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13116 juin 2008 — Il apparaît de plus en plus clairement qu’une crise fondamentale, la crise qui s’est construite durant les sept dernières années, enchaînant sur des décennies de gestions désastreuses et de consolidation de la puissance du Pentagone, est en train de se préparer au Pentagone, – ou à propos et autour du Pentagone. Plusieurs points éclairent ce constat, aujourd’hui particulièrement mis en lumière par deux événements:
• L’intervention (le 3 juin) devant la commission des forces armées du Sénat qu’il préside, du sénateur Carl Levin annonçant qu’il va proposer la création d’un service indépendant chargé de superviser l’acquisition des systèmes d’armes. Ce système d'acquisition est aujourd’hui dans une formidable crise d’inefficacité et de dépassement de coûts, et complètement hors de contrôle.
• La tension qui atteint les dimensions d’une crise ouverte qui oppose le secrétaire à la défense Gates et la direction civile du Pentagone (OSD, Office of Secretary of Defense), et l’USAF. Cette tension a été marquée hier par la mise à pied (sous forme d’une démission forcée) du chef d’état-major de l’USAF et du secrétaire à l’Air Force. (Voir aussi notre Bloc-Notes du jour.)
• Les crises chroniques, endémiques, qui affectent certains programmes essentiels, au poids politique considérable. Le cas le plus évident et le plus important, que nous suivons avec attention, est celui du plus important programme du Pentagone, le Joint Strike Fighter (JSF). Chaque jour ou presque nous apporte sa moisson d'observations à la fois ironiques et incrédules sur la chute aux enfers bureaucratiques du programme.
Ces événements sont de différentes natures mais ils renvoient tous à une seule et même crise, la crise systémique du Pentagone. Aujourd’hui se profile, pour l’année 2009 et la nouvelle administration, un affrontement massif entre le pouvoir politique et la bureaucratie du Pentagone. Tout montre qu’il s’agira d’une bataille colossale, qui mettra en danger l’équilibre du système. En fait, il semble que le système approche le point de rupture devant le poids budgétaire, les ambitions militariste et politique de la bureaucratie du Pentagone. C’est la crise même du CMI qui menace.
Nous nous appuyons surtout, pour cette analyse, sur l’intervention du sénateur Carl Levin, qui pourrait peut-être marque le grand retour du Congrès dans la crise du Pentagone après plusieurs années de complète passivité. L’intervention de Levin annonce in fine les intentions de la future administration, – celle d’Obama, mais éventuellement celle de McCain, – de réduire le budget du Pentagone pour tenter de reprendre le contrôle du monstre bureaucratique le plus puissant de l’Histoire. On ne rappellera jamais assez que, le 10 septembre 2001, Rumsfeld disait ceci dans un discours qui aurait mérité d’être mémorable, et qui l’est pour nous:
«The topic today is an adversary that poses a threat, a serious threat, to the security of the United States of America. This adversary is one of the world's last bastions of central planning. It governs by dictating five-year plans. From a single capital, it attempts to impose its demands across time zones, continents, oceans and beyond. With brutal consistency, it stifles free thought and crushes new ideas. It disrupts the defense of the United States and places the lives of men and women in uniform at risk.
»Perhaps this adversary sounds like the former Soviet Union, but that enemy is gone: our foes are more subtle and implacable today. You may think I’m describing one of the last decrepit dictators of the world. But their day, too, is almost past, and they cannot match the strength and size of this adversary.
»The adversary’s closer to home. It’s the Pentagon bureaucracy…»
L’intervention du sénateur Levin, très longue, met en évidence les gaspillages et erreurs de gestion du Pentagone, notamment à partir des constats faits par le Governement Accounting Office (GAO) portant sur 95 “MDAP” (Major Defense Acquisition Programs, désignant les principaux programmes en cours de développement du Pentagone):
«Since the beginning of 2006, nearly half of DOD’s 95 largest acquisition programs have exceeded the so-called “Nunn-McCurdy” cost growth standards established by Congress to identify seriously troubled programs. Overall, these 95 major defense acquisition programs (known as “MDAPs”) have exceeded their research and development budgets by an average of 40 percent, seen their acquisition costs grow by an average of 26 percent, and experienced an average schedule delay of almost two years.
