Alice au pays de la terreur

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Alice au pays de la terreur


1er juillet 2007 — Le Royaume-Uni vit depuis trois jours dans une situation d’extrême urgence. Le nouveau Premier ministre a fait une allocution télévisée. Il avait la mine sombre mais résolue. La scène fait nécessairement penser au Churchill du début de la Bataille d’Angleterre, offrant à ses compatriotes “du sang et des larmes” pour lutter contre l’envahisseur nazi. (Mais Churchill avait encore le sens de l’humour noir lorsque, lors de son discours exhortant ses compatriotes à se battre avec toutes les armes du puissant Empire et jusqu’au bout contre l’envahisseur à venir, il couvre le micro de ses mains pour en interdire l’audition et ajoute mezzo voce quelque chose comme [la citation n’est nullement garantie, nous parlons de l’esprit de la chose] : “nous nous battrons avec des bouteilles de bière”.)

Ainsi l’Observer de ce matin décrit-il cette scène :

« In a televised address from Downing Street, a sombre-faced Brown urged people to be “vigilant” and support the police and security services. He said: “I know that the British people will stand together, united, resolute and strong.”»

Le même article a comme titre : «Terror threat “critical” as Glasgow attacked». On y lit dans ses deux premiers paragraphes :

«Britain was braced last night for a fresh wave of terrorist attacks as the national threat level was raised to “critical” following an attempted car bombing of Glasgow airport.

»Just four days into his premiership, Gordon Brown was dealing with the most dangerous situation facing Britain since the attacks on London in July 2005. Police and intelligence officers confirmed that there was a direct link between the Scottish attack and the attempted car bombing of London on Friday — confirming the reality of a renewed UK offensive by Islamist extremists.»

Tous les journaux britanniques improvisent sur le même thème. Londres presque-attaquée, ou attaquée-ratée, Glasgow réellement attaqué. C’est la guerre… Bilan ? Euh… Deux voitures ennemies sans personne à bord saisies, un blessé grave, l’un des deux occupants, («two “Asian-looking” men»), de la Jeep Cherokee qui a attaqué, — oui, attaqué le terminal de l’aéroport de Glasgow. Mais rassurons-nous, cela aurait pu être si grave :

«As with the failed London attack, the explosives and gas canisters which appeared to be in the Jeep did not detonate, a stroke of fortune that may again have saved the lives of hundreds.» Autrement dit : si l’attaque apocalyptique avait réussi, l’attaque aurait été apocalyptique…

D’ailleurs, nous dit-on, rien n’est fini. Les avertissements s’amoncellent pour annoncer que ce n’est qu’un début, qu’il s’agit d’une vague d’attaques dont nous n’avons vu que les premières gouttelettes. L’Independent nous informe aujourd’hui à ce propos :

«Britain was on maximum alert last night after a burning 4x4 Jeep Cherokee was rammed into the terminal building at Glasgow airport, triggering fears that the two failed car bombs in London marked the start of an organised terror campaign.

»With Britain in the grip of a new wave of terror attacks, the Government raised its threat assessment to “critical”, the highest level indicating that further attacks are imminent.

»Yesterday afternoon, passengers waiting to check in for flights from Glasgow scattered as the blazing vehicle, said to have two Asian men inside, smashed into the building at speed and became jammed in an entrance at 3.11pm. According to witnesses, one man climbed out and tried to throw more petrol on the flames from a canister, while the other sought to force the Jeep further into the terminal as people ran screaming from the scene.

»“There was absolute chaos,” said a witness, James Edgar. “[The driver] was very close to getting to a place that was holding maybe 200 people. There was no emotion on his face whatsoever. The crowd were shouting at him, but he just stared straight ahead.”»

Quittons les lieux de cette étrange guerre terrible, non sans rappeler que Tony Blair avait tiré la leçon de ces événements par avance et qu’il est confirmé par des exemples éclairants du jour.

Deux mondes très différents

La question qui se pose sérieusement est de savoir s’il s’agit du même monde. Nous ne doutons pas que l’“attaque” terroriste contre l’ex-Empire britannique soit un événement déplorable qui a causé quelques frayeurs, quelques incertitudes, quelques angoisses et quelques embarras de circulation ainsi que des annulations de vols aériens (un week-end de début de vacances, en plus!), — ni même qu’elle puisse être suivie d’événements plus graves encore. Le tintamarre extraordinaire qui en résulte suffit à cet égard à nous convaincre qu’il s’est bien passé quelque chose d’important.

