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61528 janvier 2008 — L’Afghanistan divise la communauté transatlantique, ou l’OTAN pour faire bref, comme rarement un problème aura fait à la fois en intensité et en durée. Le sentiment général, – fondé ou pas, c’est à voir, – que le sort de l’OTAN est en jeu s’ajoute à la disparité des engagements, à l’ambiguïté des objectifs, au déséquilibre des commandements, aux contradictions des tactiques, pour former un énorme nœud de frustration transatlantique.
Plusieurs remarques peuvent être faites à ce sujet, accentuant le sentiment d’un antagonisme grandissant entre les USA et le reste de l’OTAN sur la question afghane.
• On lit dans notre Bloc Notes de ce 25 janvier, que la question de l’Afghanistan est évoquée par certains du côté américaniste pour imposer des restrictions dans le domaine des achats d’armements. Si l’on considère les habitudes parlementaires et bureaucratiques de Washington, la tendance à chercher des boucs émissaires et la paranoïa de protection des technologies, on peut avancer l’hypothèse que cette option a de bonnes chances d’être explorée avec gourmandise.
• Dans notre Bloc-Notes également, mais le 26 janvier, nous mentionnons la possibilité que les USA cherchent à acquérir le contrôle absolu des opérations aériennes en Afghanistan, sans obstacle des prééminences nationales actuellement dominantes dans la conduite des opérations.
D’une façon plus générale, il s’avère que le jugement US est de plus en plus gagné par l’évolution psychologique extraordinaire opérée à l’occasion du “surge” de 2007 en Irak. La chose fait l’objet d’une extraordinaire représentation virtualiste. Désormais, la guerre en Irak est cataloguée comme une “bonne guerre”, c’est-à-dire comme une quasi-victoire, dans tous les cas un modèle promis à devenir absolument exceptionnel. Au contraire, l’Afghanistan est une “mauvaise guerre”, mal faite, par une OTAN à la fois maladroite, lourde et sans imagination. C’est ce que rapportait le Times de Londres le 24 janvier, dans un article qui faisait rapport d’une rencontre avec David Satterfield, coordinateur pour les affaires irakiennes dans l’administration GW Bush:
«Iraq may turn out to be America’s “good war” while Afghanistan goes “bad”, the Bush Administration official responsible for co-ordinating efforts in Baghdad has told The Times.
»For years Iraq appeared to be a country spiralling deeper into violence and anarchy with no end in sight to the war, while Afghanistan boasted a popular president, a stable capital city and an insurgency that was no match for US and Nato forces.
»According to David Satterfield, America's Co-ordinator for Iraq, the roles may have now been reversed, with violence dropping markedly in Iraq, the economy improving and the first signs of real political progress between rival sectarian and ethnic groups.
»By contrast, violence in Afghanistan is growing, divisions are deepening between key Nato allies with forces on the ground and the Taleban is becoming bolder and more deadly with support from militants across the border in Pakistan.»
D’autres sources se sont faites l’écho de ces divergences transatlantiques qui s’expriment à propos ou à l’occasion de l’Afghanistan, les expliquant par diverses considérations tactiques et autres. (Voir une dépêche AFP, reprise dans Defense News le 20 janvier 2008.) Il a été notamment question des appréciations de Gates sur les valeurs tactiques comparées des Américains et des Européens, avec certaines évidences rappelées à l’occasion par les contradicteurs du secrétaire à la défense. (Avancer que les forces US pratiquent la lutte anti-guérilla et anti-terroriste plus efficacement que les forces des pays européens ayant une expérience dans ce domaine est une plaisanterie. Mais il est possible qu’au sein de l’OTAN, grâce à l’influence US, cette expérience européenne tourne à la caricature.)
Gates a ensuite rectifié en rappelant qu’il parlait d’une façon critique de l’OTAN et non de tel ou tel membre. C’est alimenter l’hypothèse de la recherche par les USA d’un changement de stratégie à l’occasion duquel ils pourraient réclamer un contrôle exclusif de la composante aérienne. Comme on l’a déjà observé, il nous apparaît très probable que les Américains chercheraient effectivement à s’attribuer le monopole de l’intervention aérienne. C’est retrouver ce qu’ils jugent être la formule gagnante en Irak, puisqu’ils jugent qu’il y a “victoire”. (La “formule gagnante”: les sorties de l’USAF multipliées par quatre par rapport à 2006, les forces terrestres US cantonnées à une intervention minimale, divers groupes légaux et illégaux confortés et armés dans leurs positions régionales dominantes, si nécessaires – et cela l’est souvent, – grâce à une manne de dollars.) C’est retrouver la formule initiale du bon vieux Rumsfeld de l’automne 2001: l’USAF dans les airs, les autres à terre, – les “warlords de la Ligue du Nord. Dans l’hypothèse envisagée, l’ISAF, c’est-à-dire l’OTAN, ferait bien l’affaire.
