Aggravation syrienne et tribulations de la narrative

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Aggravation syrienne et tribulations de la narrative

En Syrie se succèdent les nouvelles de et à propos de divers “massacres”, comme les désigne la narrative du bloc BAO, ou bien s’agit-il plus simplement des évènements cruels et sanglants de cette crise entrant maintenant dans une phase cruciale d’une “guerre civile”, avec la possibilité très réelle d’une extension catastrophique. Dans tous les cas, on identifie sans aucun doute un processus d’aggravation de la situation opérationnelle de la crise syrienne.

Nous allons faire évoluer notre observation au moyen de quelques “évènements” (politiques, médiatiques, interprétations des faits de la guerre, etc.) que nous avons choisis pour leur représentativité et leur intérêt. Ils rendent moins compte de la situation que de la difficulté de rendre compte de la situation ; il n’empêche, pour nous ils dessinent les grandes lignes de notre appréciation, éventuellement avec une dimension intuitive, de cette même situation.

• A Moscou, samedi, le ministre des affaires étrangères Lavrov a tenu des propos très durs, mettant en cause sans aucune fausse retenue de langage les interventions étrangères (l’Arabie, le Qatar), et, plus généralement, le bloc BAO, dans l’aggravation de la crise syrienne. Car c’est bien le jugement principal qui s’impose : la crise syrienne s’aggrave… (Russia Today, le 9 juin 2012.)

«External players are goading opposition in Syria to military action; this may lead to a Libyan scenario, the Russian Foreign Minister says. Moscow is calling for an international conference “under the UN umbrella” to implement the Annan plan. The situation in Syria has significantly worsened in the past weeks as two massacres left dozens of civilians dead. Speaking with journalists in Moscow, the Foreign Minister voiced concern about “the reaction on the part of some foreign players”, who, he said, “support armed groups of the opposition and at the same time demand that the international community take decisive steps to change the regime in Syria.”

»Lavrov also stressed that Russia has enough evidence about arms being supplied to the Syrian opposition. “Our Saudi colleagues, our Qatari colleagues…just yesterday, there was a forum for businessmen who want to support the Syrian opposition. All this information is openly available,” he said. The main reason the peace plan proposed by Kofi Annan is stalling is because those who support external intervention in Syria impede its implementation, said the Russian Foreign Minister. Lavrov said the plan is not progressing because certain parties “don’t like” the idea of the stabilization it can bring. “They want the international community to be filled with indignation and start a full-blown intervention in Syria,” he said.»

• La veille, dans la soirée du 8 juin 2012, DEBKAFiles avait donné une estimation, à partir d’indications précises que ce site présentait selon ses sources à Moscou, affirmant là aussi qu’il y avait un durcissement très net de la Russie. Ces éléments d’appréciation concernaient la rencontre des Russes avec une délégation US venue à Moscou, annoncée effectivement en urgence le 7 juin au soir (voir le 8 juin 2012). L’intérêt, pour notre compte, est qu’on retrouve le schéma des éléments fondamentaux que nous proposions dans notre texte du 4 juin 2012. Il s'agit d'une logique hypothétique selon laquelle les Russes, abandonnant leur politique de stabilisation qui se heurte à tant de difficultés, décideraient peu à peu, selon un rythme plus ou moins rapide selon les circonstances, de laisser le conflit à lui-même et se développant, pour ne pas affaiblir leur position et pour mettre le bloc BAO devant ses responsabilités dans sa posture d’entêtement complet en faveur d'un processus menant à l’intervention militaire étrangère et à une tentative de renouvellement du “modèle libyen”.

«DEBKAfile’s Moscow sources report exclusively that Moscow has flatly rejected President Barack Obama’s proposal to post 5,000 armed UN monitors in Syria, most of them Russian troops, as the core of a new plan to resolve the Syrian crisis. The Russians may consider convening an international conference, but only if its remit is limited to offering a basis for negotiations between the Assad regime and the opposition and new political reforms. On no account must it deal with Bashar Assad’s removal.

»Moscow’s position has grown tougher in the last few days. After Russian officials stated this week that keeping the Assad regime in power was not a priority, Bogdanev said Friday: Moscow isn’t discussing ways to promote Bashar al-Assad’s ouster with Washington. “We aren’t holding such talks.” He stressed that the only way forward on the Syrian issue was by expanding Annan’s peace plan…»

• Il est intéressant de poursuivre sur ce cas de la position russe, avec une autre interprétation qui a le mérite de montrer la persistance de la narrative occidentale dans sa vision de la Russie. Il s’agit là du pur champ de la communication et du montage permanent, et de l’auto-manipulation qui vont avec. En même temps que la Russie est accablée de sarcasmes, de jugements sur ses positions rétrogrades, cyniques, antidémocratiques, etc., dans la crise syrienne, donc à propos de son incapacité d’évoluer selon les critères du bloc BAO qui se confondent avec les canons moraux évidents, la même Russie est constamment observée, comme au microscope, pour découvrir dans le moindre de ses mots l’indice d’une inéluctable évolution vers la position de ce même bloc BAO et de ses canons moraux évidents. La Russie est donc à la fois un esprit mauvais irrécupérable et un esprit qui ne cesse de donner des signes de rédemption en annonçant entre les lignes les premiers signes de cette rédemption qui est l’alignement sur les critères de la narrative du bloc BAO.

