Analyse, de defensa, Volume 16, n°16 du 10 mai 2001 - L'Europe réelle

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L'Europe réelle

Quelle est la situation européenne actuelle? Nous voudrions en donner une image singulière, si possible étrangère à l'image de l'Europe telle qu'on nous la décrit, qu'on nous la raconte ou qu'on nous la chante officiellement ou semi-officiellement, dans le monde médiatique de grande diffusion, c'est-à-dire l'Europe du conformisme; plutôt une image de l'Europe telle qu'elle est, ou, dans tous les cas, telle qu'elle nous semble être. C'est dire, enfin, que nous donnerons effectivement notre perception de la situation européenne. Comme d'habitude dans nos analyses, nous mêlerons les références historiques, les raisonnements hors des normes, les constats dérivés des confidences et des accès de sincérité. On lira peu de références aux communiqués européens, aux analyses des sommets, aux discours officiels, aux thèses et aux théories en vogue.

Nous allons commencer par deux préambules, que nous voudrions faire prendre implicitement comme deux axiomes de la situation européenne d'aujourd'hui. Ils en tracent le cadre général, selon notre appréciation. Leur logique respective, leur place dans notre raisonnement, apparaîtront sans doute dispersées dans l'immédiat; elles prendront, à mesure, une place essentielle et évidemment nécessaire dans le raisonnement qu'on conduit ici.

Le premier préambule : la grande guerre classique n'existe plus, — particulièrement en Europe

On pose en effet que la grande guerre classique est aujourd'hui une notion du passé, — particulièrement pour l'Europe. Cette “grande guerre classique”, selon l'expression forgée pour l'occasion, c'est celle qui implique une mobilisation générale, une déclaration de guerre, un ou des front(s), de grandes offensives, et qui se termine par un armistice ou une capitulation, puis par un traité de paix. C'est la grande guerre de l'affrontement des nations, née dans sa forme moderne avec la Révolution française et introduite à sa forme paroxystique de mobilisation industrielle et de guerre de destruction totale par la Guerre de Sécession (Civil War) américaine. Nous voyons trois raisons à cette désaffection bienvenue, qui rendent celle-ci extrêmement solide, et, sans doute, qui rendent impossible, dans le futur prévisible, cette grande guerre classique :

• Les matériels. La maîtrise de la technologie, et surtout la maîtrise des capacités d'intégration des technologies, rendent extrêmement difficile un réarmement ou un surarmement rapide d'un pays décidant d'une politique de conquête et précipitant les conditions d'un conflit. Un réarmement comme celui de l'Allemagne en 1933-39 est aujourd'hui irréalisable. Cette situation écarte évidemment un très grand nombre de possibilités de conflits, dans la mesure où l'expérience montre que la plupart des conflits résultent d'une volonté d'expansion impliquant de la part du pays qui l'éprouve un renforcement de ses capacités guerrières.

• La concertation et les interventions internationales (UE, ONU, etc). La situation internationale, et massivement pour le cas de la situation européenne, est marquée par une suite constante de rencontres, de conférences, de sommets, de travaux en coopération, etc. Tous les conflits à leur naissance sont aussitôt traités dans ces contacts et transformés en processus diplomatiques ou bureaucratiques avant qu'ils puissent évoluer vers des situations de guerre. Au pire, quand celles-ci surviennent, divers mécanismes sont quasi-automatiquement mis en route, qui mènent à des arbitrages internationaux, voire à des interventions internationales pour contenir, réduire, interdire le conflit.

• Surtout, la psychologie avec les événements fondamentaux qui l'ont modifiée. Les deux guerres mondiales (avec un rôle particulier pour la première qui a introduit dans la conscience européenne la notion d'anéantissement collectif), puis la guerre froide avec la menace nucléaire, ont imposé à l'esprit moderne, et singulièrement à l'esprit européen, l'idée que la grande guerre classique impliquait des faits d'anéantissement de nations, de groupes de nations, voire le fait suprême et sans retour de l'anéantissement de la civilisation (menace nucléaire).