»GAO tells us that the cost overruns on these MDAPs now total $295 billion over the original program estimates, even though we have cut unit quantities and reduced performance expectations on many programs in an effort to hold costs down...»
Le sénateur Levin annonce une initiative majeure, qui est l’établissement d’un service indépendant, sous l’autorité d’un Director of Independent Cost Assessment (Directeur de l’évaluation indépendante des coûts).
«It will take a fundamental change in the structure and culture of the acquisition system to address this problem. For this reason, I believe that we need a Director of Independent Cost Assessment in the Department of Defense, with authorities and responsibilities comparable to those of the Director of Operational Test and Evaluation that we established 20 years ago. This new, independent office would review cost estimates on all major defense acquisition programs and develop its own independent cost estimates, to ensure that the information on which so many of our program and budget decisions are based is fair, unbiased, and reliable. I plan to offer an amendment to this year’s defense bill, when it comes to the Senate floor, to establish this new office.»
Le Pentagone est au sommet de sa puissance, – nous parlons bien de la bureaucratie du Pentagone, cette hydre à mille têtes ou ce monstre sans tête que dénonçait Rumsfeld. Ce n’est pas vraiment un hasard si nous constatons cette attaque contre le Pentagone au lendemain de l’analyse d’une hypothèse qui fait de cette même bureaucratie le deus ex machina d’un accord entre les USA et l’Irak qui est un projet d’un cynisme et d’une grossièreté extraordinaire pour l’asservissement d’un pays (l’Irak) par un autre. Le silence qui a accompagné ces révélations de David Cockburn mesure la capacité de réaction d’un Occident absolument paralysé devant la puissance, – dans ce cas non des USA mais du Pentagone, et cette différenciation ayant de plus en plus de signification.
On assiste aujourd’hui à la montée paroxystique de l’affrontement entre le Pentagone et la direction politique de l’establishment US. Le pouvoir aux USA est un phénomène complexe et notre constante erreur est de le considérer comme un tout, bien identifié, bien coordonné, bien équilibré, capable de concevoir et de mener d’une façon constante et organisé (de main de maître, bien entendu) une politique froidement déterminée et les plans machiavéliques qui vont avec. (Notre fascination énamourée ou effrayée pour la puissance US – qui est une des composantes de notre fascination pour l’American Dream – pare cette puissance de vertus qu’elle n’a pas, en ratant certains traits spécifiques de force brutale et inorganisée qu’elle a.)
La situation réelle est complètement différente. Ce pouvoir US est aujourd’hui complètement déséquilibré, essentiellement par la puissance de plus en plus arrogante et autonome du Pentagone (du CMI), considérablement renforcée depuis 9/11 et hors de tout contrôle. (Paradoxalement, cette évolution a été notamment permise par celui-là même qui a le mieux identifié le danger de la puissance de la bureaucratie du Pentagone, qu’il a comparé en pire au danger soviétique de la Guerre froide, – Donald Rumsfeld, à la fois ennemi, prisonnier, complice et manipulateur de la bureaucratie du Pentagone. Le fait illustre bien cette complexité du pouvoir américaniste dont nous parlons.)
Aujourd’hui, le Pentagone, le DoD, est en position de réclamer pour lui seul le contrôle de la puissance US, et il ne s’en prive pas. Aujourd’hui, le reste de l’establishment se trouve désormais menacé par cette prétention du DoD, cette bureaucratie dénoncée par Rumsfeld véritablement devenue une puissance sans visage, une puissance déchaînée, un système aveugle et brutalement dominateur. La difficulté extraordinaire du cas est la diversité de la puissance du DoD, partagée elle-même en divers centres de pouvoir aux intérêts particuliers souvent différents, et la diversité égale des adversaires de la toute-puissance du DoD, également caractérisée par leur éclatement en différents centres avec des intérêts différents.
