Alternative pour l’Europe de l’Est

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Alternative pour l’Europe de l’Est

• Ce qu’offre l’historien et philosophe Alexander Bovdunov comme “alternative pour l’Europe de l’Est” (“alternative” à la catastrophique Ukrisis), c’est “la tradition dans l’amitié”. • Le fondement de son discours, largement développé dans un livre récent et dont il nous donne les facteurs essentiels dans cette interview, c’est une réconciliation entre la Russie et l’Europe de l’Est (essentiellement la Pologne) basée sur un souci partagée pour une tradition commune. • On trouve toutes ces idées dans une interview d’Alexander Bovdunov par Pavel Kiselev.

Qui croirait qu’un intellectuel russe, aujourd’hui, pourrait plaider en toute sérénité et confiance pour une véritable amitié entre la Russie et l’Europe de l’Est, et particulièrement entre la Russie et la Pologne ? Qui pourrait proposer comme “plate-forme” de cette amitié une sorte de “révolution traditionnaliste”, impliquant un retour à la tradition, ou des retrouvailles avec la tradition, ou la reprise et la poursuite de la tradition ? Celui-là se nomme Alexander Bovdunov, professeur, jeune historien et philosophe de l’histoire, et géopoliticien.

On reconnaîtra d’ailleurs notre souci constant de nous exclamer en observant combien la Pologne, – c’est elle qui a la plus grande responsabilité dans cette incompréhension, – se trompe complètement d’ennemi en dénonçant la Russie, par rapport à ses racines, à son identité, – bref, par rapport à sa tradition... C’est ce que leur dit Bovdunov :

« Nous leur proposons [aux Polonais] de rechercher cette grandeur [impériale héritée de leur histoire commune] avec la Russie, et non pas contre la Russie, non pas au bénéfice des doctrines libérales occidentales, qui finiront par détruire la Pologne. Cela n'a aucun sens pour les “hussards ailés” polonais d'aller contre la Russie s’ils reçoivent la communauté LGBT comme récompense. La menace pour leur identité ne vient pas de la Russie. »

L’intellectuel russe Pavel Kiselev a réalisé pour ‘geopolika.ru’ une interview d’Alexander Bovdunov, dont la notoriété et l’influence en Russie mais aussi dans divers pays d’Europe de l’Est sont en train de grandir. Bovdunov poursuit la tradition de la métaphysique géopolitique chère à Douguine, mais en étant moins exclusivement-russe, en écartant la notion que certains pourraient entretenir, que la nouvelle situation n’offre à la Russie que la seule possibilité de l’eurasisme-vers-l’Est ; d’une façon différente, en jugeant qu’il y a une grande possibilité, sinon une nécessité pour la Russie de rétablir des liens culturels, de tradition et par conséquent de politique selon une vision métahistorique, avec les pays d’Europe de l’Est, et naturellement d’abord avec le plus grand et aujourd’hui le plus hostile à la Russie, savoir la Pologne.

La reprise en français (le 1er juillet 2022) de l’interview par ‘euro-synergie.hautetfort.com’, présente ainsi l’intervention de Bovdunov :

« Cette interview de Pavel Kiselev avec l'expert en histoire et en géopolitique Alexander Bovdunov aborde la réalité actuelle de l'Europe de l'Est. Le livre que Bovdunov vient de publier a eu un large écho parmi les conservateurs russes et est devenu essentiel pour étudier les processus politiques et philosophiques en Europe de l'Est. »

L’actuelle guerre d’Ukraine, si elle a l’“avantage” sous la forme de ce que nous nommons ‘Ukrisis’ d’accélérer la phase finale de la GrandeCrise, a par contre pour conséquence bien plus que malheureuse d’opposer la Russie à l’Europe de l’Est, et notamment la Russie à la Pologne. Pourtant,  l’“unité” de l’Europe de l’Est autour de l’Ukraine est très loin d’être garantie et s’avère fragile, en raison du comportement et des conceptions de la clique au pouvoir à Kiev, définie par ses tendances extrémistes (‘ukronazies’) et révisionnistes, sa corruption complète, interne et par rapport aux grands corrupteurs du Système que sont les USA, enfin un soutien tacite à toutes les formes de déconstruction de la modernité, y compris les LGTBQ rappelant que les groupements homosexuels allemands furent en d’autres temps, avec le chef de la SA Ernst Röhm, des participants importants du mouvement nazi jusqu’en 1934 (voir notre article du 8 novembre 2015).