On n'écrit pas ici que nous connaissons la fin des conflits et de la guerre, encore moins la fin de la violence. Chaque jour nous montre le contraire. Chaque jour, également, nous montre que la violence et les conflits d'aujourd'hui connaissent une situation très nouvelle, insaisissable, sans cadre légal, où aspects civils et militaires se mélangent, où jouent des facteurs extrêmement divers, où les affrontements de type militaire classique sont rarissimes. Nous sommes vraiment très loin de la grande guerre classique.

Le deuxième préambule : la notion de “volontarisme européen passant par l'intégration” est dépassée

Le deuxième préambule concerne la situation européenne elle-même. Ces dernières années, une évolution s'est faite en Europe, dans les organisations européennes, dans les mécanismes européens. A l'affrontement entre d'une part les nations/les intérêts nationaux et d'autre part le courant intégrateur européen, a succédé une tendance au compromis. Il s'agit là de la simple prise en compte de la réalité et des faits, qui sont loin des discours politiques, des grandes thèses théoriques, des affrontements rhétoriques et idéologiques. Certains organismes ont perdu beaucoup de leur puissance, principalement la Commission, qui n'est plus que l'ombre de ce qu'elle était à l'époque Delors (s'il y a une crainte à exprimer, c'est bien concernant l'effacement de la Commission, et non le contraire comme l'expriment à tort les “souverainistes”). Il n'empêche qu'en certaines occasions, cette même Commission a montré qu'elle pouvait, en défendant judicieusement une cause commune, rendre un signalé service aux États-membres (le cas de l'affaire de la fusion Boeing-McDonnell Douglas, où la Commission a obtenu un résultat intéressant et honorable).

La puissance et l'intérêt des États ou de leurs substituts éventuels (régions, groupes d'États, etc) se sont réaffirmés, dans tous les domaines, avec parfois des situations vécues comme déplorables par les “européanistes” intégrationnistes, comme on a pu le voir par exemple au sommet de Nice. Le développement de la PESD, aujourd'hui un domaine très important de la construction européenne et complètement inter-gouvernemental, renforce cette tendance. L'aspect négatif, pour l'instant très majoritaire, mais qui est le signe de cette évolution du retour vers la référence nationale, est la systématisation des attitudes nationalistes dans les rangs des organisations européennes, ce qui est d'ailleurs une explication satisfaisante du succès des Britanniques dans le noyautages des institutions européennes, eux qui sont réputés comme étant les plus anti-européens.

La PESD est effectivement l'initiative la plus prometteuse aujourd'hui, et la plus inter-gouvernementale. Si elle se développe comme elle en prend le chemin, on doit s'attendre à ce qu'il y aura des avancées supranationales, avec transfert de souveraineté, mais la réalité autant que des précédents de cette sorte de situation montrent que l'autorité des États continuent à prédominer. A l'inverse, l'expérience la plus intégrée et la plus communautaire réalisée jusqu'ici, qui est la mise en place de l'euro, pourrait connaître des aménagements dans les prochaines années pour redonner plus de poids aux États-membres. Le comportement de la BCE et de son président, avec un goût parfois inutilement provocateur d'afficher une indépendance vertueuse et de refuser d'attacher la moindre importance aux pressions nationales, même quand elles sont justifiées, est la cause principale de cette possible évolution. Si d'autres avatars se produisent, si l'actuelle situation se renforce dans le sens de la persistance d'une dégradation, la BCE pourrait bien se voir privée d'une part de son indépendance selon le principe que ce que les États ont fait, ils peuvent le défaire. (Il est remarquable que l'un des États-membres les plus intégrationnistes de l'UE, la Belgique, ait récemment exprimé, par la voie de son ministre du Budget, un jugement très sévère sur le comportement de la BCE, qui laisse à penser que même ce pays ne serait pas hostile à un réaménagement des rapports entre les États-membres et la BCE.)

