Absence et urgence

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Absence et urgence

6 janvier 2009 — Les événements mettent de plus en plus en évidence ce qui semble devoir être une orientation radicale de la présidence Obama, et une caractéristique de plus en plus marquée, renvoyant à une tendance historique des USA. Cette orientation radicale comprend deux composantes qui, elles aussi, prennent des aspects radicaux avec des événements qui favorisent cette orientation générale. La chose est résumée, notamment, par deux textes du Times, du même jour (aujourd’hui), qui sembleraient à première vue concerner la même question, et qui ne la concernent pas du tout. Dans l’un, il nous est dit que “le monde attend qu’Obama parle” (The world is waiting for Barack Obama to speak his mind»); dans l’autre, on croirait entendre notre soulagement puisqu’il semblerait qu’effectivement Obama se prépare à “nous” parler («The President-elect is said to be planning a big speech…»), – mais soulagement de courte durée. La phrase consultée jusqu’au bout, en effet, il s’avère que “nous”, qui attendons son intervention dans la crise de Gaza, “nous” ne soyons pas du tout concernés: «The President-elect is said to be planning a big speech exhorting his country to demonstrate a sense of national unity during the economic crisis.»

Dans le premier texte, Bronwen Maddox commence par le rappel implicite de la blague cruelle de Henry Kissinger en 1974, raillant l’absence d’une Europe comme acteur de la scène internationale (“l’Europe, quel numéro de téléphone?”), et elle le retourne contre les USA. Le sacrilège, sous la plume d’une journaliste du Times, trahit l’étonnement, voire l’agacement du silence du President-elect sur la question brûlante de l'heure, mais la question extérieure.

«If Europe wants to phone America on the Gaza crisis, who does it call? Not George Bush, who has two weeks left in the White House. And not Barack Obama, who has been mute on Israel’s military action, although the world looked to him immediately the conflict filled the screens. “Nobody at home in Washington”, ran one US headline on the turmoil.

»“President-elect Obama is closely monitoring global events, including the situation in Gaza, but there is one president at a time,” said Brooke Anderson, his chief national security spokeswoman. This is disingenuous. Even if silence is meant only as evasion, it will never be taken as neutral by the region, where officials pore over every phrase – or the absence of them – for clues to Mr Obama’s policy. It is astonishing, in a campaign that turned on foreign policy, how much he managed not to say on the subject.»

Il faut observer, ou rappeler ce que chacun doit savoir, que la transition entre Bush et Obama est exceptionnelle par l’exceptionnel implication du President-elect dans “les affaires”, ce qui a accéléré la quasi-disparition d’un Bush d’ores et déjà presque entré dans l’oubli. Cela semble constituer une considérable contradiction avec ce qui précède immédiatement, sauf que, bien entendu, nous ne parlons pas des mêmes “affaires”. L’“absence” d’Obama dans la crise de Gaza est non seulement une question de forme qui l’arrange (“il n’y a qu’un seul président en fonction, et ce n’est pas moi jusqu’au 20 janvier 2009”), d’autant qu’elle est démentie effectivement sur la forme par son comportement vis-à-vis de la crise économique US; c’est aussi une question de fond, parce que, effectivement, la seule chose qui lui importe, avec un sens de l’urgence qui s’accroît chaque jour, c’est cette crise intérieure. La particularité à cet égard, illustrant une autre crise, la crise endémique du pouvoir aux USA, est que ce président très majoritairement élu, immensément populaire et disposant d’une forte majorité au Congrès, doit s’employer à gagner les républicains à sa cause, – où l’on voit, évidemment que le “il n’y a qu’un seul président en fonction” ne fait aucun doute dans ce cas, et l'on sait de qui il s'agit…

«Barack Obama began work in earnest yesterday, twisting arms and stroking egos in Congress to garner support for a planned $775 billion (£525 billion) recovery plan for an economy that he described as “very sick”. On his first full day back in Washington since the election, the President-elect dispatched his daughters to their new school before heading to Capitol Hill to prepare for one of the most difficult inheritances faced by an incoming president.

»At every turn yesterday, he underlined the gravity of the crisis and the need for national unity. After speaking with his economic team, he declared: “The situation is getting worse. We have to act and act now to break the momentum of this recession.” Later, meeting with Congressional leaders from both parties, he said: “We are in one of those periods in American history where we don’t have Republican or Democratic problems, we have American problems. My commitment as the incoming president is going to be to reach out across the aisle to both chambers to listen and not just talk, to not just try to dictate but try to create a partnership.”

