Anatomie de la dépression

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Il est évidemment intéressant de rapporter cette remarque, et mesurant aussitôt sa justesse, – qu’il y a un an, le monde des experts débattait avec gravité de savoir si les USA étaient ou non en récession, avec nombre de sceptiques sûrs d'une Amérique assez puissante pour éviter cet avatar, – et qu’aujourd’hui on débat de savoir quand il faudra bien admettre que nous sommes entrés dans une dépression. C’est le commentateur de UPI Martin Walker qui, le 11 janvier 2009, fait cette remarque: «This time last year, many economists were still debating whether the United States was entering or already experiencing a recession. That debate is over. The question now is whether we are entering a depression and how great or modest it will be.»

La formulation est intéressante, soit dit en passant. Effectivement, on s’interrogeait l’année dernière, à propos de la récession, sur le sort des USA en particulier, et fort peu du Rest Of the World. Le propos était en général plein de jactance, comme si l’aspect assez bénin de la chose (une récession) permettait effectivement de développer la réflexion à propos des USA, étant sous entendu que cette bénignité impliquait par contraste que la puissance de ces mêmes USA les mettait à l’abri d’un accident plus grave. Aujourd’hui qu’il est question de dépression, il est question d’un événement mondial, ce qui permet de sortir de la singularité US pour un diagnostic qui met en cause le système lui-même, atténuant d’autant la responsabilité US bien que le système soit 100% made in USA.

Pour autant et par contraste avec la tendance précédente, le texte de Walker confirme un autre aspect de la réflexion qu’on retrouve de plus en plus souvent chez les commentateurs US. La fiction du chômage US réduit grâce à des artifices de méthodologie est maintenant systématiquement mise à jour et écartée, avec la précision du véritable taux de chômage, – non plus un peu plus de 7% mais quelque part entre 12% et 15%. («In the United States, 524,000 payroll jobs were lost in December, having lost 2.6 million jobs in the year. The conventional unemployment rate has risen to 7.2 percent, but includes workers who are now off the rolls and forced part-time work, and the true jobless rate is already in double digits, with the economy contracting at about 5 percent annual rate in the fourth quarter.»)

L’aspect le plus intéressant du billet de Walker concerne la définition de la dépression. Walker cite un économiste, le professeur Peter Morici, ancien chef de l’analyse économique au département du commerce.

«Does this mean we are heading into a depression? Professor Peter Morici of the University of Maryland, formerly the chief economist for the U.S. trade representative and one of the best forecasters in the business, has an interesting definition of the difference between recession and depression.

»Recessions, he maintains, are self-correcting, “like stock market corrections that eventually rebound without government intervention. Federal Reserve interest rate cuts and stimulus tax rebates and spending have shortened the lives and eased the impact of post-World War II recessions, but those policies did not end them. The economy self-corrected.”

»By contrast, he argues, “A depression is not self-correcting. Roosevelt administration stimulus packages – huge deficit spending – eased the pain but failed to end the Great Depression. Similarly, President-elect Obama's massive stimulus package, alone, won't fix the U.S. economy.”

»Morici identifies three structural problems of the current crisis that are not self-correcting and will require robust government intervention. The first is bad management practices at the large money center banks. The second is the huge foreign trade deficit, and the third is part of the second: the dependence on imported energy.

»“The economy will not recover without fundamental changes in banking and trade policy,” Morici believes. “A large stimulus package, though necessary, will only give the economy a temporary lift, but then unemployment will rise again and continue at unacceptable levels indefinitely without successively larger stimulus packages and huge federal budget deficits. The economy is in a depression, not a recession.”»

