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23 septembre 2006 — Est-ce le sort du programme JSF qui est en jeu? Ou, dans tous les cas, son orientation fondamentale et, surtout, le contrôle qu’on peut encore exercer ou ne plus exercer sur lui?
Deux des principales publications spécialisées américaines publient en trois jours deux articles importants qui sonnent cette alarme.
• «JSF in Peril», titre de l’article de tête de Aviation Week & Space Technology (AW&ST) du 17 septembre. Sous-titre de l’article : «JSF Cost Could Jump 35% If Congress Cuts Production».
• « Lockheed: Proposed JSF Cuts “Going the Wrong Way”», titre de Defense News du 20 septembre.
Dans les deux cas, il s’agit de partir en guerre contre les intentions du Congrès de réduire l’allocation budgétaire du programme JSF pour 2007, en retardant d’au moins un an la production de l’avion. Mais “partir en guerre”? Ne s’agit-il pas plutôt d’une dernière salve, d’une ultime tentative? Le Sénat et la Chambre ont débattu d’une décision cette semaine sur un compromis entre leurs deux versions du budget (avec, pour chaque cas, deux versions différentes venant des commissions des forces armées et des appropriations). Toutes les versions en présence prévoient effectivement un freinage de la production.
Les deux articles mentionnés ci-dessus reflètent la très forte poussée de relations publiques (de communication) de Lockheed-Martin pour tenter d’empêcher une telle décision. On voit mal comment elle pourrait effectivement être couronnée de succès.
Comme exemple de la situation du JSF, on cite le début de l’article d’AW&ST :
«The price of the first F-35 Joint Strike Fighters coming off Lockheed Martin's assembly line could jump by 25-35% per aircraft to as much as $58-62 million or more in today's dollars if Congress puts the brakes on early production of the aircraft, say U.S. Air Force and Lockheed Martin officials.
»Along with the U.S. Air Force, Australia and the U.K. stand to bear the burden of the additional cost. “The impact [on those two countries] could be significant,” says Tom Burbage, executive vice president and general manager for Lockheed Martin's F-35 Joint Strike Fighter. “But it would have to go up a lot before we would be threatened [by Eurofighter or Gripen] from a per unit cost basis,” he adds.
»Currently the average unit cost of the JSF conventional takeoff and landing aircraft is projected at $46-47 million each if the production plan remains intact, he says. The short takeoff and landing and aircraft carrier versions are running “about $10 million more per copy,” Burbage says. The JSF program, the largest procurement in Pentagon history, was designed to capitalize on global demand in an effort to keep cost down. So, stabilized production is paramount as the program moves forward.
»“I won't say the business case goes away, but [delay] always puts it at risk,” says Kenneth Krieg, the Pentagon's top procurement official. “It's part of why the program was structured the way it was.”»
»JSF's long-term viability is teetering in the balance as lawmakers are weighing two plans, both aimed at reining in its momentum. The Senate's suggestion is to delay low-rate initial production by a year, while the House proposes to cut production from 16 to as few as four. Lockheed Martin says it needs to sustain production at one JSF per month to avoid cost increases. Final negotiations on the defense authorization bill are underway. Either change, however, will drive per unit cost up at a critical time for the program. Eight member countries are now reviewing draft plans of their industrial participation and procurement numbers.»
On comprend ces alarmes diverses mais on s’interroge également sur un point : de quoi ces gens parlent-ils réellement? Du “prix” du JSF ? Qu’est-ce que c’est que cet artefact extraordinaire, le “prix” du JSF ? Dans l’extrait ci-dessus, tout le monde discute autour d’un JSF passant de $46-$47 millions à $58-$62 millions l’exemplaire, dans tous les cas pour la version USAF. Mais le 8 mai dernier, Defense News citait un document de l’USAF qui prenait comme acquis le prix de sa version du JSF à $82 millions. («The price of an F-35 Joint Strike Fighter (JSF) will be $82 million, according to briefing documents from the Pentagon’s joint JSF program office.») L’affirmation de Defense News, qui ne fut jamais démentie, est au moins aussi crédible que celle d’AW&ST, et l’on pourrait même la juger plus crédible puisqu’il s’agit d’une fuite provenant de l’USAF.
Ces remarques caractérisent le désordre du programme JSF, particulièrement du point de vue de la communication. Ci-dessous, nous vous présentons un commentaire sur la situation du programme JSF de ce point de vue de la communication. C’est un extrait de la rubrique Journal, de la Lettre d’Analyse de defensa du 10 septembre 2006.
«Le cas démonstratif du JSF, passant du JSF virtuel au JSF réel: une “politique de communication” qui reflète l'extraordinaire désordre du système
»Nous avons toujours pensé et souvent écrit que la force du JSF recélait sa plus terrible faiblesse. Sa force, c'est (ce fut) le “JSF virtuel”, celui qui “exista” dès 1996-1997 et qui est mort quelque part entre 2004 et début 2006 (l'estocade ayant été portée, étrange ironie, par les Britanniques et leur exigence de “souveraineté opérationnelle”). Sa faiblesse, c'est tout platement le JSF réel. Le premier, le JSF virtuel, c'est celui qu'on commença à nous décrire autour de 1996: cet avion qui allait tout faire, tout emporter (les armements, les commandes, les marchés), qui serait produit à 6.000 exemplaires comme base de départ, dont le budget atteindrait $750, voire 1.000 $milliards, qui détruirait l'industrie européenne (dixit Richard Aboulafia), qui réduirait le XXIème siècle à lui seul puisqu'il y serait le seul avion de combat, régnant suprême... On passe les précisions techniques, également “beyond history” (selon la croyance de certains économistes US à propos de l'économie US, dans les mêmes années 1996-2000). Ce fut un succès parce que ce ne fut pas une campagne de marketing.
