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1107Ci-dessous, on trouve un extrait d’une partie à paraître de La grâce de l’Histoire . Cet extrait a pour fonction de compléter le texte de la rubrique DIALOGUES de ce même 8 novembre 2011. Dans ce même texte, on trouve l’explication de l’utilité de l’édition de cet extrait…
Cet extrait fait «partie du “Deuxième Livre” de l’ouvrage (titre: “Contre-civilisation et résistance”). Il s’agit de la Deuxième Partie, “Mise en perspective du désastre : la Renaissance”. Le dernier chapitre tente de rassembler un jugement général sur la Renaissance par rapport à la modernité, par rapport à notre crise, avec l’éclairage du destin d’un érudit, l’Allemand Agrippa, qui mourut en 1537. Après sa mort, la célébrité d’Agrippa comme un des maîtres de la philosophie hermétiste, ou “magie”, fut immense (il inspira à Goethe son “Faust”), avant de décroître jusqu’à faire de lui un personnage très secondaire de la Renaissance. Il est pourtant bien plus représentatif qu’un Erasme par exemple, mais pour d’autres raisons que sa célébrité initiale de philosophe hermétiste; il l’est, surtout parce qu’il présente, par les dilemmes et les angoisses qui marquent son aventure intellectuelle, le véritable événement historique et spirituel que fut la Renaissance…»
(Le Nauert dont il est question dans cet extrait est le professeur Charles Nauert, de l’université de l’Illinois, auteur d’une biographie d’Agrippa, Agrippa et la crise de la pensée à la Renaissance, 2006.)
[...] « Il y avait d’abord eu, dans mon chef et pour caractériser ce passage, l’expression de “Contre-Renaissance”… Je l’ai finalement abandonnée. Une fois menées à leur terme sa rédaction et la réflexion que cet écrit engendra à mesure qu’il se développait, l’expression “Renaissance faussaire” apparaît bien mieux appropriée comme on l’a compris plus haut. Agrippa en serait alors le personnage central, symbolique, le témoin à charge capital bien qu’involontaire, certes bien plus qu’un Erasme ou qu’un Montaigne aux destins assurés, avec leurs choix faits, bien installés dans leur époque et leurs bonnes réputations derrière des esprits dont la fronde est réduite à la seule apparence des choses, déjà avec quelque chose des certitudes faussaires de modernistes avant l’heure, de précurseurs somme toute confortables de la modernité, déjà installés dans leur gloire œcuménique du conformisme humaniste et moderniste… Agrippa a exprimé magnifiquement, sombrement et tragiquement, “l’anarchie intellectuelle” et le pessimisme de son temps. Il fut tout, du magicien et du néoplatonicien au croyant aux seules Ecritures Saintes et à l’Eglise, du sceptique au réformiste marginal, du désespéré à la représentation du démon pour certains... Mais, pour ces derniers, tremblants comme des feuilles mortes, – revenons à eux qui sont déjà installés dans la tromperie, – lui, Agrippa, comme un démon en version inversée, qui amenait avec lui un message de tonnerre, qu’il faut savoir entendre, qui embrasse le décor de la tromperie ultime de la modernité ; eux-mêmes, bien entendu, n’en surent rien de plus précis, puisqu’ils ont des oreilles pour ne pas entendre, se contentant de trembler convulsivement sans savoir la cause de ces spasmes.
» Agrippa se trouve emporté dans la représentation symbolique de cette époque de la Renaissance qu’on a magnifiée outre mesure et qui représente en vérité la confrontation de l’esprit à une crise majeure de lui-même, – et une confrontation qui ne fut pas résolue et permit de bifurquer vers la tromperie de la modernité avant que nous retrouvions cette même crise, aujourd’hui. Ainsi pris comme son symbole, Agrippa représente un moment de folie et d’anarchie de cet esprit, forcé par la perception de l’effondrement d’un monde, par la crainte que ce qui va remplacer ce monde et dont on ne sait rien en vérité nous réserve des surprises cachées et mauvaises. Il nous suggère donc, lui qui chercha également le moyen de conserver un lien, ou de le renouer, avec la Tradition en voie de perdition dans l’effondrement de l’Eglise du Moyen Âge et de sa scolastique rationnelle parvenue au bout de sa course, Agrippa nous suggère de voir dans cet âge de crise terrible de l’esprit du monde, une crise actant effectivement la rupture du lien avec la Tradition.