«In an effort to appease Republicans and some conservative Democrats worried about the growth of public spending, Mr Obama’s aides have disclosed that the package will include about $300 billion of tax cuts for middle-class workers and businesses. They also suggested that he would propose long-term “radical reforms” to rein in a federal deficit projected to reach trillions over coming years.

»Although the Democrats have majorities in both Houses, Republicans would still be able to muster enough votes to block or delay the spending programme which, they fear, heralds a new era of wasteful “big government”. Hopes that a Bill could be ready for Mr Obama to sign into law on January 20, the day of his inauguration, have dissipated after Republican leaders signalled that they would not be rushed into agreeing any deal until next month at the earliest.»

Relevant cette même absence du President-elect sur la “crise du jour” (Gaza), l’Independent observait hier que ce silence était parfaitement accordé à l’humeur générale aux USA.

«Mr Obama has not come under pressure to speak out on the crisis in Gaza however. “Almost everyone in Washington agrees that the timing of the latest crisis had at least one benefit,” the New York Times said yesterday, “It came before the inauguration of Mr. Obama.” Despite his staunch support for Israel — at one point justifying a response to Hamas rocket attacks — he “has raised expectations of a change in policy in the Middle East,” the paper said.

»A recent Pew survey reveals that US voters are far more worried about their jobs and the economy than foreign policy. And finding a solution to the Israel-Palestine conflict comes bottom of US foreign policy worries. Mr Obama is still in his honeymoon period with a Gallup Poll indicating that his transition is more than weathering any criticisms it has endured since the election.»

Lassitude de ROW

On l’a déjà observé, le contraste est saisissant, avec BHO, entre sa présence exceptionnelle et presque exclusive sur le front intérieur et son absence obstinée et volontaire sur le front extérieur. La question est de savoir si ce phénomène, et précisément son absence du front extérieur, est circonstanciel ou structurel.

On objecte en général que son absence sur le front extérieur est due au fait même du problème concerné, qui est la crise de Gaza, par conséquent toutes les implications du point de vue des relations Israël-USA (Obama est-il aligné sur la ligne pro-israélienne de Bush? Profite-t-il de l’argument “il n’y a qu’un seul président en fonction”, qui est ridiculisé par contraste lorsqu’il s’agit du front intérieur, pour s’impliquer le moins possible dans une politique où il risquerait de s’aliéner sa gauche activiste?); on précise, selon cette objection, qu’il a bien réagi lors de l’attentat de Bombay, ce qui implique que sa retenue sur le front extérieur est une façade pour la seule crise de Gaza. Cela n’est pas dénué de sens mais s’appuie sur des faits plutôt accessoires, où l’argumentation peut également être utilisée dans un sens contraire. Nous y verrions plus de la polémique de circonstance que de l’analyse de fond.

Ce qui importe, ce sont les tendances plus générales qu’on distingue dans le comportement politique d’Obama, où l’argument de la transition (“il n’y a qu’un seul président en fonction”) est effectivement utilisé d’une façon très sollicitée et circonstancielle. Ces tendances montrent un investissement massif, dans l’action, dans les moyens, dans l’orientation générale, sur le front intérieur. La préoccupation pour la crise intérieure US ne cesse de prendre de l’importance. Elle se double d’une bataille interne, pour tenter de rallier les républicains pour le soutien d’actions interventionnistes massives au niveau économique, pour présenter une situation d’union nationale sur cette question. Obama semble en effet décidé à opérer un rassemblement de toutes les forces politiques derrière son programme. Il y a de la tactique politique, voire électorale dans cette approche; Obama ne veut pas renouveler l’expérience de Clinton (la présidence Clinton est sa référence à bien des égards, dans tous les cas pour la tactique politicienne); Clinton élu en 1992, lançant un programme social important, se retrouvant aux élections mid-term de novembre 1994 avec un Congrès à majorité républicaine qui bloqua ce programme et paralysa son action intérieure; on imagine qu'à cet égard les conseils d'Hillary doivent être précieux pour Obama. Cette manœuvre intérieure d’Obama, si elle peut se comprendre, renforce en la compliquant l’importance de son action intérieure/économique, et, par conséquent, son attention pour ce volet de son action. D’autre part, cette manœuvre intérieure, maintenant qu’elle est entreprise, doit réussir, sous peine de mettre Obama en position inconfortable, ou sous peine (mais est-ce malheureux?) de l’obliger à se radicaliser contre les pressions des républicains qui deviendraient de plus en plus activistes contre lui. (Dans cette perspective, gardons en réserve l’hypothèseAmerican Gorbatchev”.)