…On caricature mais à peine. Il est vrai qu’en quelques mois de Prosak virtualiste, depuis la visite de Saint-Petraeus au Congrès (septembre 2007), il est acquis que la narrative officielle de Washington présente l’Irak, après tout, comme une “victoire”. Une “good war”, nous rapporte monsieur Setterfield, en plus d’être une guerre juste évidemment. (La narrative vaut essentiellement pour ROW [the Rest Of the World]. A l’intérieur des US, la grogne concernant l’Irak continue, mais mezzo voce parce que la préoccupation irakienne a complètement disparu du premier rang des thèmes du débat électoral. De toutes les façons, ces péripéties américanistes ne concernent pas ROW, qui devra se satisfaire de la narrative officielle.)
Selon le schéma envisagé à partir de ce qui devient la référence irakienne, Washington et le Pentagone retrouveraient leur tendance favorite instituée sous le mandat Clinton pour cause de relations publiques (éviter des effets intérieurs US des engagements extérieurs avec des pertes dans la bataille terrestre). La formule a été largement explicitée et expérimentée lors de la guerre du Kosovo et lors de la première phase de la guerre en Afghanistan. Il s’agit de tout concentrer sur l’intervention aérienne en refusant autant que faire se peut l’implication terrestre, éventuellement laissée à d’autres. C’est la formule-type qui, depuis la fin de la Guerre froide, introduit la discorde au sein de l’OTAN en “découplant” tactiquement et en termes de relations publiques Américains et Européens. (La tendance en Afghanistan, qui est de laisser la responsabilité des opérations terrestres aux non-US de l’OTAN, principalement les Européens, rejoint cette formule classique.)
Cette évolution s’accorde avec l’évolution politique aux USA sur la fin de l’administration Bush. On devrait observer une poussée vers un retour à la politique générale de l’administration Clinton, avec un strict contrôle des engagements extérieurs pour éviter un “enlisement”. (Clinton avait institué cette stratégie après le retrait en catastrophe de Somalie, en 1993-94.) Mais la politique de Clinton impliquait également une affirmation tonitruante de l’“hyperpuissance” américaniste, c’est-à-dire une hégémonie par la communication et l’exposition d’une puissance militaire théorique. Entre-temps, il y a eu 9/11 et la suite, et la mise en cause générale de cette puissance militaire confrontée à la réalité. La formule politique a perdu son levier d’hégémonie de communication qui permettait d’imposer un engagement contrôlé des USA. Dans les conditions actuelles, il est plus difficile d’imposer aux autres un engagement contrôlé et orienté par les USA, selon les conceptions des USA.
C’est désormais un enjeu clairement perceptible de la guerre en Afghanistan, qui devient de plus en plus le champ de bataille des divergences transatlantiques. Les pays non-US de l’OTAN sont de moins en moins capables, si tant est qu’ils le veulent, d’assumer un engagement conséquent et en augmentation en Afghanistan, encore moins aux conditions de Washington. C’est notamment le cas de Gordon Brown, qui n’a pas la responsabilité de l’engagement initial et cherche à se dégager de la politique “néo-impérialiste” de Blair; c’est notamment le cas de l’Allemagne qu’on presse d’accentuer son engagement alors que Merkel, affaiblie par les élections régionales du 27 janvier, sera de moins en moins en position de défendre l’engagement allemand même au niveau actuel.
Il y a deux guerres en cours en Afghanistan, qui impliquent toutes les deux l’OTAN: la guerre contre les talibans et assimilés et la guerre à l’intérieur de l’OTAN. La fin de l’administration Bush va exacerber la seconde alors que la première ne va pas bien du tout. C’est un fardeau bien lourd pour le monde transatlantique et pour l’OTAN elle-même. Pour le reste, on dira que l'OTAN a trouvé un rôle à sa mesure: abriter en son sein les querelles transatlantiques. C'est une façon d'être comme une autre.