Analyse anthropologique du “cas Sarkozy”

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Analyse anthropologique du “cas Sarkozy”

Par Manuel de Diéguez, le 11 décembre 2004 (voyez le site de Manuel de Diéguez)


“Marianne” du 27 nov. au 4 déc. pose une question d'une grande portée politique : «Sarkozy est-il fou?» Mais une telle interrogation a-t-elle un sens s'il n'est pas répondu à la question philosophique de savoir de quelle sorte de raison l'intelligence politique se réclame, puis s'il existe une folie politique de haut vol et une autre de bas étage?


J'ai tenté d'éclairer la question à la lumière de deux romans de Simenon traitant de la folie, ce qui m'a conduit à évoquer les relations que le génie littéraire avec celui de la philosophie, puis celles que l'alliance que ces deux formes de l'intelligence concluent avec une anthropologie ouverte à la pesée de la paranoïa au cœur de l'histoire et de la politique.

1 - La science historique et la connaissance anthropologique de la folie

2 - La politique gesticulatoire et la politique réflexive

3 - Le génie littéraire et la paranoïa de Dieu

4 - Les Pygmées et les Titans de la paranoïa politique

5 - Sarkozy et les imbéciles

6 - Le génie littéraire et la maîtrise de la paranoïa

7 - Simenon et le génie de la philosophie

8 - Les grands ratés de la passion politique

9 - Qui sont les inconnus dans la maison ?

10 - Comme les vainqueurs sont gentils !

11 - La politique et la définition nihiliste de la “vérité”

12 - L'Europe qui regardait passer les trains

13 - Les demi élites de la Ve République

14 - La paranoïa de la médiocrité et celle du génie

15 - La balance à peser la paranoïa

16 - L'obsession du complot

17 - L'anthropologie historique et la zoologie

18 - De la paranoïa de haut vol et de la paranoïa en rase-mottes


1 - La science historique et la connaissance anthropologique de la folie

Le numéro de Marianne de la semaine du 27 nov au 4 déc. 2004 titrait en couverture : « Nicolas Sarkozy est-il fou? » On y voyait un Napoléon reconnaissable à sa tenue blanche des grands jours et à la main droite posée sur l'estomac, comme à l'accoutumée quand il passait la garde en revue; mais la tête du président de l'UMP avait pris la place de celle de l'empereur. Comme il se trouve que la date du 4 déc. 2004 était celle du deuxième centenaire du sacre qui couronna de la tiare des rois catholiques l'évangéliste armé jusqu'aux dents des principes de 1789; comme chacun sait, en outre, que la cérémonie fastueuse de l'intronisation de Nicolas Sarkozy à la direction du parti de la majorité a été qualifiée de sacre par lui-même et par toute la presse française et européenne; comme nul n'ignore, de surcroît, que les Etats-Unis se sont lancés à la conquête du monde et de son pétrole au nom des démocraties désormais messianisées par leur culte de la liberté, il faut nous demander ce que l'anthropologie politique pense de la folie des grands conquérants et des relations que l'encéphale schizoïde de notre espèce entretient avec notre histoire des guerres et des tiares.

Car s'il convient de qualifier de paranoïa la folie dispendieuse de Nicolas Sarkozy, mais aussi celle de Napoléon, d'Alexandre et même du Général de Gaulle, il importe de préciser le sens médical de cette pathologie et de la relation qu'elle entretient avec la mégalomanie, cette forme de la schizophrénie que les psychiatres classent parmi les démences non hallucinatoires et non dépressives. Or, la psychanalyse de cabinet ne dispose pas encore d'une connaissance anthropologique des troubles mentaux auxquels l'arène de la politique et de l'histoire sert de théâtre, alors que seule cette profondeur-là de l'exploration de l'inconscient simiohumain permettrait de connaître et de comprendre le rôle de ces troubles cérébraux dans le destin des nations. Une fois de plus, comme je l'ai souligné dans “Trois autopsies de Dieu, Sébastien Fath, Luc Ferry et Marcel Gauchet”, c'est faute d'une connaissance anthropologique du génie littéraire et des arcanes de l'esprit religieux chez les fuyards de la zoologie que Clio se trouve désarmée face à la dimension schizophrénique de la passion politique.


2 - La politique gesticulatoire et la politique réflexive

Le génie de l'action ne se mesure pas à la féroce énergie de s'emparer du pouvoir avec des méthodes de vauriens, mais à la rare faculté de porter un diagnostic souverain sur la pathologie de la malade la plus illustre de la terre, celle qu'on appelle l'Histoire; or, ce ne sont pas les psychiatres respectueux des usages qui définissent la santé mentale de leur temps, mais les iconoclastes que sont tous les grands écrivains en mesure d'ausculter cette patiente et de décrire les symptômes irréfutables des dérangements cérébraux dont elle se trouve affligée.

C'est pourquoi Cervantès a mis en scène le plus célèbre des schizophrènes chrétiens en la personne de don Quichotte; c'est pourquoi Shakespeare a peint la folie de Lady Macbeth en visionnaire des signes de la paranoïa hallucinatoire qui symbolise le meurtre politique; c'est pourquoi Kafka a livré à l'analyse anthropologique de la schizophrénie un dieu pris en étau entre sa chambre souterraine des tortures et son ciel des félicités éternelles. Mais tout cela n'a pas sollicité l'attention de la “pensée politique” occidentale, parce que la psychanalyse n'est pas à l'école des écrivains de génie et parce que, de toutes façons, l'étude du génie en tant que tel est entièrement absente de la science psychologique et de la psychanalyse occidentales.

Il en résulte que l'étude des tiares de la paranoïa se révèle hautement instructive en ce qu'elle éclaire la schizophrénie de l'Europe de la pensée et son incapacité de conquérir un regard sur la folie dont s'inspirent les Goliaths de l'histoire, d'une part, les frénétiques de la seule conquête du pouvoir, d'autre part. Et pourtant, Georges Simenon a su dépeindre un vrai paranoïaque; et il est parvenu à faire d'un malade mental le personnage central de l'un de ses romans : L'homme qui regardait passer les trains, dont la parution chez Gallimard remonte à 1938. Sans doute, ce récit haletant atteint-il le lecteur au plus secret, puisqu'il figure dans la sélection des dix titres édités en avril 2003 dans le premier des deux volumes que la Pléiade a consacrés à faire entrer l'œuvre de Simenon dans le patrimoine littéraire de l'humanité.