L’initiative de Levin n’est pas la première du genre. (Il le laisse lui-même entendre puisque le service qu’il propose d’instituer sous la forme d’un amendement à la loi de financement du Pentagone pour l’année fiscale 2009, est calqué sur un précédent service de même nature et de même fonction, créé il y a 20 ans.) La faiblesse de cette initiative est classique : elle place au cœur du monstre un service censé dénoncer et réformer le monstre. On ne voit pas pourquoi celle-ci réussirait alors que toutes les autres ont échoué, – sauf que nous ne sommes pas loin d’une situation de rupture et d’affrontement ouvert, d’une situation où la puissance du DoD est proche d’être insupportable parce qu’elle menace l’équilibre de tout le système. Le but de Levin est d’instituer une autorité extérieure aux processus bureaucratiques habituels pour contrôler et réguler le processus d’acquisition des systèmes d’arme qui est totalement anarchique, hors de contrôle, et d’un coût qui menace l’équilibre budgétaire du gouvernement. Pour l’instant, l’administration en place, totalement discréditée et totalement nihiliste, menée par les dernières obsessions de ses dirigeants qui semblent désormais dépendre du domaine de la pathologie, est un allié “objectif” de l’hydre pentagonesque. Il faut mettre à part Gates, le secrétaire à la défense, qui tente d’agir contre la situation du Pentagone, mais qui a peu de pouvoir parce qu’il s’en va dans neuf mois, et qui dirige ses actions contre des centres (l’USAF dans ce cas) qui ne sont pas nécessairement le cœur du problème.
L’action de Levin concerne donc essentiellement la période à partir de janvier 2009. Il ne fait plus aucun doute que l’une des crises majeures qui attend la future administration, – quelle qu’elle soit, – est celle du Pentagone. Cette crise sera aussitôt exacerbée, outre par l’action de Levin et du Congrès, par une proposition budgétaire de la nouvelle administration qui devrait envisager une réduction du budget du DoD. (Un nouveau budget pourrait être déposé dès l’entrée en fonction de la nouvelle administration, il devrait remplacer le budget FY2010 que laissera l’administration GW comme une ultime tentative de peser sur les événements.) Selon ce qu’il en sera, selon la réelle proposition de baisse du budget si elle est effective, on saura les intentions réelles de cette administration, sa volonté ou non d’affronter le monstre. Cette fois, le Congrès devrait être actif dans ce sens.
Mais il est moins question de choix que de nécessité. La puissance de la bureaucratie du DoD est devenue un phénomène insupportable par les menaces qu’elle fait peser sur l’équilibre du système. L’affrontement n’est pas une affaire de choix, c’est la conséquence inéluctable de la situation à Washington. Tous les précédents montrent que le DoD s’est toujours sorti grand vainqueur de cette sorte de crise, à cause de la diversité des intérêts de ses adversaires, aussi parce que le CMI “tient” (subsides, corruption, etc.) nombre de ceux qui veulent aujourd’hui le réformer brutalement. Mais, justement, la crise d’aujourd’hui n’a pas de précédent.
Ce qui se passe est la transmutation d’une crise de fonctionnement de la plus formidable puissance bureaucratique du monde en une crise systémique mettant en cause le fondement du système qu’elle prétend servir. On constate sans surprise qu’en prétendant servir le système dont elle est le principal composant, cette puissance est en train de l’usurper et de le menacer dans sa substance. Il n’y a pas là de plan machiavélique mais la seule mécanique prédatrice du développement de la puissance aveugle de la bureaucratie. Tout cela, effectivement, rend l’affrontement inéluctable sans pour autant nous dire qui sera le vainqueur, si même il y aura un vainqueur; sans pour autant nous dire si, emportés dans cet affrontement interne, les composants du système ne vont pas précipiter ce système dans une crise générale et ultime. Ce serait retrouver le schéma de la fin de l’“empire soviétique”, Made in USA.
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