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17 mai 2005 — Quand Paul Krugman quitte le commentaire économique dont il est un excellent spécialiste, il se montre souvent d’une audace rare et d’une lucidité peu habituelle pour le commentaire politico-militaire aux USA. Son article de ce 17 mai dans l’International Herald Tribune en est un cas illustratif. En quelques paragraphes, Krugman nous propose quelques constats révolutionnaires :
• L’Amérique est devenue otage de la crise irakienne.
• Ses capacités militaires se dégradent.
• L’Amérique est désormais en danger, notamment face à d’autres menaces auxquelles elle ne saurait faire face.
• Alors, qu’allons-nous faire ?
On devrait recommander la lecture de ce texte à tous les experts en stratégie transatlantique pullulant dans les séminaires chic et autres, et alignant pompeusement leur satisfaction servile comme commentaire de la soi-disant puissance américaine. Le cas des chiffres du budget du DoD est particulièrement éclairant. Les généraux et les experts, surtout européens et otanesques, défaillent presque, au point où il faut leur porter des sels, à l’évocation de ces mirifiques empilements de centaines de $milliards dont est chargé le Pentagone, — pour faire l’éloge enthousiaste de la puissance US par opposition à la couardise européenne. Krugman propose un autre regard, celui que nous-mêmes réclamons depuis si longtemps: si avec ça (les empilements de centaines de $milliards), ils arrivent à ça (même pas capables de “sécuriser” la route menant de Bagdad à l’aéroport)…
« But the Iraq war has, instead, demonstrated the limits of American power, and emboldened America's potential enemies. Why should Kim Jong Il, the North Korean leader, fear America, when it can't even secure the road from Baghdad to the airport?
(...)
» Next year, reports Jane's Defense Industry, the United States will spend as much on defense as the rest of the world combined. Yet the Pentagon now admits that the U.S. military is having severe trouble attracting recruits, and would have difficulty dealing with potential foes — those that, unlike Saddam's Iraq, might pose a real threat. »
Krugman introduit donc trois idées sacrilèges, explosives, pleines de bon sens et chargées d’une potentialité déstabilisante considérable pour les esprits sophistiqués de l’Ouest.
• La première est que l’Amérique est devenue l’otage de l’Irak. Krugman explique que la situation catastrophique où s’enfonce l’Irak conduit paradoxalement l’Amérique à repousser ce qui est pour elle la décision évidente: quitter l’Irak. « Yet it's very hard to discuss getting out. Even most of those who vehemently opposed the war say that America has to stay on in Iraq now that it's there. In effect, America has been taken hostage. Nobody wants to take responsibility for the terrible scenes that will surely unfold if Americans leave (even though terrible scenes are unfolding while we're there). »
• D’autre part, l’autre face du dilemme irakien, est que, au plus l’armée américaine reste en Irak, au plus elle s’affaiblit. « But the American military isn't just bogged down in Iraq; it's deteriorating under the strain. […] …every year that the war goes on, the U.S. military gets weaker. » Il s’agit là d’une nouvelle appréciation que propose Krugman, beaucoup plus préoccupante que tout ce qui avait pu être avancé jusqu’alors concernant les faiblesses militaires américaines découvertes par la guerre en Irak. Contrairement au processus habituel dans les conflits, y compris pour l’Amérique dans nombre des guerres qu’elle a menées, les forces armées ne s’aguerrissent pas ni ne gagnent en efficacité à mesure des combats qui se déroulent. Au contraire, leurs capacités se dégradent et leur potentiel s’affaiblit.
(Cela est dû en bonne partie à la façon dont les forces armées américaines mènent leur campagne, refusant le combat selon les règles de l’adversaire alors qu’elles se trouvent sur le terrain qui est propre à cet adversaire, dans des conditions qui favorisent évidemment les règles de combat de cet adversaire. Le résultat est un repli général sur des positions protégées et des expéditions puissantes mais sporadiques et erratiques, sans aucun effet positif durable et avec beaucoup d’effets négatifs. La détérioration est générale dans les forces américaines, à cause de ces conditions: le moral, le matériel, la capacité de combattre.)
• La conséquence de ce qui précède est, selon Krugman, que l’Amérique se trouve de plus en plus dans une situation dangereuse, alors qu’elle continue à s’engager agressivement, avec menaces militaires à la clé, sur plusieurs fronts diplomatiques. « But the American military isn't just bogged down in Iraq; it's deteriorating under the strain. America may already be in real danger: What threats, exactly, can the United States make against the North Koreans? That John Bolton will yell at them? [...] Why should Kim Jong Il, the North Korean leader, fear America, when it can't even secure the road from Baghdad to the airport? »
Krugman termine par ce qui pourrait être désigné comme “l’alternative du diable”: « The point is that something has to give. America either needs a much bigger army — which means a draft — or it needs to find a way out of Iraq. » Mais comment concevoir de s’en aller sinon dans une situation qui ressemblerait à une défaite ignominieuse? Et qui pourrait concevoir de lancer la mise en place d’une « much bigger army », alors que la conscription est perçue comme un suicide politique pour les républicains, — et à quel prix encore, alors que le budget officiel approche les $450 milliards? $600 milliards? $700 milliards? Et puis, le Pentagone est-il encore capable de mettre en place une telle armée?