3 - Le génie littéraire et la paranoïa de Dieu

Le commentaire détaillé et instructif que Jacques Dubois a consacré à ce roman dans l'appareil critique qui étoffe la célèbre collection ne traite en rien de la pathologie mentale dont souffre le héros, Kees Popinga. Pour un peu, il s'agirait seulement d'un banal Hollandais de province en rupture de ban plus gidienne que nietzschéenne avec la gentille médiocrité des bourgeois de Groningue. Comment se fait-il qu'à l'instar de ce fou de don Quichotte, de ce fou d'Alceste, de ces fous de Yahoos, son cas passionne le lecteur, sinon parce que la paranoïa auto propulsée et raisonneuse est une forme tellement répandue de la schizophrénie qu'il convient de démonter pièce par pièce ce moteur du cerveau biphasé de notre espèce; car cette nosologie irradie toute la personnalité — ce que Lacan avait partiellement compris dans sa thèse de doctorat de 1932, intitulée “De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité”. Ce grand paranoïaque y défendait avant tout le monde l'idée que cette maladie est constituante du moi ordinaire, mais sans avoir soupçonné ni qu'elle est également une composante essentielle du psychisme de l'homme de génie, ni comment le grand écrivain la féconde à l'hypertrophier, ni comment il la maîtrise au point qu'il la contraint à accoucher de chefs-d'œuvre d'une santé de fer.

Il convient donc d'étudier la folie demeurée infra politique de Nicolas Sarkozy, donc petitement paranoïaque, en se mettant bien davantage à l'écoute de l'auteur de L'homme qui regardait passer les trains qu'à l'école des psychiatres conformistes en diable et qui attendent que le malade déraille spectaculairement pour le soigner, sans jamais apercevoir la maladie à l'état endémiologique. Car, comme Nicolas Sarkozy, Kees Popinga est seulement un paranoïaque au petit pied; mais Simenon accouche du regard du grand écrivain sur la paranoïa, et il fait, de son médiocre personnage, l'instrument de sa propre initiation secrète à une science de la folie capable de lui enseigner en retour les derniers secret du génie politique.


4 - Les Pygmées et les Titans de la paranoïa politique

C'est pourquoi Simenon veut oublier que son héros a commis un meurtre par orgueil et qu'il n'a échoué à en commettre un second que par un concours de circonstances. Bien que la pulsion meurtrière du paranoïaque soit expressément retenue par la psychiatrie officielle, non seulement Simenon ne traite pas son héros en malade mental, mais, bien au contraire, il s'identifie si bien à lui qu'il n'entre en rien dans la peau du commissaire chargé de l'enquête, un certain Lucas. Le souci de Simenon de ne pas compromettre le bonhomme Maigret dans une collusion tacite avec Popinga est bien révélateur; mais, ce faisant, l'écrivain ménage également les sentiments du lecteur moyen, qui se reconnaît à chaque pas dans le personnage.

C'est que l'auteur de “la Lettre à mon juge” relève d'emblée la faiblesse du diagnostic de la médecine officielle, qui observe principalement, chez le paranoïaque, la vanité, la susceptibilité, la méfiance et un égoïsme proche de l'autisme, tous péchés que les sociétés occidentales jugent gravissimes au nom de la sauvegarde de l'ordre public et de la tradition chrétienne, alors que le paranoïaque partage une tout autre supériorité avec le grand romancier et avec l'homme politique: une intelligence essentiellement logicienne, mais faussée par un esprit de système déviant. Popinga est d'abord un joueur d'échecs talentueux, comme Maigret est un logicien forcené de l'enquête de police et un dialecticien impavide lancé sur la piste du crime. De plus, le paranoïaque est d'une tranquillité aussi inébranlable que Maigret avec sa pipe. Naturellement, la psychologie officielle ignore que l'intuition si vantée des grands écrivains n'est jamais qu'une forme instantanée et foudroyante de l'esprit dialectique et qu'un Balzac ou un Simenon enchaînent des raisonnements avec la rapidité du courant électrique. Mais les performances des jeux d'échecs électroniques ont précisément démontré que les plus puissants logiciels rejoignent les intuitions des grands joueurs. A Juvisy, Kees Popinga décrypte le logiciel de la machine à sous d'un café-tabac.

A l'instar de son personnage, mais dès l'âge de dix-neuf ans, Simenon a rompu aussi subitement que définitivement avec son milieu d'origine; et c'est encore à l'école de son héros qu'il a pris le train de Paris, mais afin de tenter d'y répondre à l'appel de son destin d'observateur systématique de la société française et de l'humanité tout entière. Popinga est interdit de génie, mais il rêve que son intelligence supérieure le conduira à la puissance suprême, celle de disposer de soi-même et du monde. Il y faut l'arme de l'écriture, comme il est démontré par le plus gigantesque des paranoïaques de la littérature, le créateur du cosmos, qui y procède par la seule puissance de son Verbe. Comment se fait-il que tous les grands écrivains juifs des origines se soient attachés à brosser le portrait en pied d'un personnage cérébral qui les représentait idéalement, un certain Jahvé ? Comment se fait-il que la paranoïa de Dieu, qui le scinde entre son ciel et son enfer, soit précisément celle des plus grands hommes politiques — non point celle des Vautrin de la politique, ces infirmes qui s'attachent seulement à conquérir le pouvoir à la force du poignet, mais celle des paranoïaques de génie dont le diagnostic observe la pathologie dont souffre l'encéphale de l'histoire?


