Accès de fièvre

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Accès de fièvre

16 octobre 2008 — Les épithètes volent vite et haut, sans souci des contradictions. La chose est à la mesure de la crise, qui navigue elle aussi dans des hauts et des bas colossaux, – mais d’un côté cela est peu sérieux, de l’autre cela l’est plus. En d’autres termes, nous connaissons de courts moments d’ivresse, qui font croire à l’un ou l’autre, et à quelques journalistes, que quelque chose d’important est arrivé du côté des directions politiques, qui n’ait pas été contraint cette fois par les événements eux-mêmes, voire qu’un homme politique ou l’autre en est arrivé à se prendre pour un grand homme d’Etat. Vertige vite contenu, fièvre vite retombée.

• Le 14 octobre, la France sauve l’Europe et Sarkozy en est évidemment le porte-drapeau, selon l’expert reconnu Ambrose Evans-Pritchard du Daily Telegraph: «Europe stuns with €1.5 trillion bank rescue, as France plays role of saviour […] “The greatest risk is inertia,” said French President Nicolas Sarkozy, now basking in glory as the man who refused to give up after the first emergency summit of EU leaders ended in discord.»

• Deux jours plus tard, c’est Gordon Brown qui tient le rôle, dans tous les cas selon Ian Traynor dans le Guardian d’aujourd’hui. La description de la visite de Brown à Bruxelles doit être modestement qualifiée, dans ce cas assez inhabituel pour le Guardian, de dithyrambe d’un type nouveau de la catégorie du “culte de la personnalité”, fondé sur le maniement en virtuose du paradoxe virtualiste. En effet, le dithyrambe de cet homme qui était paraît-il, hier à Bruxelles, «the only head of government among last night's 27 who understands what he's talking about», s’adresse à ce même homme qui, pendant plus de dix ans, a justifié, appuyé et fortement contribué à la mise en place, la consolidation, le renforcement de la structure financière la plus calamiteuse qu’on puisse imaginer et qui s’est récemment effondrée, appuyée aussi fermement qu’on peut l’imaginer aujourd’hui sur un dogme dont le même homme, encore lui, ne cesse de nous répéter depuis dix jours qu’il est un “‘outdated dogma”…

«Gordon Brown doesn't usually turn up early for EU summits. In December, when 26 leaders lined up to sign the Lisbon treaty in a medieval Portuguese monastery, the prime minister was a Johnny-come-lately. The Europeans were disgusted. His supporters were ashamed. The opposition crowed at another own goal.

»But yesterday in Brussels was a different story. The master of the markets arrived eight hours before kick-off for last night's summit, in the thick of a Euro-schmooze the likes of which the continent's leaders had never seen from a British prime minister. “Look at him, on time, more engaged, more focused. He's very serious about this. Totally transformed,’” said one European diplomat with a long record of summit-watching. […]

»In Brussels, it is a very long time since a British prime minister looked so good. He might be forgiven a whiff of triumphalism, but instead is trading in self-deprecation, perhaps assisted by the impression that he is the only head of government among last night's 27 who understands what he's talking about.

»Brown is in his comfort zone, transformed from Anglo-Saxon villain to European visionary. Everyone else is baffled and happy to let him exude authority with statements such as: “Market participants should develop a robust clearing facility for OTC credit derivatives and fulfil other commitments to achieve greater certainty in OTC derivatives markets.” The moment on Sunday when the rest of Europe lined up behind his master plan to stop the meltdown and unblock the markets he ascribed to the leadership of Barroso and France's Nicolas Sarkozy, the EU's current president.»

On doit à la vérité d’observer que cet encensement à la louche n’était pas le fait de toute la presse britannique. Le Times (voir notre Bloc Notes de ce jour) et le Daily Telegraph, notamment, restaient sur une certaine réserve. Le Telegraph termine son article du jour sur ces précisions:

«Despite his recent successes, Labour remains well behind the Conservatives in the polls, putting Mr Brown on course to be out of a job at the next general election.

»Some British diplomats speculate that Mr Brown might aspire to take on the leadership of a reformed IMF or some other leading post in a new financial regime.

»Mr Brown ducked a question asking if he had any aspirations of a new job in the new “financial and regulatory architecture” he says he wants to construct. Smiling broadly, he replied only: “I am not an architect.”»

Puis, retour de la crise...