En d’autres termes, la récession est un accident temporaire à l’intérieur d’un système qui fonctionne bien en général alors que la dépression est une maladie grave, sinon irréversible, qui indique un vice fondamental du système. La question qui se pose alors est de savoir quel événement, selon la définition du professeur Morici, a représenté vraiment une dépression dans l’histoire économique de la modernité (de l’industrialisation), mis à part ce qui se passe actuellement. Si l’on s’en tient à la référence US, le seul événement de cette sorte est la Grande Dépression, et l’on constate alors qu’il n’y a pas eu de remède fondamental appliqué à cette maladie mortelle; l’économie US s’est poursuivie avec des expédients, le premier étant la Deuxième Guerre mondiale, le second étant la re-mobilisation pour la Guerre froide (notamment avec le montage de la panique anti-soviétique de 1948 qui permit le sauvetage de l’industrie aéronautique enchaînant sur la mobilisation de l’industrie de l’armement de 1949-1950, – bombe atomique soviétique et guerre de Corée); le reste de la période, l’économie soutenue par la position du dollar, l’endettement US, l’expansionnisme militaire comme moyen de pression et/ou de chantage, aboutissant à l’aggravation de ces dernières années jusqu’au paroxysme de 2008.

Bien entendu, le terme de “dépression” ajoute, par l’une de ses significations parallèles, la dimension psychologique qui tend à faire sortir le phénomène du seul domaine économique (nous avons beaucoup écrit là-dessus à propos de la Grande Dépression). De ce point de vue, il faut revenir sur l’excellente trouvaille de Niall Ferguson, que nous signalions le 31 décembre 2008, du terme de “Great Repression”. Ferguson écrivait notamment, à partir d’un texte de politique-fiction écrit comme si l’on était en décembre 2009:

«The Great Repression began in August 2007 and reached its nadir in 2009. It was clearly not a Great Depression on the scale of the 1930s, when output in the US declined by as much as a third and unemployment reached 25 per cent. Nor was it merely a Big Recession. As output in the developed world continued to decline throughout 2009 – despite the best efforts of central banks and finance ministries – the tag “Great Repression” seemed more and more apt: though this was the worst economic crisis in 70 years, many people remained in deep denial about it.»

Notre commentaire était le suivant: «La trouvaille est excellente. Outre l’explication […] que donne Ferguson, et qui est très juste (une majorité déniant la crise), nous y ajouterions que le mot “Depression” représente une composition harmonieuse de “recession” et de “depression”; qu’il signifie en anglais “refoulement” (sens que suggère Ferguson), mais aussi et plus directement “répression” (sens qui laisserait pas mal à penser, notamment que la crise fut machinée par Washington, involontairement ou pas, pour torpiller le reste de l’économie du monde?)… Bref, le prince de l’Ambiguïté.»

Effectivement se pose la question de savoir si nous ne nous trouvons pas dans une “dépression refoulée”, donc le terme de “repression” (“refoulement”) convenant à merveille; dans ce cas, la dimension psychologique est d’autant plus présente et prend l’allure d’un déni virtualiste de la réalité de la dépression, qui est aussi le signe de la maladie mortelle du système, de son effondrement inéluctable et ainsi de suite. Ce “refoulement” serait d’ailleurs aussi bien le cas des élites que des opinions publiques, ces élites n’ayant aucune capacité sérieuse de freiner ou de résoudre la crise et pratiquant souvent le refoulement par conséquent; quant aux opinions publiques, on parlerait aussi bien de réserve, voire d’indifférence aux événements dans leur signification ontologique, voire de satisfaction dans certains cas pour les perspectives de destruction du système qu’implique cette signification ontologique.

La définition de la dépression par Morici ouvre d’ailleurs la perspective suprême. Que sont ces “fundamental changes in banking and trade Policy” dont parle Morici? Encore s’en tient-il à ces seuls aspects, rendant compte de symptômes US de la crise, qui ne sont manifestement pas suffisants pour définir et expliquer la crise. Que se passe-t-il si les “fundamental changes” nécessaires d’une façon générale ne peuvent être faits, s’il n’y a pas d’accord pour les faire, ou bien, plus radicalement, si l’on ne réussit pas à les déterminer? C’est la question de l’“après-crise”; c’est l’hypothèse de l’“il n’y a plus d’après” (la crise)… Cette question de l’“il n’y a plus d’après” prolonge d’une façon implacablement logique l’interprétation que les USA ne sont jamais vraiment sortis de la Grande Dépression, et que cette Grande Crise qui est entrée dans sa période paroxystique le 15 septembre 2008, – qui en serait alors le “moment de vérité” jusqu’ici repoussé.


Mis en ligne le 14 janvier 2009 à 16H09