» Cette rupture est réalisée effectivement, du point de vue essentiel du symbolisme et au niveau de l’Histoire elle-même. Si l’on veut tracer les élans cosmiques de cette rupture et considérer la Renaissance de cette façon que nous suivons dans ce passage précisément, il nous semble que la Renaissance ne marque rien moins, pour l’histoire de notre civilisation s’engageant sur la voie de devenir contre-civilisation, que le phénomène fondamental de l’inversion du sens de l’inspiration de l’Histoire ; et ce mot “sens” pris dans ses deux sens et ses deux sens accordés, certes, dans le sens spatial comme dans le sens spirituel, et l’un et l’autre en parfaite correspondance, également parfaitement sensibles à l’inspiration de toutes les sortes. Nous voulons dire par là que ce que nous embrassons dans l’Histoire entre la Renaissance et la formation de la “contre-civilisation” comme nous la percevons, comme je la perçois moi-même, c’est effectivement une inversion du sens de l’inspiration et de l’impulsion. Nous sommes entrés dans le Temps de l’inversion et l’Histoire est retournée du tout au tout. Jusqu’à la Renaissance, ou disons la “crise de la Renaissance”, ou la rupture que représente cette période, le sens vers où était tourné le regard et où l’esprit cherchait à s’abreuver était nécessairement avec l’inspiration de ce que la Tradition nomme l’Unité, le Un fondamental, c’est-à-dire l’origine de tout, l’essence fixée au centre et faite centre elle-même, la chose structurée originellement et infiniment, – et le sens était, comme on dit, “vers le passé” ; c’est-à-dire, vers la chose originelle, achevée comme la source du reste, y compris d’une vision ordonnée et structurée de l’avenir. Soudain, l’inversion se fait avec brutalité et totalement, sans que le sapiens en prenne exactement conscience mais déjà avec les effets à mesure. En deux siècles, de celui de la Renaissance à celui des Lumières et de la Révolution, l’avenir seul, la chose à venir, devient le sens et la promesse de l’accomplissement des choses, à la limite notre nouvelle Unité, notre nouveau Un fondamental, notre source et l’origine de tout. L’inversion est si forte que la source de nous-mêmes, le géniteur, est ce qui n’existe pas encore, ce qui est à venir, et l’éternité comme une réalité qui est encore à créer, et qui le sera par notre propre grandeur ; la vanité nous a permis de ne pas trop nous attarder à ne pas perdre l’esprit sous le poids de ce contresens absurde, devenu trou noir de notre destin, de ne pas trop nous interroger. Que l’on songe pourtant, en ouverture de la suite du récit qui abordera le cas de la terrible “fatigue psychologique” qui va conduire la pensée à accepter puis à favoriser, au XVIIIème siècle, les conditions qui permettront l’événement terrible du “déchaînement de la Matière”, au poids que de telles conceptions intégralement, géométriquement faussaires, font peser, justement, sur la psychologie ; cela prépare le terrain de l’exposition de la vulnérabilité et de l’approfondissement de la faiblesse de la psychologie face aux tourbillons des idées issues de la Renaissance, dont la modernité exigera qu’elles soient interprétées selon son diktat.
» … Ainsi, dit et fait brièvement, l’on dira que l’avenir remplace le passé et devient “la promesse de l’aube”, comme si tout ce qui avait précédé n’était que prélude, et même, moins encore, prélude dans une sorte de néant sombre et inexistant. Ils ne le disent pas encore puisqu’ils honorent Platon et les autres, puis Agrippa, mais ils ne sont plus très loin du tabula rasa de la Révolution. Ils composent, presque les yeux fermés, presque par un instinct nouveau dont on jugerait qu’il est difficile de ne pas lui trouver quelque aspect diabolique, la véritable formule de la modernité. C’est un curieux renversement et un renversement faussement majestueux, qui n’a cure de l’absurde ridiculisant la logique au nom des certitudes de la raison humaine transmutée à l’avantage d’un avenir écrit avant que n’existe son passé. L’effet de ces choses, étrange et incertain, pèsera sur notre monde jusqu’à sa rupture eschatologique, on le sait d’ores et déjà puisque c’est aujourd’hui et que j’en écris là-dessus.