Un incident a montré cette fragilité cette semaine, où les Polonais ont violemment protesté contre les propos de l’ambassadeur d’Ukraine en Allemagne, Andrey Melnik dont la spécialité est le révisionnisme, et qui fait de Stepan Bandera un héros sans la moindre responsabilité dans les massacres de Juifs et de Polonais au côté des nazis durant la Deuxième Guerre mondiale. L’incident a été si vif et la colère polonaise si audible que le ministre ukrainien des affaires étrangères a pris ses distances vis-à-vis de Melnik (qui n’en est pas à son coup d’essai) ; mais il ne l’a pas rappelé, ni n’a même condamné ses propos.

« Il n'y a “aucune mésentente” divisant Kiev et Varsovie à l'heure actuelle, a déclaré le ministère ukrainien des affaires étrangères dans un communiqué jeudi, tout en félicitant la Pologne pour son soutien à l'Ukraine dans son conflit actuel avec la Russie. Les deux nations comprennent “la nécessité de préserver l'unité”, a-t-il ajouté.

» “L'opinion que l'ambassadeur d'Ukraine en Allemagne Andrey Melnik a exprimée dans une interview avec un journaliste allemand est la sienne et ne reflète pas la position du ministère des Affaires étrangères de l'Ukraine”, ajoute le communiqué. »

L’idée d’un rapprochement entre la Russie et la Pologne, si elle peut paraître totalement improbable aujourd’hui, est pourtant une des latences dans les relations entre les deux pays, surtout de la part de la Russie. Une tentative avait été lancée il y a douze ans par Medvedev-Poutine, mais elle avait été gravement compromise par la mort du président Kaczynski dans l’accident de son avion s’apprêtant à atterrir en Russie, puis emportée dans divers autres événements dont certains pourraient avoir été des manigances. (Donald Tusk, qui avait été l’interlocuteur des Russes pour un rapprochement, fut complètement retiré du circuit polonais pour devenir président de l’UE et virer au libéralisme-atlantiste pur jus.)

Ce qui s’impose surtout dans les conceptions de Bovdunov, c’est l’idée de la tradition comme facteur unificateur, non seulement de l’Europe de l’Est, mais de l’Europe de l’Est avec la Russie, et surtout de la Pologne et de la Russie ; si l’on veut, une sorte d’“éloge de la tradition dans l’amitié”, la tradition telle qu’elle est entendue impliquant nécessairement l’amitié pour l’entretenir. On retrouve alors, pour les identifier et les dénoncer, toutes les contradictions et les malentendus caractérisant Ukrisis du fait de la manipulation du Système, via les directions déconstructrices US et l’outil de misère guerrière et de soumission quotidienne qu’est l’OTAN. L’on comprend évidemment que les notions identitaires de tradition, et leur adversaire direct qu’est la déconstruction moderniste, sont les véritables acteurs de la bataille d’Ukrisis, ce que nombre d’acteurs du côté européen semblent complètement ignorer.

dedefensa.org

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Éloge de la tradition dans l’amitié

Pavel Kiselev : « Alexander, depuis combien de temps vous intéressez-vous à ce sujet de l'Europe de l'Est ? Pourquoi avez-vous commencé à l'étudier ? »

Alexander Bovdunov : « J'ai commencé à étudier la Roumanie lorsque j'étais étudiant au MGIMO [ministère russe des affaires étrangères]. Ma deuxième langue étrangère était le roumain. Puis j'ai développé un intérêt pour la pensée conservatrice orthodoxe roumaine et, par coïncidence, j'ai commencé à traduire quelques textes en même temps, activité qui s'est ensuite transformée en un intérêt plus large et plus complexe pour la région [l'Europe de l'Est]. Il s'est alors avéré que la notion de “région” ne s'applique pas bien à cette structure complexe caractérisée par ses frontières. Par essence, la région est une zone-frontière fluctuante entre la Russie et l'Europe. Ensuite, les questions de savoir quoi faire de cette frontière et quelles alternatives à la situation géopolitique actuelle pouvaient être développées en un intérêt académique, dans une thèse de doctorat sur une réorganisation géopolitique alternative de l'Europe. Je m'intéressais au problème de savoir quelles alternatives à leur statu quo les Européens de l'Est voyaient. Finalement, cela s'est transformé en un livre, publié par hasard à un moment chaud où l'intérêt pour la région s'était considérablement accru. »

Pavel Kiselev : « Quand avez-vous commencé à écrire le livre ? »

Alexander Bovdunov : « Le corps principal du texte a été écrit en 2012-13 alors que je préparais et défendais mon doctorat en sciences politiques. Puis je l'ai mis à jour, j'ai écrit plusieurs nouveaux chapitres entièrement consacrés aux espaces philosophiques de l'Europe de l'Est. Autrement dit, le livre a été écrit avec des interruptions : d'abord dans les années 2010 et mis à jour dans les années 2020 et 21.

