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954Depuis hier soir, le monde de l’information et le monde de la sécurité nationale US sont secoués par une fuite massive de 92.000 documents officiels sur les “secrets” de la guerre en Afghanistan. Cette fuite massive est le fait de Wikileaks.org que vous pouvez essayer d’atteindre si le serveur est disponible, sous l'afflux massif des visites… En même temps, l’énorme dossier a été transféré à trois journaux de la grande presse “officielle”: le New York Times US, le Guardian britannique, le Spiegel allemand. Allez voir le dossier du Guardian, le 25 juillet 2010, il est particulièrement complet.
Deux hommes sont directement impliqués : un sous-officier de l’U.S. Army, Bradley Manning, qui a transmis les documents et qui est en état d’arrestation (un site de soutien, pour obtenir sa libération, donne de nombreuses informations sur Manning). D’autre part, Julian Assange, qui édite le site Wikileaks et qui se tient actuellement, et prudemment, hors des USA. L’énormité de la fuite rappelle le précédent des Pentagon Papers, de 1971, qui avait été l’œuvre de Daniel Ellsberg, analyste de la RAND devenu analyste stratégique au Pentagone en 1962. C’est surtout sur cet aspect des choses que nous allons concentrer notre commentaire.
(Le 11 juin 2010, sur Daily Beast, Ellsberg avait été interviewé à propos d'Assange, déjà célèbre pour d’autres fuites. Ellsberg avait été très laudatif pour cette action et disait, à propos de la sécurité d'Assange, par rapport à l'action de divers services US : «I would think that he is in some danger. Granted, I would think that his notoriety now would provide him some degree of protection… […] – You believe he is in danger of bodily harm, then? – Absolutely. On the same basis, I was….Obama is now proclaiming rights of life and death, being judge, jury, and executioner of Americans without due process…»)
@PAYANT L’énormité de la fuite, ainsi que la publicité qui lui est faite, notamment par l’intervention auprès des trois journaux cités, justifient l’analogie avec les Pentagon Papers. D’autre part, Assange disposerait également de plus de 200.000 cables diplomatiques secrets (US) dont il a annoncé qu’il allait les mettre en ligne, ce qui rendrait l’opération dans sa globalité sans aucun précédent ni comparaison pour le volume de la chose, et accroîtrait encore l’impact de notoriété. La démarche de la comparaison avec les Pentagon Papers est encore plus justifiée.
Nous allons faire quelques remarques qui montrent surtout des différences notables, une fois admise la similitude du volume de l’opération et de l’impact probable au niveau de la communication. C’est en effet bien là, dans cet impact, que l’on trouve la principale similitude.
• Sur le contenu des deux fuites massives, la différence est considérable. Ellsberg travailla à rendre public un énorme rapport interne du Pentagone, qui réunissait des informations de toutes les sources officielles disponibles, pour obtenir un historique nécessairement inédit, et tenu secret, de l’engagement US au Vietnam depuis les origines (quasiment depuis la fin des années 1940). Pour ceux qui avaient le courage de lire en détails cette brique de 7.000 pages, il y avait évidemment une perspective historique inédite, avec les informations à mesure, qui représentaient nécessairement des révélations de quelque chose de complètement ignorée. Il y avait donc la révélation d’une réalité tout court, jusqu’alors tenue secrète. Les fuite de Wikileaks concernent une multitude d’incidents, de procédures, d’opérations en Afghanistan, depuis 2004, qui sont en général des confirmations de source officielle de ce qui avait été largement affirmé ou suggéré par les réseaux alternatifs, y compris sur certains faits précis, et constamment démenti par les sources officielles. De ce point de vue, il n’y a rien d’absolument nouveau, et pourtant l’importance et sans doute l’impact de cette affaire Afghan Wilileaks seront au moins aussi grands qu’avec les Pentagon Papers. Il existe aujourd’hui la perception d’un gouffre si considérable entre la réalité perçue et la version officielle de la réalité qu’obliger la seconde à s’aligner sur la première, notamment par la publication de documents officiels, est encore plus important que la révélation de la réalité elle-même.
• Sur la forme des fuites, la différence est extraordinairement significative. Ellsberg travailla clandestinement pendant de nombreux mois, voire plus d’une année, à effectuer, de nuit, dans son bureau du Pentagone, des photocopies clandestines des documents, qu’il sortait ensuite clandestinement. Après cette première opération, il dut faire la duplication de ces photocopies clandestines initiales pour adresser le document complet à un certain nombre de journaux, après un accord initial de publication avec le New York Times qui prit plusieurs mois à être négocié. Il s’agissait d’un travail clandestin et très dangereux (certains des interlocuteurs de Ellsberg pouvant le dénoncer), qui dura autour de deux ans, entre la décision de Ellsberg de sortir le document, et les premières publications par le New York Times (NYT). Dans le cas Wilileaks-Assange-Manning, il s’agit de simples manipulations électroniques après des contacts préliminaires assez rapides et relativement discrets, les documents étant authentifiés par leur forme même, leur présentation officielle etc. Le seul travail est un travail de sélection, à moins qu’Assange décide de tout publier. L’avantage de cette rapidité est que la notoriété, qui vient très rapidement, assure effectivement une certaine protection, comme le note Ellsberg. Dès que vous êtes connu, il devient très risqué pour ceux qui y songent de tenter quelque chose contre vous, à cause de l’écho de communication très défavorable, voire catastrophique, que cela implique. Un autre aspect de cette rapidité et de l'esprit des temps est l'absence de contacts entre ceux qui pratiquent les fuites et ceux qui en sont victimes. Du temps d'Ellsberg, il y eut tout un processus officiel de tractations avant ou pendant la publication, ce qui donnait un certain légalisme aux rapports entre adversaires. Dans le cas d'Assange, rien de semblable, mais une complète rupture, qui marque la sauvagerie de ces rapports. Assange a même refusé une rencontre de “conciliation” avec des représentants du Pentagone une fois la perspective des publications connue.