» L’“anarchie intellectuelle” qui caractérise la Renaissance d’Agrippa, décidément plus “Renaissance faussaire” que nature, on la retrouve en ce début de notre XXIème siècle. Cette proximité jusqu’à la similitude est évidente en ceci qu’aujourd’hui comme au début du XVIème siècle, l’on assiste à une insurrection contre la raison, – respectivement la raison de la scolastique médiévale pour le début du XVIème, la raison de la modernité (y compris ses faux-nez des pseudo-réactions de l’irrationalité) et de la science qui conditionne le Progrès pour le début du XXIème. La différence fondamentale entre ces deux réactions n’est pas moins évidente que leur proximité dans l’objet de leur vindicte, en ceci que l’enjeu suprême a changé. Le premier conflit du XVIème siècle se développe alors que nul n’ignore qu’il existe un arbitre suprême, qui est la transcendance, qu’on la nomme Dieu ou principe absolu de l’Unité universelle ; et les anti-rationalistes scolastiques, lorsqu’ils proposent “la magie” comme alternative, comme l’Agrippa du De occulta Philosophia de 1510, proposent en fait un retour à la philosophie hermétique de l’Antiquité et au néoplatonisme, et ce retour ne nous coupe en aucune façon de Dieu mais propose d’autres voies d’accès à Lui. Leur grief se trouve dans ce qu’ils perçoivent comme la dégradation de l’Eglise traditionnelle, par la pratique excessive de la raison scolastique, avec pour effet d’assécher la transcendance, d’étouffer le lien sacré de la Tradition. L’une des critiques d’Agrippa contre l’Eglise, dite mezzo voce mais nous y voyons des traces de l’essentiel, c’est bien sa décadence par la perte de ses vertus transcendantales. «Le manque de dons prophétiques est une preuve évidente de la décadence du clergé», fait dire Nauert à Agrippa ; la révolte d’Agrippa contre la rationalité scolastique qui a «rendu obscure la parole de Dieu» se définit exactement comme une révolte contre “le moderne” («une rupture […] avec les façons “modernes” (c’est-à-dire médiévales)…») ; ainsi tout se passe-t-il comme si le fait du “moderne”, hors même de toute chronologie, présentait son vice fondamental de la logique de la déstructuration en constante accélération dans sa dynamique propre, avec cette volonté furieuse de rompre la tradition, la continuité, la pérennité ; comme si le “moderne”, toujours hors de toute époque et de toute chronologie, per se, était promis à produire de toutes les façons le poison de lui-même, à nourrir de ses vices divers sa propre décadence, à déstructurer le reste et à se déstructurer lui-même ; comme si le “moderne” conservait comme une formule du malin le penchant affreux de sa proximité avec la matière, de son enchaînement paradoxal au déchaînement de la matière, de son attirance irrésistible pour la Chute… Nous retrouvons aisément cela, dans notre temps du XXIème siècle, sans nous sentir dépaysés un seul instant.