Pavel Kiselev : « Vous avez dit que l’intérêt pour l'Europe de l'Est a augmenté pendant les “périodes chaudes”. L'opération militaire spéciale a-t-elle eu un impact sur le contenu du livre, avez-vous fait des ajouts après son début ? »

Alexander Bovdunov : « Malheureusement, il n'y en a pas eu, car le livre avait déjà été imprimé à ce moment-là. Conceptuellement, cependant, rien n'a changé dans la région. Au contraire, les stratégies atlantistes de contrôle de la région et d'expansion en tant que “zone tampon” à l’Est, telles que décrites dans le livre, sont devenues encore plus prononcées. Il est clair que la position de certains politiciens s’est modifiée car certains auteurs ouvertement pro-russes ont été réduits au silence. Cependant, nous pouvons déjà constater que cette tendance elle-même est en train de changer. C’est-à-dire que les experts commencent à s'exprimer contre les livraisons d'armes à l'Ukraine, pour la normalisation des relations avec la Russie, etc. Je pense qu'en fait, tout va revenir à la normale. En outre, plus la Russie sera performante, mieux, paradoxalement, elle sera traitée. Plus la Russie sera forte dans le cadre de l'Opération Militaire Spéciale [en Ukraine], meilleure sera l’attitude à son égard de ceux qui ont jusqu’à présent adopté une attitude sceptique et attentiste, mais qui ne sont pas prêts à accepter la dégénérescence et la dégradation causées par la civilisation occidentale moderne. Une Russie forte devra être prise en considération, et les forces conservatrices et traditionalistes (au sens large du terme) verront dans une Russie forte un soutien. Beaucoup pensent déjà que la Russie devrait être le centre d'attention, qu'elle est un acteur important dans l'arène géopolitique, défiant l'Occident. »

Pavel Kiselev : « Dans ce contexte, comment voyez-vous les relations entre la Russie et l'Europe de l'Est après la fin de l'opération spéciale ? »

Alexander Bovdunov : « Je pense que le refroidissement actuel est temporaire et qu'ils devront rechercher le dialogue à l'avenir. Et puis les concepts géopolitiques anti-atlantiques et continentaux, même s'ils ne sont que des idées pour l'instant et ne sont pas soutenus par beaucoup, auront un rôle à jouer et devront être abordés. L'important est d'avoir des idées, et les idées sont là. Elles vivent à nos côtés, et il me semble qu'il y aura une certaine réorientation, au moins dans les pays où il existe de sérieuses positions pro-russes, par exemple en Bulgarie et en Slovaquie. Avec la Pologne, c'est compliqué, car à bien des égards, nous sommes aux antipodes, et le différend polono-russe n'est pas tant un différend entre le catholicisme et l'orthodoxie, mais entre deux grandes puissances qui ont tenté de concentrer l'hégémonie entre leurs mains dans cette partie de l'Europe. La Russie a réussi, la Pologne n'a pas réussi. La question se pose : le choix de la Pologne était-il le bon ? La nostalgie impériale polonaise se manifeste de diverses manières : dans la politique prométhéenne, dans l'idée jagellonienne, dont il est question dans mon livre, et dans une sorte de "nostalgie” de l'Empire russe ! À ce sujet, je peux également recommander un livre de l'écrivain polonais Mariusz Swider intitulé “Comment nous avons construit la Russie”.

» C'est un livre très populaire en Pologne, – il existe de nombreuses éditions et les Polonais s'y intéressent activement. Il décrit le rôle des Polonais dans l'histoire de la Russie, le nombre de Polonais qui ont servi dans l'armée, le gouvernement et la police de l'Empire russe est plus élevé que tout autre groupe ethnique, comment ils ont participé à la création de la culture russe. Et donc, ils ont la nostalgie de la grandeur que cela a donné. Nous leur proposons de rechercher cette grandeur avec la Russie, et non pas contre la Russie, non pas au bénéfice des doctrines libérales occidentales, qui finiront par détruire la Pologne. Cela n'a aucun sens pour les “hussards ailés” polonais d'aller contre la Russie s’ils reçoivent la communauté LGBT comme récompense. La menace pour leur identité ne vient pas de la Russie. »