»Au contraire des comportements marchands où la promotion s'appuie souvent sur des travestissements conscients de la vérité, les promoteurs (US) du JSF, dans ces années-là, croyaient à ce qu'ils disaient. D'où l'espèce de réalité paradoxale du “JSF virtuel”, à laquelle finalement tout le monde crut peu ou prou. Tous les Européens, surtout les concurrents du JSF, béaient d'admiration devant l'offensive américaine fondée à la fois sur le virtualisme et sur le conformisme, avec en arrière-plan la fascination européenne pour tout ce qui est américaniste. Tout cela n'était possible, principalement, que parce que l'Amérique était en voie de privatisation, avec un gouvernement de moins en moins influent et une parcellisation du pouvoir. Aucune cohérence, aucune raison en fonction des réalités prévisibles n'étaient imposées à la présentation du programme. Le JSF virtuel l'était totalement. Cette puissance exceptionnelle recélait donc une faiblesse à mesure, qui est simplement la rencontre du réel. Or, le réel est d'autant plus exigeant que ce “désordre” américaniste (décrit comme un “désordre créateur”, évidemment) joue aussi à plein dans la réalité.
»Dès que le JSF eut rencontré le réel, la politique de communication qui forme le coeur même de ce programme en subit également le contrecoup. C'est là le coeur même de la faiblesse actuelle du JSF. Alors qu'hier, toutes les voix concernées (le Pentagone, l'USAF, le Congrès, Lockheed Martin, les coopérants internationaux, même les adversaires du JSF en reconnaissant cette puissance virtuelle) chantaient les louanges de l'avion, aujourd'hui c'est un classique chacun pour soi. Devant les réalités sordides du programme qui s'imposera dans l'histoire déjà fournie du Pentagone comme la plus grande catastrophe bureaucratico-industrielle, chacun défend ses intérêts et apprécie le JSF à sa mesure. La “communication” n'est même plus caractérisée par des accusations de mensonges mais par une cacophonie de n'importe quoi. Que dire de l'annonce de l'amiral Enewold, quittant son poste de directeur du programme JSF en annonçant que la question du transfert des technologies USA-UK était réglée alors qu'on signait un accord annonçant que les deux parties s'engageaient (pour la nième fois) à poursuivre “à leur terme” ces négociations; que dire de ces trois accords successifs USA-UK portant sur la même matière (poursuite des négociations USA-UK sur le transfert de technologies); que dire de la confusion sur les prix de l'avion ($40-$50 millions, dit LM; $83 millions dit l'USAF; $102-$117 millions, disent les Britanniques; $125 millions pour le GAO et ainsi de suite). Le désordre est aujourd'hui complet sur le statut, le contrôle, les objectifs du programme. Le Pentagone garantit à ses partenaires internationaux des avantages qu'il ne peut garantir puisque la décision dépend du Congrès. Ce chaos de la communication, loin de n'être que virtuel lui-même, entraîne des effets réels, les décisions étant prises en fonction de ce qui se dit puisque ce qui est est décidément incontrôlable. Le JSF est, aujourd'hui, au niveau du monde bureaucratico-industriel et militaire, l'équivalent de la politique étrangère des USA ou de la situation en Irak: un désordre en constante augmentation, sans doute en espérant qu'à un moment ou l'autre, il devienne créateur.»
L’effet le plus remarquable de ce désordre du JSF, issu paradoxalement de ce qui devait être le parfait contrôle d’une machine virtualiste destinée à conquérir le monde, est de créer des événements inattendus et très dommageables pour cette stratégie virtualiste. Confrontés à l’intervention du Congrès qui était pourtant inévitable, certains acteurs du programme, — essentiellement Lockheed Martin dans ce cas — décident de dramatiser la situation. Cette tactique a pour but de faire pression sur le Congrès à un moment où il semble qu’il n’y ait plus guère de chance que le Congrès en revienne aux plans initiaux de production accélérée.
Etrange tactique par ses effets indirects sur les partenaires internationaux, alors qu’on entre dans l’ultime phase de négociation pour un premier engagement de commandes, à signer à la fin de l’année. Mais l’étrangeté n’est que d’apparence. On retrouve une constante des affaires américanistes, même lorsqu’elles prétendent être à vocation de coopération internationale. Ce qui compte par-dessus tout est la scène américaniste, plus précisément washingtonienne.
C’est celle-là qui est évoquée ici, qui conduit Lockheed Martin à lancer un cri d’alarme à première vue bien inefficace pour mobiliser les soutiens intérieurs au JSF en risquant de s’altérer les soutiens extérieurs. On peut aussi évoquer l’hypothèse qu’en lançant cette opération de dramatisation, Lockheed Martin cherche également, voire surtout, à mettre en évidence les responsabilités du Congrès dans la nouvelle évolution du programme, et, plus généralement, par assimilation, la responsabilité du Congrès dans l’état général très difficile du programme.
Ainsi va de plus en plus évoluer le programme JSF, allant de l’une à l’autre situation, tentant de redresser l’une sans grand succès en s’aliénant l’autre et ainsi de suite. Le désordre intrinsèque du programme, si évident au niveau de la communication, touche tous les aspects de son évolution.
C’est une évolution logique même s’il s’agit d’une étrange logique.
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