5 - Sarkozy et les imbéciles

Comment mettre Dieu dans son jeu ? Naturellement Nicolas Sarkozy ignore tout de l'histoire tumultueuse des dogmes de l'église romaine, des fondements théologiques mouvants de l'islam et de l'évolution du credo du judaïsme vers une dématérialisation progressive de Jahvé; et pourtant, il a tenu à régler tout de suite ses comptes avec le ciel inculte des conquérants d'un pouvoir sans contenu politique réel. Comme Kees Popinga, il affirme haut et fort et entend faire reconnaître la supériorité naturelle qui s'attache, pense-t-il, à l'expression d'une volonté. Il souligne que la politique se réduit au spectacle d'une énergie sans autre finalité qu'elle-même : « La France se donne à celui qui la désire le plus. C'est la grande noblesse de la politique : la volonté y a un sens. » Ainsi compris, tout le sens du pouvoir n'est autre que le désir de le conquérir.

Mais le mépris le plus radical pour la France se situe au fondement même de la volonté de conquête nihiliste d'un pouvoir sans contenu politique : la nation est tenue pour une “Marie couche-toi-là”. Elle se donnera sans opposer de résistance au séducteur dont le désir de la posséder sera le plus brûlant. Le violeur n'a pas de vérité politique à servir. Nous verrons comment Popinga aboutira à la même conclusion. Pour l'instant, poursuivons le diagnostic de la paranoïa telle qu'elle s'éclaire aux clignotants du quotidien.

Comme Nicolas Sarkozy, Popinga éprouve l'évidence première qu'il est un grand incompris et que le monde entier est composé d'idiots. « Tous des imbéciles », ne cesse-t-il de s'exclamer. Sarkozy lui fait écho: « Ce que je suis content d'abandonner tous ces nuls », confie-t-il à chacun de ses interlocuteurs en quittant le gouvernement. L'un de ses proches ajoute: « Ce sera un plaisir immense lorsqu'il remettra sa démission à Chirac le 29 [novembre04] au matin. Ils sont vraiment trop cons. »

Pour l'analyste de la paranoïa qui s'est mis à l'écoute de Simenon, mais aussi de Macbeth ou d'Hamlet, à quel moment l'intelligence du paranoïaque énergique et qui se garde bien de donner sa grandeur à la politique part-elle de prémisses si spectaculairement inadéquates à la situation réelle à laquelle il lui appartient de faire face que les psychiatres eux-mêmes s'en aperçoivent et y découvrent le trait le plus caractéristique à leurs yeux du basculement tardif du patient de la folie potentielle à la folie proprement dite — celle que ce rieur de Rabelais appelle « de bécarre et de bémol », ou « à épreuve d'arquebuse »?


6 - Le génie littéraire et la maîtrise de la paranoïa

Ici encore, l'ambiguïté anthropologique qu'illustrent à la fois l'homme politique, le croyant et le grand romancier ne fait qu'entretenir la confusion sur le fond de la question: si Simenon applique à la construction d'un récit romanesque une intelligence de logicien intraitable et un art d'enchaîner ses raisonnements d'enquêteur avec une rigueur digne des syllogismes de Platon, c'est parce qu'il ne se trompe ni sur le contenu, ni sur la véritable finalité du génie littéraire, qui tient tout entier à la conquête d'un regard de clinicien irréfutable sur la société de son temps. Tous les grands écrivains savent que les sociétés humaines se nourrissent d'un monde cérébral nourri par un imaginaire, lequel conduit l'encéphale collectif à une scission entre le réel et des mondes fantasmés; mais ils savent également que les civilisations très développées connaissent le bonheur de se doter d'un “commerce de la librairie” à la fois audacieux et fragile, lequel se voudrait un “commerce de l'esprit”, comme on disait autrefois, et que la finalité de l'édition est de donner toute leur légitimité aux cerveaux rarissimes capables d'orchestrer les arpèges délirants de la condition humaine.

Il arrive à l'écrivain de génie lui-même d'oublier que ses droits de visionnaire de l'encéphale de l'histoire lui sont accordés par les conventions que le monde des livres impose à sa voyance. Quand Balzac fait représenter Le faiseur, c'est sa propre folie qui monte sur les planches. Mais son génie de paranoïaque de l'ambition sociale n'a pas permis que sa mise en loterie des Jardies récompense l'inventeur d'une escroquerie de génie et le conduise au succès financier escompté; et l'entreprise, balzacienne s'il en fût, de construire des chemins de fer en Sardaigne ne s'est pas révélée le Pactole espéré. La mégalomanie du faiseur paranoïaque n'en a pas moins réussi l'exploit d'épouser une riche veuve polonaise, dont la postérité situera l'hôtel particulier rue Hanska, tellement la logique de l'histoire réelle ne réconcilie en général qu'à titre posthume le fantastique littéraire avec la réalité.


7 - Simenon et le génie de la philosophie

C'est que, dans tous les ordres, et d'abord dans l'ordre politique, l'homme de génie affiche un comportement social radicalement inverse de celui que décrivent, en aval, les psychiatres précautionneux attachés à s'en tenir à une définition étroitement asilaire de la folie. Pour Simenon, comme pour le véritable homme d'action, ce sont les prémisses en amont des sociétés qui se montrent paranoïaques par nature, ce sont les gens ordinaires qui illustrent la pathologie la plus générale de l'humanité, parce que leur encéphale a été trompé dès l'enfance par une catéchèse qui les condamne à suivre maladivement et leur vie durant, les chemins pseudo rationnels que leur trace un ordre public convenu et régi par des définitions officielles de l'intérêt général.

Que fait d'autre un Descartes que de rejeter d'un seul coup dans le chaos et la sottise la masse des bons usages de la pensée traditionnelle, ceux que la simple coutume avait accumulés au cours des siècles et dont le fatras définissait encore à la fois la philosophie scolastique et les impératifs du bien public ? Le génie de ce Kees Popinga de la philosophie occidentale proclame que « L'ouvrage d'un seul » sera bien plus solide et mieux construit que l'entassement ridicule des opinions qu'une multitude de cerveaux privés des rigueurs de la logique aura docilement amassées; et l'on verra l'autisme du bon sens, s'il est dirigé d'une main ferme, suffire à conduire toute la philosophie sur le chemin de la droiture, de la loyauté et de la souveraineté de l'intelligence véritable. Un siècle plus tard, Kant ne procèdera pas autrement à l'égard de tout le salmigondis métaphysique qui servait de poutre de soutènement à la théologie catholique.