… Il s’agit d’un article de l’Observer (Guardian) du 10 juin 2012, et il s’agit de la plume de Peter Beaumont. Il s’agit de la conférence de presse de Lavrov dont nous parlons plus haut. Il s’agit de l’annonce que la Russie commence à comprendre, enfin…

«Russia has indicated that it will no longer stand in the way of the departure of Syria's President Bashar al-Assad if that is what Syrians want. The comments by Russian foreign minister Sergey Lavrov come despite Russia's insistence that there should be no external intervention in the escalating Syrian conflict.

»While the Russian remarks remain obscure on how that political transition might be achieved, they suggest a weakening of Moscow's backing for Assad in the midst of growing international calls for his departure. “If the Syrians agree [on Assad's departure] between each other, we will only be happy to support such a solution,” Lavrov said. “But … it is unacceptable to impose the conditions for such a dialogue from outside.”»

Le propos est certes “obscur” à la lumière d’une interprétation qui fait dire à Lavrov, sur le fond et chronologiquement, une chose qu’on force à la conformité à la narrative, alors que Lavrov ne fait que répéter la position russe depuis longtemps énoncée et sans rapport avec la narrative. La politique de la Russie est celle de la stabilisation de la situation, et si cette stabilisation passe par une volonté populaire et politique exprimée clairement, sans intervention étrangère, du départ d’Assad, qu’il en soit ainsi… Cette tentative de recyclage type-narrative BAO des déclarations russes est constante dans les commentaires des journalistes-Système ; sur ce même thème exactement (position des Russes par rapport à Assad), nous écrivions le 31 mai 2012 :

«… Cette idée d’une dualité dans l’approche russe de la situation syrienne (contacts avec l’opposition autant qu’avec le régime Assad), et, par conséquent, l’idée de l’intérêt principal pour le rétablissement de la stabilité avait été répétée par Lavrov lundi, après sa rencontre avec Hague le Britannique. (Novosti le 28 mai 2012 : “And Lavrov said the main thing for Moscow was not who was in power in Syria, but a successful implementation of Annan’s plan.”) Elle avait été aussitôt saluée comme le signe d’une évolution fondamentale de la position russe vers les positions du bloc BAO, alors qu’elle ne faisait que répéter ce qui est dit par les Russes depuis des semaines, sinon des mois. [...] Un aspect révélateur de ce débat et de la façon dont les déclarations sont interprétées pour intégrer la narrative qu'on affectionne, c'est qu’on retrouve cette même idée, bien avant le massacre de Houla, chez… Assad lui-même, sans que l’intéressé ne s’en émeuve outre-mesure. Le 16 mai 2012 (deux semaines avant le massacre), Novosti rapportait ce propos d’Assad sur la chaine de TV russe Russia24 : “[Les Russes] ne me défendent pas en tant que président. Ils ne défendent pas le régime, quoique je n'aime pas ce terme, mais la stabilité dans la région. Ils comprennent bien l'importance géopolitique et le rôle de la Syrie [au Proche-Orient] [L’absence de ce soutien provoquera un chaos qui,] après la Syrie, peut se propager partout. Ce n'est pas de la Syrie qu'il s'agit, mais de la stabilité internationale…”»

• Du point de vue de cette narrative du bloc BAO qui embrasse la crise syrienne pour la recycler constamment, il y a un intéressant développement concernant le massacre de Houla, de la fin mai, le premier massacre qui a déclenché la phase crisique actuelle de la crise syrienne. Il est entendu, d’une façon irrésistible, par toutes la presse-Système et libre du bloc BAO, que le responsable ne peut être que Assad, les tortionnaires d’Assad sinon le vampire lui-même... Dans ce cas qui fait autorité, que faut-il penser du rapport que publie l’extrêmement sérieuse gazette allemande FAZ (Frankfurter Allgemeine Zeitung) ? Selon ce rapport, qui s’appuie sur des personnes impliquées dans la chose, le massacre de Houla est le fait des rebelles. FAZ vaut bien, en crédibilité, le Guardian ou l’ambassadeur des États-Unis à l’ONU, madame Rice.