Cette situation signifie que la notion classique qu'on pourrait baptiser de “volontarisme européen passant par l'intégration” a atteint un sommet avec le triangle Delors-Kohl-Mitterrand, qu'elle est maintenant dépassée, qu'elle est même en déclin accéléré. Cette notion impliquait, de façon peu exprimée mais évidente, un antagonisme Europe-nations: l'Europe ne pouvait être “activée” qu'au dépens des nations. Une autre notion tend à la remplacer. Ce n'est encore qu'une possibilité mais divers signes montrent qu'elle devrait s'affirmer sous l'empire de la nécessité. Il s'agit de la notion nouvelle qu'on pourrait baptiser, par exemple, de “volontarisme européen passant par une technostructure européenne au service des nations”. Dans ce cas, nations et Europe (institutions européennes) recherchent une coopération de compromis qui rapporte à chacun, la finalité étant néanmoins le renforcement et le bien-être de l'élément composant de l'Europe, qui est la nation. La PESD est le meilleur exemple de cette évolution. Quoiqu'on dise, elle renforce considérablement le statut de l'UE, jusque et y compris à commencer à lui donner une présence internationale per se (voir les voyages très nombreux, trop nombreux selon certains, de Javier Solana). D'autre part, lorsqu'elle sera organisée, elle rejaillira nécessairement sur le statut des États-membres. Dès aujourd'hui, les deux pays qui sont la cheville ouvrière de la PESD, la France et le Royaume-Uni, sont des acteurs majeurs du débat transatlantique et du débat stratégique en général. Il n'y a pas de meilleur signe, même s'il est négatif pour certains, de la puissance qu'acquiert “l'Europe” au travers de la PESD que la critique qui lui est faite que son développement risque de détruire l'OTAN: de quelle puissance ne dispose-t-on pas lorsqu'on est soupçonné, non seulement de vouloir, mais de pouvoir détruire l'alliance la plus puissante de l'histoire?

Coup d'oeil en arrière: mais à quoi a servi l'Europe, concrètement, depuis un demi-siècle?

Dans ce contexte, la première question que nous posons est de savoir quel effet a eu le processus européen, de manière fondamentale, sur la situation européenne générale, et non sur la construction européenne et sur l'organisation commune, durant son demi-siècle d'existence, et cela dans le domaine de la sécurité. Notre réponse, rassurante, est d'abord que ce processus a servi à quelque chose; ensuite, que cette utilité s'est manifestée sur plusieurs points fondamentaux:

• La réconciliation franco-allemande. L'Europe a servi de cadre, d'incitatif naturel, de pression constante à la réconciliation franco-allemande. Certes, il s'agit d'une pression passive et les hommes ont joué un rôle fondamental dans cette évolution (surtout de Gaulle-Adenauer). Mais l'Europe a tracé un cadre parfaitement acceptable et discrètement contraignant à cette évolution.

• Un front uni de facto de l'Europe face à ce qui fut perçu comme la menace soviétique. Une solidarité européenne implicite, assez peu exprimée mais pro- fonde, s'est peu à peu développée: le sentiment d'avoir des intérêts communs, un espace commun, des proximités culturelle et autres, qui conduisent à une appréciation géopolitique de même nature, même si avec des intensités très différentes. Cette solidarité implicite s'est construite en-dehors de l'OTAN et a été perçue peu à peu, et avec une intensité différente selon les pays, en-dehors de l'OTAN et malgré le poids énorme de l'OTAN. Elle n'a pas été décisive mais a préparé une situation nouvelle.

• Dans ce cadre de la Guerre froide, il y a ce point particulier que le processus européen a permis d'éviter l'isolement de la France, ou plutôt d'écarter ce risque, dont on pouvait croire que la décision de retrait de l'OTAN le faisait courir à ce pays. Cette idée, qui concerne essentiellement le champ psychologique, vaut surtout pour les autres pays que la France, moins pour la France elle-même, qui a adopté, avec de Gaulle, une position de puissance écartant l'hypothèse de l'isolement. La France et de Gaulle ont eu raison. Mais ce qu'on veut mettre ici en évidence est bien le sentiment des autres pays européens, qui, eux, jugèrent avec une sévérité incroyable, souvent ignorée en France, le retrait français de l'OTAN. (Ici, on peut rappeler ce jugement du roi Baudouin Ier, commentant en 1967 la décision de retrait de la France de l'OTAN: ''Je croyais que le général de Gaulle était un bon chrétien.'') Malgré cette sévérité, ces pays n'ont jamais été jusqu'à considérer la France comme hors de la communauté européenne (terme pris ici au sens propre, et non au sens de l'organisation qui porta ce nom). Pour le meilleur ou pour le pire, l'existence de la structure européenne a facilité de façon décisive cette perception, elle l'a même imposée.

En fonction de la situation actuelle (les “préambules”), à quoi peut servir l'Europe aujourd'hui ?

