Absence de pertinence

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Absence de pertinence

5 août 2018 – L’on sait que nous traversons une période agitée d’expansion du domaine de la possibilité d’une attaque contre l’Iran, dans tous les cas au sein du système de la communication. Nous-mêmes, sur ce site, en avons parlé le 27 juillet 2018 dans un texte introduit par le titre fort irrespectueux, et je dirais même irresponsable, de « Notes sur l’Iran-tan-plan ». C’est de cela que je voudrais discourir aujourd’hui, tel un confortable stratège en chambre, bien calé dans son fauteuil (quoique ma sciatique me rappelle depuis deux-trois jours à son fâcheux souvenir, sans doute la canicule hein...).

Il y a donc pléthore d’autres textes sur le sujet, dont on sait qu’il n’est pas nouveau et qu’il est même un peu vieillot… « En décomptant d’une façon assez libérale, nous dirions que nous approchons la douzaine dans le chef des campagnes de communication annonçant ou laissant craindre une attaque de l’Iran par les USA, ce de façon très effective sinon “opérationnelle” dans la communication depuis 2005. »

Me frappe une fois de plus, comme le constat d’un phénomène si présent et pressant, la compartimentalisation des esprits, même les plus érudits et les mieux intentionnés. Je crois qu’il y a là un phénomène qui est dû à la pression exercée sur les psychologies par l’intensité formidable, sa vitesse, sa dynamique de frappe, ses exigences, sa volatilité, enfin la complexité du système de la communication. Littéralement, la psychologie n’a pas le temps de “reprendre son souffle”, elle n’a pas le temps, elle, justement de se “compartimentaliser” pour se réserver un espace d’accueil où exercer un tri et freiner ou bien filtrer, sinon détourner à certains moments, le flot qui l’assaille.

Bien entendu, j’ai des exemples en tête, et certains s’y reconnaîtront. Qu’il soit acquis qu’il n’y a dans ma démarche nulle critique, mais plutôt l’intention de décrire une habitude de ces temps encombrés d’un amas cosmique d’information, et où l’esprit doit plus que jamais tenir avec fermeté un rôle sélectif et de synthèse.

L’exemple de départ de la séquence très resserrée qui m’intéresse pour son exemplarité est un article d’Éric Margolis du 28 juillet 2018 suivi d’un article du Saker-US du 3 août 2018 qui se réfère au premier pour aborder le même sujet en se démarquant de lui. Tout cela se fait dans toutes les règles possibles de la courtoisie, comme dans un débat très policé qu’il est sans nul doute. Margolis pense que si les USA, avec l’aide ou pas d’Israël et/ou de l’Arabie, etc., attaquent l’Iran, l’Iran sera écrasé. Le Saker-US examine la question et donne une réponse beaucoup, beaucoup plus nuancée. C’est surtout le cas du Saker-US qui m’intéresse.

Son article est formidablement documenté, très convaincant, avec nombre de détails inédits (pour moi) sur les capacités iraniennes, notamment un passage important sur la flotte sous-marine et les “mini-sous-marins” (midget) iraniens à l’efficacité redoutable et très difficilement repérable, etc. L’article terminé, lu après celui de Margolis, vous pouvez déterminer un choix plus éclairé sur l’effet d’une éventuelle attaque contre l’Iran... contre l’Iran seul... “seul”, justement...

Ainsi me vient aussitôt à l’esprit une contestation majeure, qui vaut pour les deux textes, une contestation portant sur la compartimentation de l’esprit (pas de la psychologie). Qui pourrait croire qu’une attaque de destruction massive contre l’Iran, montée par les USA, seuls ou avec la participation de l’un ou d’autres pays, laisserait d’autres acteurs principaux sinon essentiels de la crise indifférents, voire impuissants ? Justement, le Saker-US a déjà répondu, dans un texte cité plus haut, dans les « Notes sur l’Iran-tan-plan » :

« ...se pose aujourd’hui une question importante et somme toute assez inédite en raison du poids et de l’influence considérable nouvellement acquis par la puissance dont il est question : la Russie soutiendra-t-elle l’Iran en cas d’attaque contre ce pays ? Le Saker-US avait longuement analysé cette question dans un texte du 7 juin 2018 (“Is Putin really ready to ‘ditch’ Iran?”), dont la traduction française est parue le 2 juillet 2018 sur le site du Sakerfrancophone(“Poutine est-il vraiment prêt à ‘lâcher’ l’Iran ?”).