Le génie de Simenon obéit, lui aussi, à la logique architecturale de la philosophie occidentale: comme tous les grands auteurs, il débusque la schizophrénie et la paranoïa non point par l'observation au microscope des comportements les plus sages et les mieux tissés des individus, mais en braquant son télescope sur le spectacle saisissant de la paranoïa générale qui suinte des fondements mêmes des sociétés.

Du coup, nous retrouvons la vraie définition du génie politique : ce sont les usages bien appris de la démocratie parlementaire gentiment appliqués aux relations internationales qui se révèlent pathologiques aux yeux d'un Général de Gaulle, parce qu'ils conduisent non seulement la France, mais toute la civilisation occidentale au désastre. C'est dire que les combats supérieurs auxquels la vraie logique politique se livre corps et âme sont ceux des “paranoïaques de la vérité” dont la vocation cérébrale est de réduire à une démence au petit pied les tricots d'une IVe République suicidaire. C'est à cette bataille-là de la puissance de la raison que L'homme qui regardait passer les trains convie le lecteur potentiel, celui qui ne dispose pas des moyens du poète ou du philosophe pour concrétiser les virtualités de son intelligence infirme.


8 - Les grands ratés de la passion politique

Mais l'homme de génie est d'abord un méditant. Toute grande œuvre se révèle contemplative au plus secret de son combat aux avant-postes. Non seulement Popinga est un schizophrène au sens proprement médical en ce qu'il sera vaincu au terme du combat au-dessus de ses forces dans lequel il se sera engagé, mais son destin le conduira à placer dans une vive lumière les ultimes secrets de la maladie sans remède qu'est la démence véritable. A la fin du roman, le psychiatre demande à Popinga de lui rendre le cahier destiné à recueillir la rédaction des Mémoires dont seul le titre se lisait sur la page de garde: “La Vérité sur le cas Popinga”.

Comme elle est symbolique, la porte de fer qui interdit au malade d'accéder à la délivrance par la parole de vérité de l'écrivain, du penseur, du grand homme politique! Simenon écrit “Vérité” avec une majuscule révérentielle, parce que l'écriture est l'arme des guerriers de la vérité; et Popinga enfermé à l'asile pour le restant de ses jours répond au psychiatre, « avec un sourire contraint »: « Il n'y a pas de Vérité, n'est-ce pas? » Le dernier degré de la folie est celui qui contraint le malade à reconnaître qu'il n'y a pas de vérité; et cette confession-là de la paranoïa terminale exprime précisément le tragique des grands ratés de la passion politique, ceux dont la démence en amont est demeurée longtemps dormante, puis dévale en aval comme le torrent non maîtrisé d'une volonté sans contenu réel, le tragique de ceux qui n'exprimeront rien de plus que le nihilisme des apôtres d'un asservissement pathologique de la France à une puissance étrangère. Pourquoi ne rêvent-ils que de réduire en esclavage la nation qu'ils voudraient diriger ? Parce qu'ils disent haut et fort que leur patrie aura la sottise et la faiblesse de « se donner à celui qui l'aura le plus désirée ».

La vraie pensée politique médite la folie des parieurs qui soutiennent qu'il n'y a pas de vérité en ce monde et qu'il faudra mettre la France et l'Europe dans les chaînes de leur asservissement secrètement désiré à un empire étranger, pour le seul motif que l'Amérique serait devenue la souveraine éternellement appétissante des cieux et de la terre et qu'il faudra se glorifier de lui complaire et de la charmer. Qu'est-ce que l'énergie infra politique, celle qui ne vise qu'à conquérir par la séduction un pouvoir tout fier d'avoir déserté la politique ?


9 - Qui sont les inconnus dans la maison?

Pour le comprendre et, du même coup, pour entrer dans une double analyse des guerriers de la vérité que sont les martyrs de leur propre génie, il faut recourir à une rapide radiographie anthropologique d'un autre roman de Georges Simenon, Les inconnus dans la maison, dont l'intrigue conduit à observer la grandeur des paranoïaques de génie de la politique et de leurs combats. Pourquoi les témoins du tragique de la vérité dont ils se sont voulus les guerriers se sont-ils auto sacrifiés?

Comme dans L'homme qui regardait passer les trains, le héros des Inconnus dans la maison incarne une intelligence et un talent happés par la paranoïa réservée aux vaincus sur les champs de bataille de la “Vérité” politique — mais l'arène de l'histoire est devenue celle de la guerre pour la justice. Me Loursat est un avocat vaincu sur le champ de bataille de la vie par la trahison de sa femme, qui l'a quitté du jour au lendemain pour suivre son amant. A la suite d'un meurtre perpétré par un inconnu sous son propre toit, il montera une dernière fois sur la scène afin de défendre, avec tout son talent, un malheureux faussement accusé du crime par le procureur de la ville.

Le scénario est de peu d'intérêt: la dramatisation, inconnue du droit français, d'un procès d'assises au cours duquel l'avocat de l'accusé se substitue spectaculairement au procureur et procède au tragique contre interrogatoire d'un témoin, ce qui lui permet de démasquer le vrai coupable en pleine audience, n'est pas une invention de Simenon, mais d'Erle S. Gardner, dont les premiers titres, parus aux Etats-Unis en 1933, ont été traduits en français dès 1935 dans la collection Détective de Gallimard. En revanche, l'engagement politique de Simenon est exactement du même ordre que dans “L'homme qui regardait passer les trains”: le schizophrène dénoncé n'est autre que tout l'appareil judiciaire français passé au service de la bourgeoisie de province de l'époque, dont Me Loursat ne cesse de dire, comme Kees Popinga: « Ils ne comprennent rien ». Le roman est paru chez Gallimard en octobre 1940, quatre mois seulement après l'appel du 18 juin 1940, mais il a connu une adaptation cinématographique dès 1942 sous l'égide de la Continental allemande, alors dirigée par le producteur Alfred Greven, firme allemande de droit français. L'Allemagne de Hitler avait pour objectif principal de prendre pied dans le cinéma national en lui laissant apparemment toute sa liberté d'expression et à seule fin de favoriser une intense coopération culturelle entre la France et l'Allemagne. Le réalisateur en était Henri Decoin, le scénario et les dialogues de Georges Clouzot, avec Raimu dans le rôle de Loursat.