Dans ces circonstances, le volet extérieur pâtit d’un désintérêt assez marqué, et, en cela, nous serions tentés de voir dans la position actuelle d’Obama une situation qui tendrait très vite à devenir structurelle. En d’autres termes, une Amérique de plus en plus complètement tournée vers ses affaires intérieures, vers une crise perçue comme catastrophique, qui ressuscite la psychologie de la Grande Dépression, – autant dans l’appréhension qu’on a de la Grande Dépression que dans la façon de lutter contre elle. Une Amérique avec des tendances protectionnistes et, plus encore, marquée au niveau de l'esprit, avec une “psychologie isolationniste”. (La première présidence rooseveltienne, de 1933 à 1937, fut profondément isolationniste, encore plus dans sa psychologie que dans des structures politiques effectivement isolationnistes [protectionnistes] mais déjà en place avant l’arrivée de FDR. Littéralement, l’Amérique se referma sur elle-même pour se battre, sous la conduite de FDR, contre la Grande Dépression. Il semble qu’Obama ressuscite ce schéma psychologique.)

Entendons-nous bien. Dans l’observation attentive que nous essayons de développer de la situation aux USA, il faut avoir à l’esprit qu’il y a deux points de vue. D’une part, il y a l’observation de l’évolution objective du destin des USA, avec les hypothèses de crises, les hypothèses de graves pressions “dislocatoires” éventuelles, etc. Ce courant d’observation dépend de la politique suivie mais pas seulement; un élément “objectif”, c’est-à-dire concernant la dynamique de la décadence, est à l’œuvre, et il est extrêmement important; il permet des analyses et des spéculations qui débordent largement le cadre général de la politique et le transcendent. Ce qui est vraiment caractéristique des pressions et de la dynamique de crise très puissante de notre époque, c’est que ce point de vue a presque autant d’actualité que l’autre, qui concerne l’évolution politique elle-même.

D’autre part, en effet, il y a l’évolution politique elle-même, et elle répond à une certaine logique qui génère également des aspects déstructurants (comme la dynamique de la décadence américaniste), autant pour la situation politique américaniste classique que pour le système. Les observations qu’on fait d’Obama actuellement vont dans ce sens; peut-être pourrait-on avancer qu’il y a, à ce point, un parallèle significatif, voire une similitude avec la dynamique générale de la décadence du système. L’évolution isolationniste est actuellement d’une force considérable, d’ailleurs essentiellement dans la psychologie mais également dans la communication, amplifiant le phénomène psychologique. Bien sûr, il importe de marier cela avec le fait de la crise, vécue aux USA comme un événement fondamentalement américaniste, une réplique quasi-sismique de la grande Dépression, et donc un événement qui tend à distinguer l’Amérique du Rest Of the World. (“Exceptionnelle”, l’Amérique l’est aussi, en plus des vertus que tout le monde révère bien entendu, dans le domaine des dangers et des attaques contre elle; ainsi est-elle, comme elle l’est du Rest Of the World, victime d’une certaine traîtrise, voire d’une jalousie de l’Histoire, et donc subit-elle des attaques également exceptionnelle, – ainsi peut-on, sans doute, synthétiser bravement le fond de la pensée, de la croyance américaniste dans ce cas.)

De ce point de vue, et ceci parfaitement en accord avec l’évolution plus générale de la décadence de la chose américaniste, l’époque Obama, telle qu’elle se présente, en plus de marquer un repli ou un isolement psychologique, marque la fin de l’époque 9/11 où l’Amérique avait dû se tourner vers le monde, vers ROW (mais précisons que c’était à la fois pour le défier, le mettre en accusation, le soumettre à la question, lui demander avec intensité et sur un ton soupçonneux, à ROW, s'il aimait bien l'Amérique). L’Amérique en a assez de nos complications et de nos incompréhensions, elle en a marre de ROW. Et puis, elle a un travail sérieux: la crise, qui n’est évidemment pas de son fait, mais une traîtreuse occurrence d’une fatalité historique, derrière laquelle on débusquerait sans doute un diable quelconque, barbu ou pas qu’importe. On comprend qu'Obama semble bien conduit à emprunter un chemin dont certains de ses effets ont des potentiels déstabilisants considérables. Quant à ROW, qui rêvait devant la photo du premier président africain-américain, ce Obama qui allait lui restituer son American Dream avec le “retour” de l'Amérique parmi nous, – sacré “éternel retour” américaniste! – eh bien ROW devra attendre, soit la saint-glinglin, soit la dislocation de l'Amérique.


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