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1196Dans Ouverture libre, nous citons une analyse de Bernd Debusmann, de Reuters, sur une question intéressante, partant d’une comparaison : pourquoi tant d’efforts US pour l’Afghanistan, et si peu pour la frontière mexicaine ? Les extraits du texte (cité ce 2 août 2010) donnent des faits extrêmement significatifs.
A notre connaissance, c’est la première fois qu’un commentateur établit ce parallèle factuel, avec la dimension politique qu’elle implique. La “question intéressante” doit être détaillée : pourquoi tant d’efforts pour un conflit si incertain et si éloigné des USA, et si peu pour un conflit si clairement identifié dans sa menace directe, sur la frontière sud, contre la sécurité des USA
@PAYANT Les chiffres données par Debusmann sont impressionnants, – 147 fois moins de crédits affectés à la sécurité sur la frontière sud où se développe, du côté mexicain, un conflit type G4G dont on voit mal comment, dans les conditions qui sont les siennes, il ne pourra pas ne pas menacer directement le territoire des USA. On a vu par ailleurs, dans le commentaire de Jeffrey T. Kuhner, du Washington Times, à quels extrêmes de la prévision peut conduire aujourd’hui une analyse alarmiste concernant un problème (l'Arizona) lié à cette situation. Certes, Kuhner est un adversaire acharné à la fois des démocrates et du gouvernement fédéral, mais l’apparition d’une “ligne” qui était jusqu’alors l’apanage des “néo-sécessionnistes” dans un journal mainstream comme le Washington Times est un signe extrêmement convaincant. Qui plus est, ce qui peut sembler à certains l'excès de la forme n'empêche nullement la logique du propos, et Kuhner a cette logique de son côté. Lui, il assimile la guerre des cartels (ce qui évolue vers une G4G) à l’immigration, qui est l’enjeu spécifique de la loi SB 1070 de l’Etat de l’Arizona, alors que les idéologues démocrates et l’administration Obama se gardent bien de faire ce lien. Dans ce cas, l’hypocrisie et le sophisme du raisonnement sont massivement du côté des démocrates et de leurs idéologues, tant le lien est évident, tant les deux problèmes n’en font qu’un.
La question de l’immigration et celle de la guerre des cartels sont inextricablement liées, ce qui fait effectivement de la situation sur la frontière sud une menace fondamentale contre les USA. L’“alerte” de la période automne 2008-printemps 2009 (rappelée, avec les références nécessaires, dans notre texte du 24 juillet 2010), marquée par des analyses alarmistes de divers centres de réflexion stratégique US, liait sans aucun doute ces deux facteurs, qu’on sépare à nouveau pour convenance politique et électoraliste. En l’occurrence, ceux qui accusent, à juste titre, la gouverneur Brawler de l’Arizona de “faire de la politique politicienne” avec SB 1070, sont encore pires qu’elle parce qu’eux-mêmes “font de la politique politicienne” en se parant de la vertu progressiste. Mais ce n’est pas un arrangement bien nouveau.
Tout cela est bien assez pour nous convaincre qu’en gravité pour la sécurité nationale des USA, la frontière mexicaine vaut largement l’Afghanistan, sinon pire. Mais nous nous trouvons devant une situation qui n’est ni politique, ni une manœuvre cachée de quelque ordre que ce soit à l’intérieur du système, mais devant une situation qui relève de l’automatisme du système. Cela correspond parfaitement à la critique qu’en faisait Rumsfeld dans son discours du 10 septembre 2001, que nous rappelions le 31 juillet 2010, lorsqu’il mettait en cause la bureaucratie du Pentagone : «Not the people, but the processes. Not the civilians, but the systems. Not the men and women in uniform, but the uniformity of thought and action…» La chose est évidente lorsque Debusmann signale ce fait extraordinaire, – on veut dire, par rapport aux us et coutumes du système du technologisme et de Moby Dick, habitué à engloutir les centaines de $milliards, – qu’un budget de $1,9 milliard alloué en juin 2008 à la lutte sur ce front mexicain n’a été dépensé jusqu’ici qu’à hauteur de 9% ! Et le GAO d’observer : « Deliveries of equipment and training have been delayed by challenges associated with insufficient number of staff to administer the program, negotiations on interagency and bilateral agreements, procurement processes, changes in government, and funding availability.» En d’autres mots, le système, ou Moby Dick si l’on veut, – et nullement les hommes qui le dirigent, ni ce qu’il y a d’humain dans la bureaucratie, mais bien les mécanismes, – non, Moby Dick lui-même, ne veut pas entendre parler de ce “front”. Moby Dick, en tant que système, a ses choix, et le Mexique n’en fait pas partie…
Ces détails budgétaires sont significatifs de l’absence de facteurs humains dans ce processus, disons d’une “machination” qui ferait “préférer” aux dirigeants US ou aux personnes chargées des décisions le “conflit” de l’Afghanistan au “conflit” sur la frontière mexicaine. Si c’était le cas, s’il y avait “préférence” dans le chef d’une politique, l’accord de juin 2008 avec le Mexique n’aurait pas été signé ou bien, l’accord signé, les budgets auraient été dépensés en évitant des engagements contraignants de quelque sorte que ce soit. Au contraire, la situation, telle qu’elle nous est signalée par le GAO, représente bel et bien une insuffisance d’origine bureaucratique, purement mécanique. Il est manifeste que la bureaucratie de sécurité nationale en tant que telle ne juge pas que la situation sur la frontière mexicaine offre les caractéristiques d’une situation militaire et stratégique digne d’intérêt pour ses tendances habituelles de planification, de déploiement et d’équipement, pour ses exigences budgétaires, etc., et ne lui accorde par conséquent aucune priorité dans ses processus d’action. Les directives du pouvoir civil, quand il s’intéresse à cette situation de la frontière comme il l’a fait en 2008 avec l’administration Bush et début 2009 avec l’administration Obama, ne sont pas suivies d’effets remarquables. La bureaucratie favorise les conflits extérieurs qui ont des caractères spectaculaires de guerre expéditionnaire et d’expansion, et des conflits qui entrent dans la narrative de la guerre contre la terreur considérée dans la logique virtualiste développée depuis le 11 septembre 2001. Cet ensemble de logiques internes bureaucratiques et de priorités stratégiques théoriques constitue, pour cette bureaucratie, la formule acceptable de sa puissance et de son développement. Cette formule répond aux exigences du système de la communication (image du conflit, image de la puissance à caractère mondial, etc.) tout en favorisant le système du technologisme avec sa production de puissance brute.
Cette situation conduit naturellement, une fois de plus, à la conclusion de la confirmation évidente d’un appareil de sécurité nationale US fonctionnant selon sa propre logique interne et nullement selon les événements réels affectant les USA et leur sécurité, y compris les propres appréciations de ce système. L’analyse stratégique du Pentagone peut effectivement donner au Mexique une place prioritaire de dangerosité stratégique à ce pays similaire à celle qu’elle donne au Pakistan (comme on le signalait le 10 janvier 2010), rien ne change dans l’“ordre de bataille” bureaucratique. Là encore, on est conduit effectivement à des explications mécanistes, et nullement politiques ou manipulatrices. (Dans ce cas, là aussi, s’il y avait une volonté délibérée de ne pas faire de la situation mexicaine une priorité concurrente de l’Afghanistan, l’analyse stratégique ne serait pas orientée vers de telles conclusions.)
Mis en ligne le 2 août 2010 à 06H14