Voici quelques mots du “rapport sur le rapport de FAZ”, que nous fait John Glaser, de Antiwar.com, le 10 juin 2012. (Pour ceux qui lisent l’allemand, on ajoute le lien vers le texte du FAZ.)

«The massacre of over 90 Syrians which caught the world’s attention and renewed calls for war against the regime of Bashar al-Assad may have been carried out by rebel fighters, according to a new report. […] A new report in one of Germany’s leading newspapers, the Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ), the Houla massacre was in fact committed by anti-Assad Sunni militants, and most of the victims killed were members of the Alawi and Shia minorities, which have been largely supportive of Assad. The reports cites anonymous opponents of Assad who admitted their involvement in the massacre...»

• L’information de la situation en Syrie reste donc une aventure incertaine où il faut savoir lire autant les mots à double sens qui composent les lignes qu’entre les lignes qui sont composées de mots à double sens… Ainsi, Peter Baumont, du même Guardian et cité déjà plus haut nous rapporte, à partir de “témoins” non précisés une nouvelle dimension de ce qu’il faut bien nommer “guerre” en Syrie. Mais il s’agit bien de la guerre d’Assad, avec l’orientation qu’on sait, puisqu’il s’agit de l’intervention des chars d’Assad dans les combats de rue, avec tirs d’obus contre, – cela est bien précisé, – des “buildings résidentiels” (donc parfaitement innocents) ; la chose étant annoncée pour être aussitôt complétée par le constat d’un enquêteur nommé, un journaliste de la BBC, observant qu’il n’a observé aucune trace d’explosions d’obus sur les “buildings résidentiels” en question…

«For the first time in the uprising, witnesses said, regime tanks opened fire in the city's streets, with shells slamming into residential buildings. However, a BBC correspondent, Paul Danahar, who visited one of the areas of the reported clashes in the capital, said he could find no evidence of the street battles reported.»

… Le journaliste de la BBC cité est donc bien Paul Danahar, chef du bureau du Moyen-Orient à la BBC. Il intervient dans une autre nouvelle qui permet d’enrichir les pérégrinations de la narrative du bloc BAO, cette fois à propos du second massacre, dans le village de Mazraat al-Qubair. C’est ABC.News qui rapporte la nouvelle (le 8 juin 2012), sous un titre accrocheur mais finalement assez original : «“Appalling” Scene at Site of Latest Syria Massacre, Despite Lack of Bodies.» Il y a donc eu 80 morts, selon les “activistes”, et ils sont tous le fait des hommes d’Assad, et par conséquent tous les signes d’un “massacre” incontestable et selon les nomes de la narrative sont bien présents ; il ne manque que les corps des victimes. Effectivement, le récit de Paul Danahar est catégorique, et nul doute n’est laissé ni sur la réalité du massacre, ni sur l’identité des auteurs et ainsi de suite…

«Paul Danahar, the Middle East bureau chief for the BBC, said residents in nearby villages said that a group of Alawite militia – an offshoot of Shiite Islam and some of Bashar al-Assad’s supporters - attacked Mazraat al-Qubair, which is Sunni, and fatally shot and stabbed everyone and everything, including livestock.

»“The scene when I arrived here was truly appalling,” he said. “The stench of burnt flesh was still heavy in the air. [In one house], there were pieces of flesh and a large pool of blood in the corner. There was a tablecloth matted with blood. ” “The bodies were taken away – we were told by civilians in a pickup truck,” Danahar said today. “What we did see, though, on the tarmac on the side of these houses were tracks that the U.N. said could only have been made by military vehicles.”

»He said the Syrian army confirmed that it was in the area, hunting down the terrorists – “that’s the word they use for armed opposition groups” – who had killed those in the village. “What’s slightly confusing about the scenario is that terrorists don’t normally collect the bodies of the people they’ve killed and take them away,” Danahar said today. “Somebody’s cleaned this place up to try to hide the evidence, and it’s going to be very difficult to piece it together.”»

La narrative est saine et sauve, après que l’on ait tout de même constaté que la vérité des choses sur le terrain et dans la bruit de la guerre entretient plutôt la confusion et le désordre alors que la même narrative s’emploie à nous présenter une réalité qui en est complètement dépourvue, – avec son coupable désigné d’avance, et le crime parfaitement constaté et authentifié. Il y a, chez les adorateurs de la narrative, derrière le soutien d’une action absolument déstructurante et dissolvante qui engendre le désordre et la confusion morale, une sorte de goût et de besoin irrépressible d’ordre et de rangement moral qui doivent convenir nécessairement à la construction de leur affectivité idéologique.


Mis en ligne le 11 juin 2012 à 05H56