros et risqué parce que ce qui les intéresse n’est pas vraiment la situation sur le terrain ou le bien-être démocratique des Irakiens, mais l’impact politique et médiatique, à Washington notamment, de l’affaire. Une bataille et une victoire inévitable à Falloujah aujourd’hui sont une nécessité politique pour tenter de verrouiller le scrutin de janvier, ou l’apparence de scrutin qu’importe.)
Les Américains ont voulu à tout prix retrouver une forme de combat qui leur est familière, avec des unités s’affrontant dans des batailles rangées où leur puissance de feu peut s’exprimer. Le problème, c’est qu’ils ont montré à cette occasion que leurs adversaires pouvaient tirer profit de cette sorte d’engagement, pour alimenter leur propre guerre asymétrique, — notamment en alimentant des attaques là où les Américains ont dû dégarnir (dans ce cas ; l’asymétrie des moyens ou des tactiques devient une asymétrie géographique, mais, paradoxalement, au désavantage des Américains). En haussant la “guerre asymétrique”, les Américains haussent également le statut de leurs adversaires. Bientôt, on pourrait commencer à appeler les rebelles des “résistants”, voire “les Irakiens” tout court.