Alfred Hitchcock et la mère aux trousses

Les Carnets de Nicolas Bonnal

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 1840

Alfred Hitchcock et la mère aux trousses

Hamlet est-il hitchcockien ? Toujours est-il quand le Hamlet de Laurence Olivier, acteur hitchcockien, s’explique avec sa mère Gertrude, il lui demande d’arrêter de coucher avec son beau-père Claudius. Mother, you have my father much offended… Or dans Psychose Norman tue sa mère parce qu’elle a un amant.

 Dans d’autres grands films hitchcockiens la mère empêche le fils de devenir un homme. Dans les enchaînés, la mère fait empoisonner tuer sa belle-fille soupçonnée d’espionnage. Dans les oiseaux la mère ne cesse de vouloir mettre Mélanie à la porte. Les moineaux passent par la cheminée au moment où elle déclare et surtout répète que la possible belle-fille ou rivale devrait rentrer précipitamment à San Francisco ! La question demeure : les oiseaux expriment-ils une rage psychologique, les oiseaux sont-ils une malédiction et une punition lancée par une peureuse belle-mère contre une belle-fille probable ?

Et si on reparle de psychose, ce chef-d’œuvre inépuisable qu’on redécouvre à chaque vision comme Vertigo et les oiseaux,  on ajoutera que le fils Norman déclare que le fils un piètre amant… pour une mère !

J’évoque la condition féminine chez Alfred Hitchcock et je trouve ces notes dans le légendaire livre de Donald Spoto, the dark side of genius :

« Hitchcock began to make the mothers’ figure a personal repository of his anger, guilt, resentment and sad yearning.”

On traduit ? Hitchcock commença à faire de la figure de la mère le réceptacle  de sa colère, de sa culpabilité et de sa tristesse.

La mère c’est donc l’ensemble des pressions psychiques qui vous angoissent et vous gâchent la vie. Et Mother, c’est le maître-mot alors pour comprendre Hamlet, Norman Bates et bien sûr Almodovar et ses légions transsexuelles. Par-delà le bien et le mâle…

La maîtresse-phrase de Spoto concerne Notorious, les enchaînés ; oublions le McGuffin de l’uranium et du nazisme (ils contrôlent le cobalt dans le légendaire film Gilda) pour nous concentrer sur les deux vrais axes du film : la rivalité mimétique pour une même femme (Claude Rains aime plus Ingrid Bergman que le manipulateur Cary Grant – dixit Hitchcock) et la haine belle-mère/bru.

La vieille mère nazie craint la solitude à venir, hait sa bru et pousse le fils faiblard à assassiner sa femme espionne, aussi faible et manipulée que lui. Et Sébastien d’ailleurs reproche sa jalousie à sa mère qui est à sa broderie, assise sur un fauteuil comme le cadavre de la mère Norman, et génialement filmée de trois-quarts arrière. On a les mêmes discussions dans les oiseaux et aussi dans psychose. Et si aucune mère n’existait, et qu’elles ne fussent toutes que ce que dit Spoto ; le réceptacle de l’angoisse, de la culpabilité et de la rage humaine ?

Dans l’inconnu du nord-express, la mère de l’assassin Bruno, splendidement joué par Robert Walker peint un tableau monstrueux qui est censé représenter le père sévère et milliardaire.  On trouve ici un personnage exotique, lacustre qui a mis au monde un monstre auquel il a tout pardonné. Ce n’est pas la mère sévère de Mitch, c’est une misérable et une lâche pour qui tout ce que fait le chérubin relève du « joke », de la plaisanterie sociétale. Cette mère petite-bourgeoise et catholique pense d’ailleurs représenter saint François d’Assise dans un tableau monstrueux ! Cela nous rappelle les observations effrayées du maître du cinéma soviétique Andrei Tarkovski en visitant ses galeries d’art moderne au Vatican… C’est Huysmans qui parle à la fin du dix-neuvième siècle de « l’effrayant appétit de laideur qui déshonore l’Eglise ».