• Quel sera l’effet de l’opération ? Il n’est pas question qu’elle change de façon directe la stratégie US. De même, la publication des Pentagon Papers, au grand désenchantement d’Ellsberg comme il le constatait 30 ans plus tard, si elle fut un triomphe pour la liberté de publication, ne freina en rien les opérations en Vietnam. Mais, sur ce dernier point, il y a une ambiguïté, qui pourrait apparaître aussi avec l’administration Obama. Le véritable but de Nixon en 1971, lorsque furent publiés les Pentagon Papers, était tout de même de se retirer du Vietnam. Il aurait pu profiter de cette publication, d’autant que les documents concernaient essentiellement deux administrations démocrates (Kennedy et Johnson), pour renforcer sa politique de retrait, même en déplorant la publication de documents secrets. Au lieu de quoi, il ne s’attacha qu’au second aspect (allant jusqu’à faire intervenir la Cour Suprême mais perdant finalement); c'était l’effet d’une certaine obsession anti-presse de Nixon et de l’obsession du secret de l’“Etat de Sécurité Nationale” aux USA. L’administration Obama, qui veut elle aussi un désengagement d’Afghanistan, n’est pas tellement plus à l’aise, bien qu’elle rejette la faute des événements catastrophiques que révèlent les documents sur l’administration Bush. Elle insiste tout de même sur la nécessité de la protection du secret, comme fit Nixon en 1971, parce qu’à cet égard les pouvoirs et les bureaucraties représentant la sécurité nationale sont intransigeants. Il semble que les politiciens n’ont pas encore appris comment faire leurs choux gras de ce type d’incident, qui leur permettrait d’accélérer leur politique tout en se déchargeant de sa responsabilité sur des gouvernements précédents. Quoi qu’il en soit, l’effet à terme de cette fuite massive sera évidemment de donner un crédit en or massif à la narrative catastrophique de la guerre en Afghanistan, tant dans les milieux de la communication que dans la psychologie inconsciente du public. Les divers organes de sécurité nationale sont mis totalement sur la défensive au niveau de la fabrique de l’information, ce qui n’est pas une position idéale.
• Du bon usage de la presse-Pravda… Les choses étant ce qu’elles sont et nos visions conformistes solidement accrochées, la publication de divers documents sur la guerre en Afghanistan, obtenus par fuite massive, par la grande presse “officielle”, donne un crédit considérable à l’opération. Littéralement, elle “officialise” l’affaire. De plus, Assange semble s’y être bien pris, en saupoudrant comme il faut les contacts. En 1971, on pouvait confier l’affaire au seul NYT ; sa haine de Nixon autant que son devoir de vertu progressiste d’époque faisaient penser qu'il y aurait de grandes chances pour qu'il s'engageât ; aujourd'hui, ce serait beaucoup moins sûr… Assange a eu la prudence bienvenue d’impliquer trois journaux, dont un “activiste” sûr, sur ce sujet (le Guardian) ; cette offensive diversifiée impliquait qu’aucun ne refuserait, à la fois par sens de la concurrence et par bonne réputation, pour ne pas trop apparaître à la solde du pouvoir. Au contraire, le retentissement est multiplié et l’on remarque, pour un peu s’en gausser, que le NYT n’insiste pas trop sur les débordements des forces US, les pertes de civils, etc., pour s’attacher surtout à l’évaluation négative du comportement du Pakistan et de l’Iran. Quoi qu’il en soit, l’essentiel est là : Assange a sa caution semi-officielle avec la participation, bon gré mal gré, de la grande presse internationale. (Tout de même, et l’aspect international du conflit justifiant cette internationalisation des fuites, on remarque l’absence criante de la presse “officielle” française, qui devrait représenter l’autre puissance importante engagée en Afghanistan. Ce n’est que justice. Même dans le registre contraignant de la soumission générale aux autorités, la médiocrité et l’inexistence de la presse “officielle” française dans le domaine international sont tout de même sa marque de fabrique, et un tribut à l’efficacité du travail de “désalphabétisation” et d’abrutissement général des élites françaises conduit avec zèle par le régime sarkozyste, exactement à son image d’ailleurs.)
• Le triomphe de l’“effet fratricide”, voilà la dernière remarque qu’on veut faire. L’extension démesuré des communications par les réseaux, l’imbroglio des classifications diverses, l’impossibilité d’un contrôle ferme de ces flots divers et impétueux, ouvrent la porte à des fuites massives qui s’opèrent en un temps record sans nécessité d’élaborer des manœuvres complexes et illégales comme dut faire Ellsberg in illo tempore. Encore une fois, le système de la communication, sur lequel le système général compte tant pour poursuivre son vaste dessein de déstructuration, se retourne contre son créateur. Le vrai problème aujourd'hui n'est pas de trouver des informations mais de sélectionner, dans la masse disponible, les informations crédibles, acceptables, fécondes, hors de celles qui ne le sont pas.
Mis en ligne le 26 juillet 2010 à 11H49