Lorsque nous nous interrogeons sur la coexistence de deux mondes, — et plutôt soupçonneuse, voire agressive que pacifique, cette coexistence, — c’est parce qu’en même temps que se déroulent ces événements britanniques, il y en a d’autres en Afghanistan et en Irak, qu’ils sont quotidiens et semblent sans fin, et qu’ils retiennent à peine notre attention. L’on sait que, dans les deux cas pour s’en tenir à eux, “nous” (les Anglo-Saxons essentiellement) y ont tenu et y tiennent un très grand rôle. L’Histoire aura bien du mal à y distinguer des aspects constructifs mais elle n’hésitera pas à propos des responsabilités. Quant aux effets, s’il s’agissait d’“éradiquer” le terrorisme peut-être devra-t-on là aussi faire les comptes.

Concernant l’Irak, Tom Engelhardt a publié, notamment sur Antiwar.com, le 28 juin, un impressionnant bilan de la situation dans ce pays. Des chiffres, des faits, des réalités, quelque chose d’absolument irréel comparé à la puissante réalité des trois jours que vient de vivre le Royaume-Uni :

«The question is: What word best describes the situation these Iraqi numbers hint at? The answer would probably be: No such word exists. “Genocide” has been beaten into the ground and doesn't apply. “Civil war,” which shifts all blame to the Iraqis (withdrawing Americans from a country its troops have not yet begun to leave), doesn't faintly cover the matter.

»If anything catches the carnage and mayhem that was once the nation of Iraq, it might be a comment by the head of the Arab League, Amr Moussa, in 2004. He warned: “The gates of hell are open in Iraq.” At the very least, the “gates of hell” should now officially be considered miles behind us on the half-destroyed, well-mined highway of Iraqi life. Who knows what IEDs lie ahead? We are, after all, in the underworld.»

Lorsque nous parlons de “puissante réalité” (de ce qui se passe au Royaume-Uni), nous n’ironisons même pas. Si l’on considère le volume et le poids de paroles, d’éditos, de regards effarés des présentateurs TV, de “mines sombres” de ministres, du Premier au dernier, — qui peut nier que le qualificatif de “puissant” soit déplacé? Le problème est que cette “puissante réalité” fait presque oublier aux happy few qui s’en rappellent encore (les autres ignorent où est l’Irak) que l’Irak est l’enfer sur terre puisque les portes de l’enfer s’y sont ouvertes grâce notamment à la puissance des armes venues d’Occident. Comment accepter que les événements britanniques soient une “puissante réalité” qui éclipse “l’enfer sur terre”, sinon en admettant que nous ne parlons pas du même monde?

Nous sommes pris à ce jeu-là. Peut-être devrions-nous dire plutôt — “les Anglo-Saxons” sont pris à ce jeu-là. Il y a en effet quelque chose de spécifique dans les réactions mécaniques des machines de communication des deux pays (UK et USA) et, par conséquent, des directions, des establishment et, d’une façon plus ambiguë et plus spécifique, des populations ; quelque chose qui, dans les réactions, dans la capacité de création d’un monde à part où la découverte de deux voitures piégées semble constituer le fond de l’horreur possible avant pire encore, représente une essence différente de celle des réactions observées avec ce type d’événements dans le reste du monde. On sent qu’on s’est inconsciemment convaincu, dans les psychologies des élites, que c’est le sort même du système qui est en jeu. Si la guerre contre la terreur n’est pas ce qu’ils disent qu’elle est, que peut-on encore croire de ce que nous dit ce système? Répétons le mot : “inconsciemment”, car, fidèles à notre appréciation à cet égard, nous croyons qu’il y a beaucoup moins de complots de provocation, de réactions concertées, de volontés délibérées de dramatisation que l’on est conduit assez naturellement à supposer.

On pourrait dire : et alors? (“So what ?”) Nous doutons qu’on puisse en rester là et s’en sortir avec une pirouette de langage. Nous doutons que les psychologies puissent subir de tels chocs d’une telle dramatisation, avant de partir en vacances deux jours plus tard, en ayant complètement oublié l’horrible attaque quinze jours plus tard, comme ce fut le cas pour les “attaques” précédentes — sans que tout cela laisse des traces puissantes dans ces mêmes psychologies. Quelles traces, dans quel sens? Mystère.