» … Mais nous sommes, comme nous l’avons déjà noté, dans une terrible situation par rapport à celle du XVIème siècle (Agrippa), même si l’une et l’autre ont tant de similitudes. La différence est de l’ordre de l’essence même de l’esprit, d’une telle évidence qu’elle est rarement notée. Nous sommes dans cette situation où nous ne pouvons même pas renouveler dans un débat avec nous-mêmes «les doutes et les incertitudes» qu’Agrippa agite pour lui-même, pour représenter le malaise de son temps. Son biographe Nauert observe, à son propos, à propos de la fin de son odyssée intellectuelle et tragique : «Plus de vingt ans plus tard, en écrivant une dédicace pour le Livre Trois de “De occulta philosophia”, Agrippa réaffirma que l’esprit ne saurait accomplir son ascension vers Dieu, l’ultime vérité, s’il se fie à des choses uniquement terrestres plutôt qu’aux choses divines.» Cela, cette décision ultime de l’ascension vers l’“ultime vérité”, ne nous est plus permis ni possible, dans le débat intellectuel et spirituel entre esprits indépendants des chapelles, en ce début de XXIème siècle. Pour accéder à l’“ultime vérité”, dit Agrippa, il faut s’appuyer sur des “choses divines” parce que les “choses terrestres” n’y suffisent pas ; comment pourrions-nous faire, si nous voulions suivre cette exhortation quant à nous, dans un univers où il a été décrété que les “choses divines” n’existent pas, leurs références et leurs symboles classés sans crédit ni considération, objets de plaisanteries méprisantes, relégués au sombre magasin des accessoires de la superstition. Ainsi serais-je conduit à observer que, dans notre temps et selon les règles qui triomphent, un Platon et un Agrippa, comme un Plotin, un Thomas d’Aquin ou un Dante, auraient tant de difficultés à développer leurs activités, à trouver un éditeur, à susciter quelque écho à leur pensée, qu’ils en seraient, au mieux, considérés comme des gugusses trop excentriques et trop peu sérieux pour être même accusés d’être réactionnaires (réac’), et sans doute, plus certainement, tout simplement conduits à abandonner l’exercice de ces activités. Ainsi passent les grands initiés.
» Aujourd’hui, rien de la sorte de la référence à des “choses divines” ne peut être proposé, aucune alternative n’est possible, puisque tout dépend de l’objet même de notre vindicte, puisque tout tient à ce que nous voudrions abattre ; ainsi notre “anarchie intellectuelle” tourne-t-elle à vide car il n’y a plus de ces matières diverses pour figurer dans le mouvement fou qu’elle anime ; tout se passe comme si cette “anarchie” s’exerçait sur le vide, l’entropie de la pensée réduite à l’unification d’un automatisme monstrueux figurant la seule pensée acceptable ; on ne peut plus aller de la Tradition à la raison, de l’occultisme au scepticisme, de la modernité au refuge dans les Textes Saints, ou au retour au platonisme ; nous sommes enfermés dans une situation de l’intellect que nous caractérisons grossièrement, selon le discours triomphant et totalitaire, de “situation-TINA” (du TINA de There Is No Alternative) ; nous ne pouvons rien d’autre qu’exercer ce désordre sur ce rien, contrairement à l’“anarchie intellectuelle” d’Agrippa. La tension extrême qui en résulte, qui me fait croire moi-même à la finalité du conflit dans la fin eschatologique du cycle que nous vivrions actuellement, est que la seule alternative solide à la mise en cause radicale de la raison, comme ce fut le cas au début du XVIème siècle, est le retour à la Tradition. Dans cette période du début du XVIème siècle, ce n’était que la question du choix de la voie à trouver (“magie”, référence au néoplatonisme) parmi les diverses options qui s’offraient ; aujourd’hui, c’est tout simplement la perspective de la rupture complète puisqu’aucune alternative n’est plus admise dans l’univers réduit à la raison humaine et aux seules possibilités humaines, et l’alternative de la Tradition ne signifie rien de moins que la sortie de cet univers, le rejet de toutes les conceptions existantes, et l’effondrement par conséquent. Il nous importe d’autant plus de distinguer dans le bruit et la fureur de notre époque les signes de cet effondrement entraîné par la rupture, car nous savons bien que c’est de cela qu’il s’agit. C’est une situation bien singulière, qui justifie sans aucun doute qu’on se penche sur le mystère de sa formation et de sa réalisation. Nul doute, nous le savons déjà, que cette exploration nous donnera l’une ou l’autre clef pour ouvrir le mystère de notre temps présent, ou l’inspiration pour mieux l’embrasser.
» …Voici donc comment nous en sommes arrivés là ; comment nous nous sommes orientés, à grands pas pleins de confiance et de certitude, vers le Siècle des Lumières et le déchaînement de la matière ; comment, effectivement, la matière s’est éveillée en mugissant et s’est déchaînée.»
Philippe Grasset