Soit la Mother complexe son gentil fils, soit elle soutient le rejeton meurtrier. Dans la mort aux trousses, Hitchcock dépeint un  fils publiquement humilié par sa mère joueuse de bridge, et qui ose lui prendre cinquante dollars (toujours pour le bridge) pour lui obtenir des informations à la réception du grand hôtel. Ici reconnaissons avant de dramatiser ou de crier aux phobies que le rapport de Cary Grant à sa mère est surtout humoristique, décalé, parodique. Tout l’inverse de ce qu’il sera dans Frenzy où l’assassin joue à montrer sa mère par la fenêtre de son répugnant appartement.

Chez Hitchcock le surmoi est maternel, pas paternel. Même la Rébecca d’Hitch – sans compter la gouvernante lesbienne - est une figure maternelle qui fascine la nouvelle épouse et castre le mari-enfant joué par Laurence Olivier, alors Hamlet au cinéma (comme on sait Hamlet veut empêcher sa maman de refaire l’amour avec le nouveau père). Rébecca c’est la figure d’un monde païen enfoui pêcheur et libéré sexuellement. Une autre manière britannique enracinée d’exprimer le fameux repaire du ver blanc décrit par Bram Stoker et exprimé par une Lady ophidienne.

Le combat d’Hitchcock n’est pas isolé. Hollywood a exploité alors le thème de la révolte contre la mère. Même l’opus de Ray avec James Dean est ambigu à ce sujet : on sent que la bonté humanitaire de la mère crée un inadapté. Rappel d’un peu de Nietzsche pour nous aider à comprendre le thème :

« Il y a aujourd’hui, presque partout en Europe, une sensibilité et une irritabilité maladives pour la douleur et aussi une intempérance fâcheuse à se plaindre, une féminisation qui voudrait se parer de religion et de fatras philosophique, pour se donner plus d’éclat — il y a un véritable culte de la douleur.»

Les longues et admirables discussions qui ouvrent les Oiseaux et Psychose (entretiens dans ce motel dont j’ai montré sur mon blog l’origine wellesienne – la soif du mal) posent bien sûr le problème maternel. Norman Bates n’a pas le droit de vivre à cause de Mother. La mère dangereuse discute avec Mélanie pour expliquer le rôle de son mari défunt, et celui de son fils sans qui elle ne sait ce qu’elle deviendrait ! C’est elle aussi qui envoie Mélanie chercher les enfants à l’école, ce qui va précipiter l’attaque sur les chérubins imprudemment sortis de leur abri ! Tout cette scène semble moins l’aveu d’une impuissance qu’un set-up, un piège comme on dit pour attraper Mélanie par les sentiments.

Norman tue et empaille bien les femmes qui lui plaisent, et qui ont sans doute demandé au jeune homme de s’éloigner de la mère. On sait par Spoto que cette mère c’est aussi le « repository » des colères, angoisses et frustrations de la gent masculine non libérée, et menée à la gay attitude explique Almodovar dans los abrazos rotos par une mère…divorcée. Il explique à la séduisante fuyarde que les oiseaux empaillés ont une dimension passive (I think only birds look well stuffed because they're rather...  passive, to begin with... most of them...)

Dans les oiseaux l’avocat sarcastique (son sarcasme éveille l'agressivité sexuelle de Mélanie qui va lui amener des lovebirds) montre sa dimension de pauvre hère : il vit avec sa mère possessive et sa petite sœur (la petite Veronica Cartwright qui jouera plus tard dans les sorcières d’Eastwick la puritaine victime du diable), à quelques mètres de sa mystérieuse ex-fiancée qui va servir de confidente et de logeuse à la nouvelle élue. Le déchiquètement final de l’héroïne-tête de linotte par les oiseaux correspond à la fois à un châtiment lié à la transgression féminine (le méchant Hitch châtie les voleuses !), à la libération sexuelle, comme dans psychose, et à une punition infligée par la mère. Ajoutons que pour la mère de Mitch le fils gère mal la situation et que « si son père était là… ». Ce vilain mot est de trop et éclaire Mitch sur la situation psychologique de sa génitrice. Mitch, qui a une bonne trentaine, est du reste sans enfants et sa mère semble la grand-mère de sa petite sœur. Pérennité du héros hitchcockien sans enfant ou presque…