10 - Comme les vainqueurs sont gentils !

On sait que tous les acteurs de cinéma de l'époque ont collaboré avec la Continental. Mais pourquoi le cinéma français a-t-il repris ce roman en 1992, avec Jean-Paul Belmondo dans le rôle principal, sinon parce qu'une fois de plus, Simenon avait rendez-vous avec l'histoire, la vraie, celle dont le tragique se confond désormais avec la vassalisation d'une Europe asservie à son libérateur de 1945. Ce tragique-là est aussi celui d'une France qui tente désespérément, depuis quarante six ans — depuis le retour du Général de Gaulle au pouvoir en 1958 — de se libérer des chaînes de la puissance “tutélaire” américaine. Le Vieux Continent sera-t-il placé sous le joug des principes évangéliques censés inspirer l'expansion impériale du Nouveau Monde? La croisade planétaire de la Metro Goldwyn Meyer a pris le relais de la Continental allemande. Elle domine le cinéma européen au point qu'en 2004, M. Renaud Donnedieu de Vabres a réuni en vain les Ministres de la culture des vingt-cinq afin de tenter de remédier à notre vassalisation culturelle accélérée.

Dans ce contexte, la portée symbolique des “Inconnus dans la maison” ne cesse de s'éclairer : rédigé pendant la crise de Munich, le roman a d'abord paru en feuilleton pendant la “drôle de guerre” dans Paris Match, du 5 octobre 1939 au 4 janvier 1940. Mais ensuite, les inconnus n'ont cessé de se succéder dans la maison: les troupes d'occupation allemande d'abord, puis les garnisons de l'OTAN et, aujourd'hui, une classe politique qui regarde passer les trains.

La France profonde croit que les vainqueurs sont gentils. Les troupes allemandes qui occupaient Paris se montraient d'une courtoisie exquise. Les officiers de la Wehrmacht faisaient docilement la queue aux kiosques à journaux. Les vainqueurs de 1945 sont maintenant chez eux en Europe. Comme ils sont gentils avec leurs « Hello » ! Il se trouve seulement que leurs bases militaires occupent l'Espagne, l'Italie, l'Allemagne depuis soixante ans; il se trouve seulement que le peuple italien a tenté d'empêcher à mains nues l'acheminement des effectifs du Nouveau Monde vers l'Irak; il se trouve seulement que la police d'un gouvernement italien au service de l'étranger a pris la relève de la police de Mussolini. Nicolas Sarkozy constitue-t-il l'avant-garde de la France qui regardera passer le train de l'histoire? Dans ce cas, qu'en est-il du génie politique véritable, celui qui refuse non seulement de soutenir qu'il n'existerait pas de vérité politique, mais qui entend chasser de la maison les inconnus qui s'y sont installés?


11 - La politique et la définition nihiliste de la “vérité”

Décidément, la question du statut anthropologique de la paranoïa infra politique se situe au cœur de la réflexion sur le nihilisme, celui qu'expriment les derniers mots de Kees Popinga : « Il n'y a pas de Vérité, n'est-ce pas? » Qu'en est-il de la paranoïa mortifère, celle dont l'habileté maffieuse se nourrit de toute la volonté et de toute l'énergie de son appel à la servitude ? La victoire du vide est-elle du côté de Nicolas Sarkozy? Est-il dément ou bien calculé de parier pour le triomphe des Christ casqués de la démocratie américaine? Est-il fou ou de sens rassis de parier pour la résurrection d'un Vieux Monde asservi à l'Otan par des traités perpétuels? Qu'est-ce que la fin d'une civilisation, sinon l'heure où le passage des trains de la servitude fait un si grand vacarme qu'on n'entend plus la voix de la vérité, celle qui enseigne que la folie de la liberté est celle de l'intelligence politique véritable, celle dont se réclame le génie de l'action, celle qui rappelle que la logique de l'histoire vivante est celle des résurrections ? C'est sur cette balance qu'il convient maintenant de peser la folie infra politique de Nicolas Sarkozy.

Les fatalités de la servitude connaissent de longs triomphes. Elles ont pour elles le petit réalisme des psychiatres dont le conformisme excelle dans l'art de renverser la définition de la folie, afin d'enfermer le génie dans les arènes de la vassalité; mais l'histoire enseigne également que la vraie science de la politique démonte les logiques de la servitude. Quelle est la folie qui conduit Nicolas Sarkozy à prendre les armes afin de mettre la France et l'Europe dans les chaînes, quelle est la folie qui le fait entrer en guerre afin que le Vieux Monde cesse de relever génération après génération les défis de l'histoire? Quelle est la folie qui croit irréversible la défaite des peuples résignés à regarder passer les trains?


12 - L'Europe qui regardait passer les trains

Pour comprendre comment la France des Kees Popinga en est venue à mettre en selle une semi élite paranoïaque, il faut rappeler qu'à une plus vaste échelle, l'empire romain avait connu, à la suite de l'assassinat de Jules César en plein Sénat, le drame de la carence des élites de la démocratie. L'horizon politique traditionnel des sénateurs romains était demeuré celui des patriciens d'une République vieillie. Malgré les efforts de Cicéron, ils s'étaient montrés bien incapables de prendre la relève du vainqueur des Gaules. Il ne suffisait pas d'avoir éliminé physiquement le gêneur, encore aurait-il fallu faire surgir de terre une classe dirigeante dont le casque de Minerve aurait rappelé qu'une expérience mondiale de la politique est nécessaire pour diriger sagement un empire. C'était si peu le cas qu'Auguste n'avait vaincu Antoine qu'au terme d'une longue guerre civile. Après le règne de Néron, Galba avait échoué à imposer Pison pour son successeurs et à briser les règles de succession familiales et patriciennes à la tête des affaires du monde. Puis les Othon et les Vitellius avaient ravagé l'empire avant que les Vespasien et le Titus, puis les Trajan, les Marc Aurèle, les Hadrien, missent, pour un temps, l'empire à l'écoute d'une expérience politique à la hauteur de la conduite de l'univers de l'époque. Il n'y a pas de génération spontanée des élites. Comment passer d'une démocratie municipale à la direction d'un empire ? Bush n'est pas encore Tibère ou Caligula, mais il se situe déjà quelque part entre Claude et Commode.

