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401Puisque la crise va si vite, pourquoi ne pas aller encore plus vite, nous-mêmes? C’est une façon comme une autre de croire qu’on relève le défi de l’Histoire, – puisque Histoire il y a et qu’on la voit comme un défi lancé à notre système qui se voudrait anhistorique. Niall Ferguson avait choisi de se placer à la fin 2009 pour évaluer ce qu’avait été l’année 2009, par rapport à 2008. Mais depuis cette audacieuse anticipation (fin décembre 2008), le temps a passé, un président US a été installé, dont on attendait tant de miracle, les réalités ont continué à s’imposer avec toute leur cruauté… Autant prendre encore plus de champ, plus que Ferguson, plus que BHO également.
…Ainsi, Gideon Rachman, éditorialiste réputé et parfois fantasque du Financial Times, nous entretient-il, ce 17 février dans son quotidien favori, de la situation du monde en ce lugubre matin du 7 novembre 2012. Le président Obama est épuisé. En quatre ans il a vieilli de vingt ans, et l’on n’a plus qu’un vague et nostalgique souvenir de ce presque-jeune homme à la démarche souple, qui paraissait d’autant plus grand qu’il était fin, avec sur le visage une résolution et un calme qui redonnèrent espoir au monde entier, au moins pendant quarante-huit heures. Battu, Obama, passez muscade, écrasé par la crise insoluble; à la place, la pharamineuse Sarah Palin, 45ème POTUS, en pleine forme, hyper-populiste, hyper-nationaliste; mangeant du “commie” et du “mullah” au petit déjeuner; d’ailleurs, l’Iran a fait exploser sa première bombe en 2011. En Russie, Poutine a repris le pouvoir parce que Medvedev était décidément trop “mou”; Merkel et Brown sont passés à la trappe et leurs remplaçants ne valent guère mieux… Le seul à rester à son aise, nous dit Rachman, c’est Sarko, qui a eu le bon sens de répudier Carla et d’épouser cette vieille roublarde et routarde de Madonna. (Ah oui, la crise continue et porte belle, merci.)
«This left President Nicolas Sarkozy of France as the dominant figure in the EU. His divorce from Carla Bruni and marriage to Madonna had only briefly distracted him.
»Mr Sarkozy had weathered the denunciations that followed his decision in 2010 formally to withdraw France from the EU’s regimes on competition and state aid. All main French banks and industrial conglomerates were instructed to make 90 per cent of their investments at home. Mr Sarkozy’s move was widely denounced across the EU – but then equally widely imitated.
»At home, the French president was under pressure to go even further in a nationalist direction from his main political opponents – “the postman and the housewife”, otherwise known as Olivier Besancenot, a Trotskyste, and Marine Le Pen of the far-right National Front. Ms Le Pen cited the rise of Sarah Palin as an inspiration.
»As the morning of November 7 wore on, President Palin herself took to the stage in Anchorage, Alaska. Her supporters cheered and waved ice hockey sticks. “I’ve got a message for the mullahs and the commies,” she roared: “America is back.”»
Tout cela est plaisant. Inutile de se demander si cela est historique, ou bien raisonnable. Bref, nous ne nous intéressons pas aux événements décrits mais aux raisons qui, aujourd’hui, poussent des chroniqueurs respectables à “botter en touche” leur commentaire (l’expression pour décrire le choix de “commenter” une situation future hypothétique plutôt que la situation courante); et, dans le cas de Gideon Rachman, qu’est-ce que le choix de telles situations de novembre 2012 révèlent de sa pensée de février 2009.
Le problème qu’affronte aujourd’hui la fonction d’homme de l’information (du commentaire, de l’analyse, etc.) est celui du dépassement de l’information par l’Histoire, une sorte de “désactualisation” de l’actualité si l’on ose ce néologisme; cela est à un point tel que l’information semble parfois être l’Histoire pure et simple, directement exprimée, sans la distance habituelle entre information et Histoire à laquelle nous sommes accoutumés. Les événements de l’époque se déroulent à un rythme tel que l’impression est de plus en plus forte d’être dépassé par l’ampleur, la vitesse et le sens des événements à la fois, pour effectivement accéder directement à la substance de l’Histoire en train de se faire, – et le commentaire en est tout intimidé. C’est une situation intéressante, qui touche évidemment encore plus les commentateurs les plus institutionnels, qui évoluaient dans un cadre qu’ils jugeaient inaltérable, qui protégeaient peu ou prou leur position en assurant la stabilité de leurs références intellectuelles et idéologiques. L’incapacité du système à seulement influer sur les événements, qui est chaque jour plus largement découverte, constitue un calvaire intellectuel, et surtout psychologique, d’une force considérable pour ces commentateurs.