» Il s’agit d’une analyse très longue et très fouillée que nous prendrons volontiers comme référence, aboutissant à une réponse négative : non, Poutine (la Russie) ne “lâchera” pas l’Iran. L’argument est typiquement du Saker, remarquablement informé, notamment sur la situation russe, cultivant une conception politique ultra-réaliste, avec une tendance, selon nous excessive, à accorder une considérable capacité d’influence à Israël (considéré dans ce cas comme le Diabolus Ex Machina de l’attaque contre l’Iran). Ainsi son analyse, et la réponse qu’il donne, sont-elles très intéressantes, à une époque où les relations entre Israël et la Russie sont d’une grande proximité, avec un Netanyahou qui semble abonné à une rencontre au moins bimensuelle avec Poutine. Malgré cela, malgré l’influence qu’il accorde à un “lobby israélien” à Moscou, le Saker-US conclut donc par la négative à la question posée...

» “En vérité simple, indépendamment des proclamations et des déclarations politiques, la Chine, la Russie, l’Iran, la Syrie et le Hezbollah dépendent tous les uns des autres et ne peuvent pas se permettre de trahir vraiment quiconque, de peur que l’Empire les élimine un à un. Comme le disait Franklin, ‘ils doivent tous se tenir encordés ensemble, sinon ils seront tous pendus séparément’...”. »

En d’autres termes, le scénario tel qu’il est décrit, quoique parfaitement détaillé et documenté, est complètement improbable devant ce fait de l’affirmation que les quatre autres entités cités (Syrie, Russie, Hezbollah), auxquelles on peut ajouter, plus indirectement et d’une façon ou l’autre, la Turquie, ne peuvent rester indifférentes à une telle attaque et étrangères à l’une ou l’autre sorte d’engagements. Le seul réalisme de l’observation montre que la situation présente est totalement différente de celles de l’attaque contre l’Irak de 1991 et contre l’Afghanistan et l'Irak de 2001-2003, et également de la l’encore-plus-stupide attaque contre la Libye de 2011 où la Russie avait été piégée au Conseil de Sécurité parce que c’était la Russie de Medvedev. Une attaque contre l’Iran est un “modèle” absolument inédit, dont la menace est répétée depuis treize ans (“retenez-moi ou je fais un malheur” ?), qui ne peut pas ne pas entraîner d’autres pays du côté de l’Iran et débouche donc sur l’inconnu d’une situation où le risque pris est considérable parce qu’il dépasse immédiatement l’Iran.

(Encore, et pour l’anecdote, n’a-t-on pas envisagé l’idée d’une “surprise à-la-Trump” dans le genre Corée du Nord ; après tout, il a déjà tweeté aux Iraniens qu’il voudrait bien parler avec eux avant de les anéantir. Je trouve que réduire Trump au rôle piteux de “marionnette des neocons”, comme fait le Saker-US, est tout de même bien injuste et un peu juste. Il vaut et fait mieux que ça, The-Donald, tandis que la situation à “D.C.-la-folle” est complètement incontrôlable, même pour les neocons.)

Dès lors, la description d’une attaque de l’Iran contre “l’Iran seul” relève d’une improbabilité extrêmement élevée, parce que tout le monde sait bien que la situation deviendrait complètement imprévisible dès la première bombe lancée. On ne peut décrire un tel scénario sans émettre cette réserve qui ramène son intérêt à un exercice de rhétorique et éventuellement une prouesse de description technique théorique, – dans tous les cas, il faut émettre cette réserve et signaler son énorme importance.

Mais quoi, je comprends bien qu’on le fasse, cet exercice de rhétorique, parce que la tentation de la rationalité est grande. C’est une caractéristique de la situation actuelle, à cause de son énorme complexité qui conduit l’esprit à la compartimentation : la tentation continuelle d’extraire des situations de leur contexte pour exercer un raisonnement où la raison retrouve son empire et faire une démonstration à son propos sans l’obstacle insurmontable de l’Incertitude. Quelque brillants que soient le raisonnement et la démonstration, ils souffrent de la faiblesse mortelle de l’irrelevance (le mot anglais est plus net que l’expression “absence de pertinence”, qui est par contre utilisable pour un titre à cause de son phrasé où le défaut du flou devient la vertu de l'énigmatique).

Si certains voient dans tout cela une plaidoirie pour l’Inconnaissance, je ne pourras pas leur donner tort.