En confrontant l'apport de l'Europe depuis un demi-siècle et les préambules que nous avons développés, on peut considérer que toute cette problématique soulevée pendant ce premier demi-siècle est résolu.

• L'antagonisme franco-allemand pouvant aboutir à un affrontement général armé est un fait du passé. D'une certaine façon assez paradoxale, l'espèce de “rupture” qui s'est opérée avec le remplacement de Kohl par Schröder, et la relative prise de distance de l'Allemagne par rapport à la notion de “couple franco-allemand”, ont confirmé ce constat: la France et l'Allemagne peuvent s'éloigner l'une de l'autre sans que la moindre dramatisation n'apparaisse, le “couple franco-allemand” a subi avec succès l'épreuve de la rupture (de la pseudo-rupture). On envisage d'autres formules et, surtout, le jeu traditionnel des équilibres des puissances en Europe se poursuit, mais désormais sur un autre terrain que le champ de bataille: au “niveau confédéral” si l'on veut, à l'intérieur de l'UE, c'est-à-dire en respectant certaines règles communes et en étant conduits à se retrouver sur certains objectifs communs (européens).

• Bien entendu, l'hypothèque de la menace soviétique a disparu. Il en est resté un sentiment généralement assez diffus dans sa formulation mais très fort dans son fondement (là aussi, c'est un constat psychologique qui défie aussi bien les situations en place que les prévisions soi-disant rationnelles): l'idée que la sécurité européenne est une affaire commune et que c'est une affaire européenne (cela va sans dire mais encore mieux, beaucoup mieux, en le disant). La facilité extraordinaire avec laquelle le principe de la PESD (lancée au sommet de Saint-Malo par les seuls Anglais et Français) a été aussitôt adopté par les 15 est significative. Elle l'est d'autant plus que nul n'ignorait les formidables difficultés (avec l'OTAN, avec les USA) qui allaient accompagner sa réalisation et les différences profondes de conception d'une PESD qui existaient entre les différents membres.

Manifestement, la PESD constitue une idée, un concept dont l'heure est venue. Elle s'est imposée par son évidence, et nullement par une volonté politique commune quelconque. (Contrairement à l'euro et malgré les aménagements assez vagues sur la défense introduits dans les deux récents traités, la défense européenne n'était en aucune façon “sur l'agenda” des hommes politiques européens, — sauf peut-être, comme toujours, des Français.) Cette évidence naturelle de la défense européenne, plutôt imposée par ''l'harmonie obscure des choses'' (de Gaulle), conduit à penser que la réponse à la question ''A quoi peut servir l'Europe aujourd'hui?'' doit se trouver plutôt dans ce domaine, d'autant que la défense (la sécurité) est un domaine essentiel et fondateur. Mais de quelle façon? Dans quelles conditions? Dans quel but? Nous avons bien précisé que l'Europe se trouve aujourd'hui dans une situation où elle a écarté les possibilités de belligérance classique, et où, depuis la disparition de l'URSS, elle n'a plus d'ennemi stratégique, militaire, parfaitement identifié, contre la menace duquel une cohésion militaire de défense puisse se réaliser.

Prenons le problème à l'inverse, en nous appuyant sur la fameuse situation du “verre à moitié vide ou à moitié plein”. Quel prix les pays européens ont-il dû payer pour obtenir les avantages que leur union leur ont apportés durant le premier demi-siècle? La réponse nous paraît évidente: le prix de leur souveraineté, dont l'absence les handicape très lourdement au niveau de leur sécurité. La souveraineté des pays européens n'a en aucune façon été directement réduite par le processus européen (même si cette menace est régulièrement agitée), mais elle a été considérablement réduite par l'alliance (par ailleurs jugée nécessaire tant qu'existait l'URSS) avec les États-Unis. (Bien sûr, parlant des «pays européens» pour ce domaine, nous mettons la France à part.) C'est le contre-sens thatchérien bien connu, largement illustré par le titre d'un hebdomadaire français (“Thatcher, la fille de De Gaulle”), en 1989, à l'occasion d'un discours où Thatcher refusait toute intégration européenne pour, disait-elle, ne pas mettre en danger la souveraineté britannique; “la fille de De Gaulle”, sauvegarde de la souveraineté, ce Premier ministre qui a soumis durant les années 1980 le Royaume-Uni aux États-Unis comme jamais depuis 1941? Il faudra en parler au général.