Le même drame a frappé la Ve République. Après le meurtre politique du Général de Gaulle, la France a connu quelques successeurs dont la pointure mettait encore la France à l'échelle de son destin — les Pompidou, les Giscard d'Estaing, les Mitterrand, les Chirac. Mais une faille profonde est apparue avec l'émergence d'un type d'hommes politiques dont la paranoïa s'attache exclusivement, non plus à exercer un pouvoir à la fois souverain et républicain, mais exclusivement à le conquérir et dont Nicolas Sarkozy illustre jusqu'à la caricature la vaine énergie, la volonté sans substance et l'irresponsabilité à l'échelle internationale.


13 - Les demi élites de la Ve République

Mais Sarkozy n'est pas seul à regarder passer les trains, parce que des Césars de quinquennat ne disposent que d'une clientèle de notables. N'est-il pas saisissant que les députés du parti de la majorité assistent en spectateurs à l'ascension frénétique d'un candidat qui se promet de renverser un demi siècle de la politique de la France et de l'Europe? C'est qu'ils ne sont préoccupés que du sort que les gares de triage des élections municipales, cantonales et régionales leur réservent. Nicolas Sarkozy le sait :à ceux qui lui reprochent son attachement au maître d'Abou Ghraib et de Guantanamo, il répond tranquillement que ''les Français le prendront, le cas échant, comme il est''.

Mais l'ignorance du peuple français est demeurée à l'image de celle de ses députés. C'est à l'école des siècles de la monarchie que la nation de 1789 a appris à assister en spectatrice au déroulement de l'histoire de la France. Deux siècles plus tard, le peuple n'est pas devenu le véritable acteur de son destin. Il s'est seulement placé aux premières loges; et il goûte la mise en scène de son histoire par une classe dirigeante pour cour de récré. Sarkozy à tel ministre: ''Tu vas voir, je te retrouverai''; à tel autre: ''Tu ne perds rien pour attendre'', parce que le langage de la maffia réduit le combat politique des élites à des empoignades d'écoliers. Le déclencheur de la paranoïa de Nicolas Sarkozy est du même type que celle qui faisait dire à un Michel Charasse: ''Je prends ma part'' avec des gestes de croupier empochant la mise quand il parlait des impôts devant des millions de téléspectateurs; la même que celle qui lui faisait dire, dans le rôle de valet d'armes de François Mitterrand : '' S'il me dit de flinguer, je flingue''?

Dans un pays vraiment démocratique, de tels représentants du peuple souverain se feraient expulser de la salle. Quarante six ans après sa fondation, la Ve République n'a pas réussi à remplacer par une élite politique à la hauteur de ses institutions la classe des paranoïaques de leur propre ignorance qui ont conduit la IIIe République à la défaite de 1940 et la IVe à son sauvetage in extremis par le Général de Gaulle.

Les nouveaux spectateurs du passage des trains de l'histoire n'ont pas encore de regard sur la politique du monde - et ils ont pour allié et complice un peuple et des élites parlementaires qui, deux siècles après l'exécution de Louis XVI, n'ont tout simplement pas davantage le globe terrestre dans la tête que les patriciens romains tout ahuris de se trouver placés à la tête de l'univers par l'assassinat de Jules César.

Mais l'ascension de Nicolas Sarkozy et la promotion télévisuelle de l' infra politique de la France et de l'Europe qu'il incarne est-elle inévitable ou bien naîtra-t-il une élite républicaine à la hauteur d'une future constitution européenne ? Assistons-nous seulement à la montée de clans en rivalité entre eux devant les caméras? A gauche, un Laurent Fabius acharné à ravir son sceptre de carton à François Hollande avait cru emprunter le plus court chemin pour entrer à l'Elysée, à droite, un Nicolas Sarkozy se lance à l'attaque du Président de la République en fonction et qui appartient à son propre parti. Qui enseignera les rudiments de la politique internationale à un peuple proclamé souverain depuis 1792? (L'accouchement d'une conscience politique européenne, Discours du Président de la République française, Discours du Chancelier d'Allemagne).


14 - La paranoïa de la médiocrité et celle du génie

Comment une intelligence et une volonté que l'homme politique d'envergue partage avec un Balzac, un Swift, un Cervantès, un Simenon, bascule-t-elle dans la pathologie de l'infra politique? Pour tenter de l'apprendre, il est inutile de relever seulement une obsession autiste et un délire de la persécution que Marianne souligne à plaisir: «S'imagine-t-on un instant à la place de Nicolas Sarkozy, lisant chaque jour des interviews de Sarkozy, des paraphrases de Sarkozy, des variations sur le thème de Sarkozy, des prédictions sur l'avenir de Sarkozy, récupérant au vol les rumeurs, les ballons d'essai, les missiles lancés par Sarkozy, savourant le retour des confidences faites par Sarkozy et des jugements portés par Sarkozy, recevant le retour des humeurs de Sarkozy, écoutant à la radio Sarkozy, regardant à la télévision Sarkozy, offrant aux foules Sarkozy, chaque jour ou presque, sans répit, comme un ego qui s'enroulerait sur lui-même en boucle au milieu d'un jeu de glaces ? Et de quoi parle Sarkozy ? De Sarkozy. Quand ce n'est pas explicite, c'est en creux. Sa critique des autres fonctionne forcément comme promotion de soi. » (François Darras, “Marianne”, 27 nov.-3 déc. 2004)