L’attaque d’Hitchcock contre la mère est aussi une attaque contre la bourgeoise âgée, possédante, et elle n’est pas fortuite. Hitchcock et Buñuel s’adoraient…

Dans l’ombre d’un doute, son film préféré, la cible de l’assassin joué par Joseph Cotten est la vieille veuve riche. On le relit :

« Les grandes villes sont remplies de veuves d'âge mûr. Leurs maris ont travaillé toute leur vie comme des forcenés pour faire fortune, et à leur mort ils ont laissé tout leur argent à leurs épouses stupides. Et qu'en font-elles, ces femmes inutiles ? On les voit par milliers dans les meilleurs hôtels, à boire leur argent, à manger leur argent, à jouer leur argent nuit et jour, empestant leur richesse. Elles sont uniquement fières de leurs bijoux, rien d'autre.

Elles sont fanées, grasses, avides. […] Sont-elles des êtres humains ou des animaux engraissés ? Et qu'arrive-t-il à un animal quand il devient trop vieux et trop gras ? »

L’animal vieux et gras peut devenir fin et lucide, comme la mère de Grace Kelly dans la main au collet. Elle préférerait avoir un homme qu’un bijou dans son lit ! Mais elle risque de coller aux deux jeunes amants et comme dit Hitch à Truffaut, ce sera un final tragique !

Cette inquiétude vis-à-vis de la mère se retrouve aussi dans la relation mère-fille. On le voit bien dans Marnie et on laisse la parole à la docteure Tifenn Brisset :

« D'autres liens montrent la contrainte de l'agent, comme les liens familiaux à l'œuvre dans Marnie : la jeune femme souffre d'importants problèmes relationnels avec les hommes mais est totalement dévouée à sa mère (Louise Latham), qui ne lui rend pas son amour. »

Vieille rengaine… Insistons enfin sur le point essentiel : depuis des décennies on nous bassine avec la figure du père autoritaire de l’école de Francfort, figure qu’il fallait liquider. Il nous semble important de rappeler que pour le grand cinéma cela relève de la farce : la grande figure aux temps modernes de l’Etat-providence c’est celle de la mère. Ridley Scott s’en souvient magnifiquement dans Alien quand l’ordinateur tueur est surnommé Mother.

Rappelons le prodigieux personnage de Ma dans White Heat de Raoul Walsh. L’assassin possédé Cody est possédé par sa mère. Quand il append sa mort (scène d’anthologie comme on dit), il assomme dans le réfectoire la moitié des gardiens de la prison ; ici la mère devient image de l’âme satanique d’un homme. On a cela à la fin de psychose, dans une scène géniale et effarante.

La Mother, ce serait la domination terminale de la féminité quand il n’y a plus d’histoire.

Un peu de Tocqueville pour nous éclairer comme à son habitude : sur ce devenir maternel, et non paternel, du monde il écrivait :

« Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sut leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? »

C’est le NYT qui récemment faisait l’éloge de ces femmes blanches qui renoncent à être mères pour faire souffler écologiquement la planète… Ah, la MOTHER sans enfants…

 

Sources

Nicolas Bonnal – Alfred Hitchcock et la condition féminine (Amazon.fr)

Donald Spoto – The dark side of genius

Tocqueville – De la démocratie en Amérique, II

Tifenn Brisset – Le cinéma d'Alfred Hitchcock : une œuvre du devenir-humain