Pfffuittt… «European visionary», «global saviour», «the master of the markets»! Pourquoi pas “l’Ingénieur des Âmes”, “le machiniste de l’univers”, “notre Staline, – pardon, notre Brown absolument magique”? Les Britanniques ont sans doute eu vraiment très peur pour s’enivrer de la sorte. Au reste, cela était dit comme si le monde pouvait désormais respirer en attendant le Bretton Woods-II, que certains nomment “the Browntton Woods-II”. Pendant ce temps, hier encore et aujourd’hui pas beaucoup mieux, toutes les Bourses du monde chutent dans un nouveau crash “du jour”, cette fois dans une solide référence à la méchante récession qui fond sur nous ; d’autre part, des nouvelles peu amènes nous venaient du chômage au Royaume-Uni, – nouvelles que “le maître des marchés” écarta d’un revers de main, – “no comment”…

Commentons tout de même, puisqu’un autre le fait pour nous… Le meilleur commentaire indirect de la chose, en se référant également au match Brown-Sarko, est aussi bien cette conclusion d’un court billet de Andrew Grice, aujourd’hui dans The Independent:

«Today Britain is trying to cool the [Brown-Sarkozy] row, so the EU maintains a united front in the face of the crisis. “This is not about politicians squabbling,” said David Miliband, the Foreign Secretary. Brown has just paid tribute to Sarkozy, saying he chaired the summit with “a great deal of brilliance.” Their jockeying to be the man who saved the world's financial system may prove to be academic. If the stock markets continue to fall, someone may have to save the world all over again.»

Rassurons-nous, après tout. Il est dit et écrit autant de sottises sur Sarko, lors de ses divers quarts d’heure de gloire, qu’il en fut dit et écrit hier et ce matin de Gordon Brown. Au reste, à la fin du sommet, aujourd’hui, l’affaire était effectivement entendue et il n’était plus question que de l’Europe, vertu retrouvée («Today Britain is trying to cool the [Brown-Sarkozy] row, so the EU maintains a united front in the face of the crisis.»).

D’ores et déjà, les Européens se tournent vers un problème ponctuel plus consistant: que faire de la présidence tchèque, qui commence le 1er janvier 2009? Le président et le Premier ministre sont à la fois des eurosceptiques et des ultra-libéraux. Les Tchèques ont été, au sommet de Bruxelles, les plus acharnés et les derniers, menaçant même d’un veto, à s’opposer à diverses mesures de contrôle de la situation financière européenne décidées à ce sommet. Commentaire d’un fonctionnaire européen: «Sarkozy et Brown, les Français et les Britanniques, ont compris que, outre le ridicule de la chose, leur querelle de primas donnas pouvait causer des dégâts au “front européen”, qui seraient très dommageables si l’on se trouve face à une présidence tchèque qui fait de l’obstruction»

Un autre domaine qui a été largement acté par ce sommet, c’est une appréciation générale selon laquelle les USA sont aujourd’hui vraiment en position de marginalisation par rapport à l’Europe, dans la lutte contre la crise. Cette situation est perçue de façon très différente selon les pays, ou les groupes de pays. Par exemple, les pays de l’Est se trouvent très désorientés par cette situation ou, dans tous les cas, cette perception de la situation; cela ne signifie pas pour autant qu’ils suivent une politique d’obstruction au sein de l’Europe; même la position tchèque est plus interprétée comme une circonstance intérieure que comme une courroie de transmission d’une éventuelle analyse, ou penchant pro-US.

Le point remarquable de cette situation américaniste est qu’elle tend à réactiver un souci européen de cohésion quand la désunion, même pour une cause futile, apparaît. C’est dans tous les cas la remarque que fait le même fonctionnaire déjà cité: «En fait, tout le monde a vraiment très peur, d’une façon ou d’une autre, et les événements financiers et économiques d’hier et de ce matin sont venus raviver ce sentiment après la querelle des primas donnas. Il existe un sentiment que l’Europe doit tenter de conserver une coordination solide, parce qu’elle est le point principal de résistance face à la crise, et cela est perçu d’une façon très collective…»

Il n’y a rien d’assuré dans tout cela, rien qui permette de distinguer une suite politique, l’enchaînement d’une politique. A cette lumière, l’épisode Brown a certes peu d’importance. Pour l’instant, les événements imposent la solidarité européenne et nul ne peut dire ce qu’il en restera. Pour l’instant, et après un court instant de répit (3-4 jours?) très vite utilisé pour ce qui pourrait être défini, sans guère de conviction, comme des “agendas personnels”, on revient à la réalité dont les grandes tendances sont imposés par la crise. Pour l’instant, on écope au cœur de la tempête, puisque la tempête n’est vraiment, n'est certainement pas finie, – seule certitude, après réflexion rapide, de ce sommet de Bruxelles.