Mais l'égocentrisme d'un de Gaulle, d'un Alexandre, d'un Chateaubriand ou d'un Stendhal ne se trompe pas de logique de l'histoire et de théâtre du destin. La paranoïa de Nicolas Sarkozy n'est pas seulement brouillonne, elle est à l'école d'un chaos mental qui déconnecte toute sa personne et toute son action de la planète de la politique proprement dite, celle qui présente un contenu cérébral et qui poursuit un objectif réel. Dans tous les ordres de la connaissance, l'homme de génie se place à l'intersection entre sa personnalité et la logique profonde qui régit son siècle. Alexandre le paranoïaque avait compris que la civilisation grecque passerait au large du destin mondial qui lui était promis si elle ne sortait pas des ornières municipales qui limitaient son horizon: ce sera les armes à la main que la Macédoine conquerra Babylone et fondera Alexandrie, parce que la discipline des phalanges n'est pas née de la démocratie, mais de la bataille de Salamine. Napoléon le paranoïaque avait compris que les croisés du Moyen-Age allaient endosser l'armure des idéalités de 1789 et qu'une France auto-sanctifiée par la religion des droits de l'homme était devenue l'évangélisatrice cuirassée de la terre: le nouveau drapeau de la rédemption flotterait à la tête des légions de l'empire.


15 - La balance à peser la paranoïa

Pour comparer ces deux paranoïas, il faut une anthropologie critique à l'écoute de Swift, qui avait compris, deux siècles avant Darwin, que l'homme est un animal sotériologique dont l'intelligence réelle est demeurée à ce point embryonnaire qu'elle ne s'éclaire que de la « lueur de raison » dont se vantent les Yahoos du salut; à l'écoute de Balzac, qui avait compris que les sociétés semi humaines sont dirigées par des cyniques en prières et que Vidocq n'est qu'un Vautrin en tenue cultuelle; à l'écoute de Cervantès, qui avait compris que le christianisme a fait débarquer sur la terre le cerveau d'une espèce scindée entre ses séraphins et ses marmites infernales; à l'écoute d'un Pascal qui avait compris que l'espèce humaine fait l'ange et que son animalité porte des ailes; à l'écoute d'Eschyle qui avait compris que Zeus était un vautour qui dévorait le foie de Prométhée; à l'écoute de Sophocle, qui avait compris qu'Œdipe aveugle était devenu un voyant.

J'ai beau consulter les plus grands génies de la littérature, je ne vois pas une once de science de la politique chez un Nicolas Sarkozy. Ce vibrion se trompe de théâtre, d'acteurs et de scénario. A chaque enjambée, il trébuche sur une avant-scène qu'il prend pour le nœud de l'histoire. Le voilà à Pékin où il sollicite le sacre des mandarins de l'Empire du Milieu, le voilà battant l'estrade sur le petit écran, le voilà minutieusement appliqué à régler les détails de son auto couronnement au Bourget; mais partout l'erreur de perspective qui l'égare ressortit au type de paranoïa de l'homme qui regardait passer les trains. Comme Kees Popinga, il se déconnecte de la réalité; comme Kees Popinga, il s'imagine connaître l'autonomie psychique de l'homme de génie, alors qu'il s'agite parmi les écoliers au couteau entre les dents de la politique — ce qui fait dire à François Hollande : « Nicolas Sarkozy ne doute ni de lui-même, ni de son destin. Il accepte d'être mis totalement à nu. Il est impudique. Il occupe l'espace sans retenue. »


16 - L'obsession du complot

Vous n'y comprenez rien, dit Simenon: Nicolas Sarkozy est un petit paranoïaque. Comme tous les paranoïaques sans génie, il se croit persécuté par un complot immonde. Mais les paranoiaques de l'infra politique s'imaginent que l'histoire se trouve entre les mains des Aznar, des Berlusconi, des Anthony Blair, des G. W. Bush, des Condoleezza Rice. Ces ludions ignorent qu'aucun “ordre mondial”, si sauvage qu'il soit et quelque assourdissant que se veuille son tapage ne se fonde pas longtemps sur le viol spectaculaire du droit international, sur l'occupation aux yeux de tout l'univers d'une nation de vingt-cinq millions d'habitants, sur la répression armée de la révolte des vaincus. La logique politique qui s'apprend à l'école des Shakespeare, des Eschyle, des Sophocle enseigne qu'il existe une éthique de l'histoire universelle et qu'on peut bien mentir quelque temps à quelques-uns, mais non à tout le monde tout le temps. Comment se faire élire à la Présidence de la République sur les chemins de l'asservissement de la France et de l'Europe aux volontés d'un empire étranger?

Le vrai génie de la politique enseigne que jamais le parti du Général de Gaulle ne se convertira jusqu'au dernier de ses membres à un homme qui regarde passer les trains, que jamais une Europe, certes infirme et tremblante, n'acceptera son occupation perpétuelle par les vainqueurs de Hitler, parce que l'Europe n'est pas une gare de triage de l'histoire.

Napoléon disait que le génie n'est qu'un formidable bon sens. Que dit le formidable bon sens de la politique? Que le Vieux Continent est devenu la plus grande puissance commerciale du monde; qu'à ce titre, il dispose de l'arme financière capable de mettre le dollar à genoux; qu'une hyper puissance fondée sur le fantasme d'une démocratie du pétrole messianisée par sa propre rapacité n'est qu'une bulle de savon de l'histoire; qu'on n'a jamais vu un empire métamorphoser son idéologie de la liberté en caverne d'Ali Baba. Les historiens de la France d'aujourd'hui raconteront la honte des hommes politiques qui regardaient passer les trains.


17 - L'anthropologie historique et la zoologie

Franchissons la porte que le génie littéraire ouvre à deux battants aux décrypteurs du pacte que le nihilisme politique conclut avec la paranoïa et tentons d'accéder à une autre profondeur encore de la connaissance anthropologique de notre histoire, celle d'une simianthropologie en mesure de nos éclairer sur les origines zoologiques de notre politique.