Pavel Kiselev : « Votre livre a fait une impression positive sur une grande partie de la communauté conservatrice en Russie, car le sujet de l'Europe de l'Est est à l'ordre du jour pour beaucoup en ce moment. Dites-moi, y a-t-il des études russes sur cette région, ou des parties de celle-ci, philosophiques ou géopolitiques, que vous pourriez citer et qui auraient pu influencer votre travail également ? »

Alexander Bovdunov : « Tout d'abord, Noomakhia d'Alexander G. Douguine, deux volumes qui traitent directement des régions d'Europe de l'Est. De manière générale, il a été influencé par les discussions qui ont eu lieu au sein du Center for Conservative Studies dans les années 2010. Je pense que ce sont des ouvrages exemplaires qu'il faut lire. Quant aux autres ouvrages russes, je ne pense pas que beaucoup d'ouvrages sérieux soient publiés aujourd'hui. Vous pouvez chercher des traductions d'auteurs lituaniens, par exemple d'Antanas Maceina, brillamment traduit par Maxim Medovarov et aussi des auteurs roumains. »

Pavel Kiselev : « Dans votre livre, vous indiquez qu'en plus de Noomakhia, votre livre a été influencé par les autres ouvrages de Douguine, Géopolitique et Fondements de la géopolitique. Des concepts tels que l'approche civique et la quatrième théorie politique jouent-ils un rôle dans vos recherches ? »

Alexander Bovdunov : « L'approche civique, oui. Quant à la “Quatrième Théorie Politique” [QTP], je n'en parle pas directement. Mais il y a une section dans le livre intitulée “Grande Europe de l'Est : réveil ou réinitialisation”, qui parle des concepts de grand réveil et de la façon dont on peut mener un discours contre-hégémonique, lié à la notion de “troisième traditionalisme”, – un appel à l'horizon paysan. Ceci, à mon avis, se combine avec la QTP. Le phénomène même du populisme est-européen est précisément une tentative de surmonter la dichotomie gauche-droite, qui est essentiellement une expression et un reflet du même projet des Lumières, mais sous des formes différentes. Il recoupe donc en partie les concepts de ce qu'Alexandre Douguine appelle la Quatrième théorie politique. »

Pavel Kiselev : « En ce qui concerne l'approche civilisationnelle, voyez-vous l'Europe de l'Est comme une civilisation distincte, ou y a-t-il trop de contradictions internes qui l'empêchent ? »

Alexander Bovdunov : « Non, cette région ne peut être considérée comme une civilisation séparée, elle est un terrain de contact de diverses civilisations : Islamique, Orthodoxe, Catholique. Un autre fait est qu'il y a quelque chose de commun dans ce domaine à partir duquel le projet de la Grande Europe de l'Est peut être construit, je veux parler de la composante conservatrice qui est évidemment présente dans ces pays et qui est en partie liée à nous. Il y a une couche supplémentaire, l'horizon paysan, car l'Europe de l'Est est le berceau du paysan européen, où la civilisation de la Grande Mère se superpose au dionysisme (Dionysos vient d'Europe de l'Est, de Thrace). Et ces horizons philosophiques sont également importants pour trouver un terrain d'entente. Il y a des moments de chevauchement même dans l'idée slave, car il semblerait que le panslavisme et l'eurasianisme soient difficilement compatibles, mais, en fait, nous devrions nous tourner vers la dimension profonde de l'idée slave, vers la langue, vers la recherche linguistique, vers les tentatives de former la philosophie sur la base de la langue.

» Ainsi, le philosophe macédonien Bronislav Sarkanyants fait remarquer que nous pouvons retracer comment les concepts philosophiques que l'on trouve dans les langues slaves du Sud ont fait un long chemin depuis la tradition grecque, jusqu'au latin, à l'allemand, au russe, au serbe, et ainsi de suite. Nous avons eu Cyrille et Méthode, il y avait une tradition de traduction du grec, qui était essentiellement une traduction du grec philosophique, la langue du Nouveau Testament et du platonisme chrétien. Pourquoi ne nous tournons-nous pas ensemble vers la tradition de Cyrille et Méthode ? C'est déjà un défi intéressant. Au lieu de passer par une chaîne de perte de sens, nous pouvons faire une tentative pour atteindre l'antiquité et notre tradition commune léguée par Cyrille et Méthode. »