On a vu dans le second préambule que la direction bénéfique suivie par l'Europe aujourd'hui, ce devrait être un compromis entre des souverainetés et des identités de plus en plus affirmées et un cadre européen de plus en plus efficace (“volontarisme européen passant par une technostructure européenne au service des nations”). Ce que peut faire l'Europe d'aujourd'hui et ce qu'on peut faire aujourd'hui pour l'Europe, c'est bien le renforcement des identités des nations, ce raffermissement nouveau pouvant conduire à d'autant mieux envisager le renforcement des institutions européennes: plus les nations seront fortement affirmées, moins elles craindront la concurrence des institutions européennes. Cela signifie, d'abord, la libération des identités et des souverainetés de ces nations de l'hypothèque américaine. [Ici, nous voudrions introduire une remarque sur la souveraineté. Pour nous, la souveraineté est une réalité relative à la situation du monde, nullement une entité théorique. (Par contre, la souveraineté changeante dans sa composition, si elle est maintenue, conforte des situations fondamentales, dont la principale est l'identité; en ce sens, la souveraineté serait l'application politique de l'identité: vous avez une identité fortement affirmée, donc vous existez, donc vous créez votre souveraineté et, surtout, vous ne craignez pas que la définition et la forme de cette souveraineté changent puisque vous tenez la matrice de la souveraineté qu'est l'identité.) La souveraineté ne dépend pas de principes ou de facteurs théoriques immuables (si des principes ou les facteurs disparaissent, la souveraineté se réduit), mais bien des situations existantes et changeantes. La monnaie n'est plus un facteur essentiel de la souveraineté national dès lors qu'existe l'euro. La question n'est pas de savoir si l'euro a détruit la souveraineté, mais s'il a créé une autre souveraineté dommageable aux souverainetés nationales. Est-ce le cas? On en doute, et même on pourrait voir les pouvoirs de la BCE réduits suite aux velléités d'indépendance déplacées de cette BCE. C'est-à-dire que la situation tendrait effectivement à une monnaie commune, non souveraine, mais exprimant toutes les souverainetés des nations et dans laquelle chaque nation, selon ses capacités propres, pourrait trouver de quoi nourrir sa propre souveraineté.]

Un rôle spécial pour le plus contesté et le plus nécessaire des pays européens: le jeu de la France

On comprend aussitôt le rôle que jouerait, que devra jouer le processus PESD dans cette entreprise de libérations des souverainetés nationales. C'est à ce point, nous semble-t-il, que l'on trouve la plus forte justification de la PESD. Pourquoi la PESD, c'est-à-dire: pourquoi un processus de défense européenne? Plus qu'à aller chercher dans des situations scabreuses de ni-paix ni-guerre qui peuvent survenir dans certaines zones extrêmes de l'Europe, plutôt qu'argumenter sur une grande guerre classique dont on a vu qu'elle est, pour le futur prévisible, morte et enterrée, plutôt qu'envisager des expéditions extérieures dont nul ne veut, la réponse est simplement: pour affirmer la souveraineté des nations participantes dans le domaine de la défense et de la sécurité, c'est-à-dire restaurer la souveraineté dans ce domaine, qui est clairement réduite, si pas absente dans le processus de l'OTAN. Ce n'est d'ailleurs pas seulement une image, ou de la théorie sollicitée. C'est une opinion répandue, de la part de fonctionnaires ou de militaires de pays de l'UE et de l'OTAN, jusqu'alors habitués aux procédures bloquées et unilatérales de l'OTAN, de découvrir les procédures UE/PESD où tout est ouvert, où le débat est constant, où chaque pays pèse de son poids. Les pays de l'UE ont tiré les conclusions évidentes, cela sans tambour ni trompette, par inclination naturelle. Ils ne cessent de renforcer le processus UE/PESD, de facto dirait-on, par la forme et la qualité des décisions prises. Ils réservent leurs meilleurs officiers à l'UE/PESD et l'état-major européen, prévu (à la demande des Britanniques, lors de la réunion de Saint-Malo et des contacts initiaux), pour être limité à 70 officiers, atteint aujourd'hui 110 officiers. C'est-à-dire qu'il ne faut pas attendre de la PESD, au premier chef, une affirmation guerrière ou militaire quelconque (cela peut venir, selon les circonstances, mais ce ne peut être le but de l'opération qu'on tente de décrire ici).