Du temps où notre animalité ne disposait pas encore d'un statut politique clairement défini, notre agitation se réduisait à nous attaquer au vieux chef et à lui en substituer un plus alerte. Nous n'avions pas tardé à conquérir une grande astuce dans cet exercice. Nos simianthropologues ont établi que nous évitions l'offensive frontale : nous avions appris à saper les prérogatives de son autorité avec la complicité des ambitieux de la génération suivante et à dénoncer l'usure et la fatigue de sa vieille garde.

Les explorateurs les plus récents de notre passé simien viennent de nous démontrer que nos ancêtres les plus directs, les chimpanzés, étaient déjà devenus des tacticiens chevronnés et que leur art du rapt politique usait d'un subtil alliage de notre ruse avec notre force. Comme nous n'étions pas encore coiffés des solennels apanages dont notre évolution cérébrale nous a désormais si ridiculement appesantis, nous mettions tout notre génie à désarçonner les fidèles épuisés du vieux mâle. Pourquoi l'aurions-nous tué ? Nous le condamnions seulement à vagabonder quelque temps dans la solitude et son isolement ne tardait pas à prononcer le verdict de la mort.

Ce que le cas Popinga nous apprend, c'est que la régression confortable de notre espèce vers une politique privée de contenu réel nous rend tout proches et à nouveau familières nos origines un instant oubliées dans la simiennité. Nous voici enfin dûment informés des derniers fondements de l'alliance de notre nihilisme politique avec notre paranoïa : s'il n'y a pas de Vérité, n'est-ce pas, notre politique se réduit à tuer adroitement le vieux chef. Cessons de charger notre ossature du fardeau dont nos descendants avaient jugé intelligent d'accabler inutilement leur squelette, avec leurs cités richement décorées, mais dont ils se fatiguaient à protéger les murailles, avec leurs moissons à récolter, avec leurs guéguerres sans cesse recommencées.

Et pourtant, une difficulté chiffonne les lambeaux que nous avons conservés de notre mémoire : comment se fait-il que nos descendants compliqués se soient montrés diablement intelligents et pourtant suicidaires ? Comment se fait-il que leurs grands écrivains aient été des cyclothymiques toujours oscillants entre l'espèce d'exaltation continue dont leur espèce de folie les grisait et les dépressions mortelles auxquelles leur impuissance les condamnait face à leurs congénères demeurés de sens rassis? Leur Kees Popinga avait retiré tous ses vêtements afin que la police ne pût identifier son cadavre; et il avait posé son cou sur le rail glacé où le prochain express lui couperait la tête. Mais le train s'était arrêté et nos lointains ascendants l'avaient conduit à l'asile. Leur Me Loursat, lui aussi, se suicidait, mais à petit feu, parce que l'alcool mettait longtemps à instiller le poison et le nectar de la mort dans ses veines.

Qu'en est-il de l'étrange espèce dans laquelle nous avions basculé un instant et que la mort de sa vérité politique avait conduite au suicide? Comment se fait-il que la paranoïa nihiliste de tous ces fous était devenue leur poison le plus puissant ? Pourquoi tentaient-ils d'écarter cette coupe de leurs lèvres? Comment se fait-il qu'ils refusaient de toutes leurs forces de retourner aux félicités de la zoologie et de réduire leur génie politique à notre vrai bonheur enfin retrouvé, celui de tuer nos vieux chefs ? Qu'était-il arrivé à leurs chromosomes à eux pour qu'ils fussent devenus fous, et cela au point que le bienheureux nihilisme politique dont nous jouissons maintenant ait conduit les meilleurs d'entre eux au suicide ? Les quelques spécimens de leur démence qui errent encore parmi nous méprisent notre béatitude politique. Mais comme nos nouveaux chefs sont sympas !


18 - De la paranoïa de haut vol et de la paranoïa en rase-mottes

Observons en simianthropologues l'ultime secret de la politique simiohumaine que Nicolas Sarkozy nous fait découvrir au cœur des retrouvailles précipitées de nos congénères avec la zoologie; et pour cela, demandons-nous de quelle trempe était la paranoïa de haut vol dont se nourrissait le Général de Gaulle. Pourquoi ce grand homme a-t-il suivi le chemin de croix de ses épousailles avec la France de sa propre noblesse? L'inutile don Quichotte de cette Dulcinée a tenté vainement de rallier Albion à la cause d'une Europe du ciel, puis il en a vainement présenté la couronne à l'Allemagne, puis vainement à la Russie, puis vainement à l'Italie, puis vainement à la Roumanie de Ceaucescu — mais à chaque étape de sa longue agonie, les Sancho Pança de la politique ont ri de sa Dulcinée. Enfin, le Président des Etats-Unis est venu danser sur son catafalque exposé dans la nef de Notre Dame, mais son cadavre ne s'y trouvait pas. Qu'en est-il du génie de l'homme politique dont le cercueil demeure vide? N'y aurait-il pas de dépouille mortelle de la vérité?

Ecoutons ce qu'enseigne aux paranoïaques de carton-pâte la paranoïa ascensionnelle, la paranoïa victorieuse, la paranoïa des saints de la politique. Elle rappelle aux fous sans envol que l'Europe réelle est une Jérusalem céleste et qu'elle ne fondera pas l'ordre mondial sur un empire criard situé à six mille kilomètres de ses rives.

Telle est la démesure des géants de la politique, telle leur vérité, telle leur folie. Simenon a-t-il lu Le roi Lear et Coriolan et Swift et Eschyle ? Leur génie nous jette à pleins seaux notre honte à la face. Pourquoi oscillons-nous entre nos origines dans la zoologie et notre crucifixion sur la croix de notre intelligence? Quel théâtre de notre histoire que celui de notre régression vers l'animalité politique, quel spectacle de notre destin que celui de nos combats contre nos vieux chefs dont nous partageons les dépouilles avec les chimpanzés et les loups ! Nos roitelets de la politique se promènent parmi nous et nous disent avec de larges sourires: « Il n'y a pas de Vérité, n'est-ce pas? »

11 décembre 2004