Donc, on “botte en touche”. On folâtre et on joue à la boule de cristal, en s’en moquant, en jouant à ne pas trop se prendre au sérieux, en faisant l’exercice tout de même. A la seconde lecture ou bien directement si l’on a l’esprit ouvert dans le sens de cette interprétation, il apparaît que l’on parle et que l’on dit des choses intéressantes, non pas sur le futur de 2012 mais sur aujourd’hui même. Ainsi Gideon Rachman nous renseigne-t-il sur ses pensées secrètes et ses impressions profondes du temps en cours (février 2009). L’on peut aussi bien distinguer une analyse assez caractéristique de la situation politique, à cœur ouvert sinon à livre ouvert. Nous pouvons, pour notre compte, distinguer trois enseignements qui nous semblent correspondre assez bien aux grandes tendances du temps, chez les commentateurs institutionnels.
• L’extraordinaire renversement de l’appréciation des possibilités d’Obama. Cela a moins à voir avec ce que parvient à faire Obama et ce qu’il ne parvient pas à faire, avec ce qu’il est finalement, qu’avec la manipulation psychologique que ces jugements sur lui imposent, au travers de leurs appréciations, au statut du nouveau président US. On a accueilli Obama avec un tel enthousiasme du jugement, une telle perception exacerbée d’un changement fondamental chez lui, qui serait paradoxalement utilisé pour remettre le système dans son état d’apparent triomphe d’avant la crise (un changement révolutionnaire pour rétablir une situation conservatrice), que la déception est à la mesure et à la rapidité de l’absence d’un tel résultat au bout de trois semaines de pouvoir. Aujourd’hui, Obama est perçu comme une déception presque tragique, et l’appréciation qu’on en a est celle d’un scepticisme noir (si l’on peut dire) qui tend par avance à détruire le crédit que pourrait avoir chacune de ses initiatives. Obama, institué à son élection comme symbole de la victoire inéluctable sur la crise, est devenu, en trois semaines, le symbole de la crise inéluctablement victorieuse. Inutile d’ajouter qu’aucun événement, ni dans un sens ni dans l’autre, ne justifie un tel changement du jugement; il s’agit bien de réactions psychologiques exacerbées qu’on a par rapport à celui qui représente les USA, en plus avec la charge symbolique qu’il supporte; autant les USA ont représenté la puissance et la certitude du système du temps de son triomphe, autant ils en représentent aujourd’hui la crise et l’échec.
• L’extraordinaire fragilité des directions politiques. L’appel à la puissance publique a été la marque de la crise dans sa première phase (automne 2009). Aujourd’hui, le sentiment général est celui de l’impuissance conceptuelle de cette puissance publique en général, de son incapacité à sembler maîtriser la crise, notamment mais principalement à cause de son incapacité à en faire un diagnostic, autant conceptuel que précis. Le paradoxe est que la confiance ne pourrait être rétablie dans la puissance publique que si tel ou tel chef de gouvernement osait, si même il concevait la chose, proclamer que la crise du système est telle qu’elle constitue la condamnation à mort du système et de ses diktat.
• La perception de la puissance très grande et peut-être la justification de certains courants qui sont les grandes tendances anti-globalisantes (anti-système), même si ces tendances sont caricaturées et toujours condamnées lorsqu’elles sont exposées; ces courants sont toujours considérés avec mépris mais aussi avec de plus en plus d’une terreur pas loin d’être consentante. La France joue son rôle habituel d'inspiratrice naturelle de ces courants dans cette espèce de dramaturgie des psychologies affolées, quoi qu’elle en veuille, avec un Sarko de plus en plus perçu comme étant le chef de file d’une action allant nécessairement dans ce sens, quoi qu’il en veuille lui aussi. Cette remarque-là, avec notre souligné en gras, vaut de l’or pour comprendre cette perception qu’on tente de décrire d’une sorte d’inéluctabilité: «…Mr Sarkozy’s move was widely denounced across the EU – but then equally widely imitated.»
Mis en ligne le 18 février 2009 à 06H49
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