La PESD ne va pas nous rejouer une partition néo-otanienne sans les États-Unis. Certes, elle va mettre en place des structures qui auront leur utilité; mais, vu les précédents, vu le rapport des forces, on doute qu'on puisse faire, opérationnellement, beaucoup mieux qu'une coopération franco-britannique bien huilée avec des annexes, et d'ailleurs que la sorte de crise qui nous attend réclame fondamentalement mieux que cela. La PESD ne doit donc rien faire attendre de décisif au niveau opérationnel, d'autant plus que nous n'avons besoin de rien de décisif, contrairement aux fables inspirées par les structures militaires américaines qui n'ont plus aucun lien avec la réalité.

La transformation va être d'abord psychologique et politique. On en avait eu l'esquisse en Bosnie, dans les années 1993-1995, lorsque Belges, Britanniques et Français coopérèrent. Les problèmes techniques et opérationnels de ces coopérations furent résolus, et ils ne s'avérèrent aucunement révolutionnaires. (Simplement, ces problèmes et la façon dont ils furent résolus montrèrent que la question de l'intégration de forces européennes de pays proches pour des opérations ne pose aucun problème politique grave. ''Tout le monde s'entend, tout le monde se comprend, nous avons la même culture'', expliquait le général belge Briquemont, qui commandait le secteur de Sarajevo et avait intégré un bataillon français dans sa brigade belge, bien sûr sans le moindre problème.) Par contre, ce qui était sorti de Bosnie, au niveau des forces comme au niveau des chefs (Cot, Rose, Briquemont, Morillon), c'était une véritable entente européenne, une évolution psychologique décisive. Il nous semble évident que l'extraordinaire développement de la PESD à partir de 1998 doit beaucoup à cette entente européenne dans la fournaise de la Bosnie en 1993-95. Une psychologie nouvelle s'y forgea.

C'est à ce niveau de la psychologie qu'on peut attendre de la PESD des améliorations essentielles en Europe. Le développement d'une perception identitaire européenne, sans aucun abandon de la perception de l'identité nationale, mais, au contraire, passant par le renforcement décisif de cette identité, est un phénomène qui pourrait découler de la conduite à bien du processus PESD (et ce phénomène doit se constituer au fur et à mesure du développement de la PESD). Les participations nationales aux forces européennes, dans des conditions d'autonomie européenne où chaque pays européen a son mot à dire, sera évidemment un très grand moteur pour revigorer les souverainetés défaillantes et réaffirmer les identités. Une Belgique seule n'a aucun poids en Europe; une Belgique dans l'OTAN a une certaine sécurité mais aucun poids, tout étant pris en charge par les USA et les autres “grandes” puissance; une Belgique dans la PESD a une voix au Conseil, elle bénéficie de la puissance de cette force et en partage la responsabilité. C'est la définition même de la souveraineté, c'est la voie évidente pour l'affirmation de l'identité.

La conclusion de cette appréciation rapide de la situation européenne du point de vue de la sécurité est que, bien évidemment quoiqu'implicitement dans notre propos, le rôle de la France dans ce processus psychologique est fondamental. Simplement par l'exemple, par l'expérience, parce que la France est, dans le lot européen, la seule nation véritablement souveraine, et à l'identité nationale si fortement affirmée. Cela n'a rien à voir avec la puissance, avec les effectifs, avec les technologies, même si la France a tout cela en nombre et qualité appréciables. Cela a à voir avec la psychologie, la forme de l'esprit, l'appréciation des situations, la perception culturelle de l'espace européen. Le jeu de la France est tout tracé: il est bien sûr, comme l'en accusent si justement ses adversaires, de tout faire pour assurer l'autonomie de la PESD, par ailleurs fatale et de plus en plus inéluctable dans les circonstances actuelles. Simplement, on notera qu'il y a des accusations bien plus infamantes que celle-ci: contribuer, par sa politique, à restaurer l'identité de ses voisins. Cet acte aidera la France à renforcer décisivement sa propre identité.