“Anybody but Bush”? Nous y sommes…

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“Anybody but Bush”? Nous y sommes…


30 juillet 2004 — Il y a dans l’excellent Guardian d’aujourd’hui un commentaire éclairant de Noami Klein, l’une des militantes connues du mouvement général qui s’est développé contre ce qui est nommé par elle “l’impérialisme américain”. Commentaire éclairant par la dichotomie complice de la psychologie binaire du modernisme qu’il montre, quelle que soient la valeur, le crédit, la bonne foi qu’on puisse accorder à ceux qui émettent les jugements  ; — complicité, c’est-à-dire similarité entre la psychologie clairement d’origine marxiste et la psychologie américaniste ; les deux sont évidemment similaires depuis l’origine puisque nées d’une même conception moderniste, c’est-à-dire déstructurante (certes, nous préférons ce terme qui a une consonance physique plus juste que le terme “révolutionnaire” qui a été chargé de l’aura romantique qu’on sait.)

Voici ce que dit Klein :


« Some argue that Bush's extremism actually has a progressive effect because it unites the world against the US empire. But a world united against the United States isn't necessarily united against imperialism. Despite their rhetoric, France and Russia opposed the invasion of Iraq because it threatened their own plans to control Iraq's oil. With Kerry in power, European leaders will no longer be able to hide their imperial designs behind easy Bush-bashing, a development already forecast in Kerry's odious Iraq policy. Kerry argues that we need to give “our friends and allies ... a meaningful voice and role in Iraqi affairs”, including “fair access to the multibillion-dollar reconstruction contracts. It also means letting them be a part of putting Iraq's profitable oil industry back together.”

» Yes, that's right: Iraq's problems will be solved with more foreign invaders, with France and Germany given a greater “voice” and a bigger share of the spoils of war. No mention is made of Iraqis, and their right to a “meaningful voice” in the running of their own country, let alone of their right to control their oil or to get a piece of the reconstruction.

» Under a Kerry government, the comforting illusion of a world united against imperial aggression will drop away, exposing the jockeying for power that is the true face of modern empire. We'll also have to let go of the archaic idea that toppling a single man, or a Romanesque “empire”, will solve all, or indeed any, of our problems. Yes, it will make for more complicated politics, but it has the added benefit of being true. With Bush out of the picture, we lose the galvanising enemy, but we get to take on the actual policies that are transforming all of our countries.

» The other day, I was ranting to a friend about Kerry's vicious support for the apartheid wall in Israel, his gratuitous attacks on Hugo Chavez in Venezuela and his abysmal record on free trade. “Yeah,“ he agreed sadly. “But at least he believes in evolution.” So do I — the much-needed evolution of our progressive movements. And that won't happen until we put away the fridge magnets and Bush gags and get serious. And that will only happen once we get rid of the distraction-in-chief. So Anybody But Bush. And then let's get back to work. »


Éclairons décisivement notre propos, parce que Klein, qui se présente évidemment comme une épigone de gauche et une ardente partisane d’une politique étrangère “de gauche”, condamne la politique de GW Bush comme une politique impérialiste de droite, laquelle se retrouverait dans toutes les nations capitalistes (ici, France et Russie sont citées).

Ce n’est pas du tout notre analyse et c’est complètement fondamental. Nous appuyons notre propos sur un commentaire lumineux de l’historien britannique John Charmley, dans son livre Churchill’s Grand Alliance (1994), — dont notre société éditrice Euredit SPRL a co-acquis les droits avec la société d’édition belge Mols pour la co-publication d’une traduction et adaptation française, à paraître dans le courant de l’année 2005.

Nous citons (dans notre traduction française) ce long passage, de le page 210 de l’édition originale, parce qu’il nous semble parfaitement résumer ce que nous voulons avancer : la politique extérieure américaine (soi-disant impérialiste) n’est nullement de droite, avec les habituelles caractéristiques de notions d’équilibre de puissance ; s’il fallait l’étiqueter (ce qui nous paraît inutile et inutilement dissimulateur des vraies natures), on la mettrait évidemment à gauche, dans tous les cas complètement déstructurante (“révolutionnaire”) et absolument prédatrice de l’identité de l’autre (en l’occurrence, la souveraineté de l’autre). Le monde et l’esprit du monde ne sont pas impérativement et d’abord une question de gros sous (pétrole et compagnie), car alors c’est admettre que les capitalistes ont raison ; c’est d’abord une question de principes dans la mesure où les principes transcrivent dans la vision théorique les structures du monde.

Le passage cité explique les caractéristiques de la politique américaine alors que les Britanniques, à l’automne de 1945, tentent de susciter un soutien US dans certaines de leurs positions, face à ce qu’ils estiment être les poussées soviétiques. Le paradoxe, dans ce passage, est qu’on retrouve les points de vue de tout le monde, du “reste du monde” si l’on veut (the rest of the world) pour critiquer la politique extérieure américaine, comme le dit Staline à Harriman, se plaignant d’être traité comme un “État-satellite” par les USA. On notera combien ce propos caractérisant la situation de 1945 pourrait être repris pour la situation d’aujourd’hui, dans l’esprit, en changeant les noms et les situations et en admettant évidemment que la puissance US est aujourd’hui relativement beaucoup moins grande qu’en 1945.


« Comme [Staline] le dit à [l’ambassadeur US] Harriman le 24 octobre 1945, se référant au fait que les Soviétiques n’avaient pas leur mot à dire dans l’avenir du Japon, “l’Union soviétique avait droit au respect comme État souverain… En réalité, l’Union soviétique était devenue un satellite américain dans le Pacifique. C’était un rôle qu’elle ne pourrait pas accepter… L’Union Soviétique ne serait pas un satellite des Etats-Unis en Extrême-Orient et n’importe où ailleurs”. Cette remarque allait au cœur du problème. L’Amérique était à l’aise seulement avec des États-satellites. Condamnant l’équilibre des puissances comme un dispositif de la vieille diplomatie discréditée, les Américains rejetèrent automatiquement le concept comme immoral, et au plus les Soviétiques insistaient sur la nécessité de maintenir leur position indépendamment de l’Amérique, au plus les Américains étaient alarmés.

» Pour autant, on ne dira pas que les Américains “tombaient” d’une certaine façon dans ce que [l’ancien vice-président de Roosevelt Henry] Wallace dénonçait comme “les intrigues” britanniques ; ce serait plutôt à ce point que la nature pyrrhique des relations spéciales anglo-américaines deviendrait évident. Pragmatique jusqu’au tréfonds de l’âme, la diplomatie britannique avait comme objectif de convaincre les Américains que ses batailles dans la Méditerranée orientale et la zone autour des Détroits s’appuyait sur la cause de la démocratie. Le problème de cette approche, une fois que les Américains eussent atteint une conclusion assez proche mais par des voies complètement différentes, fut que ce qui avait commencé comme un affrontement de puissance se transforma en une guerre idéologique. La politique extérieure américaine était, selon la propre évaluation qu’elle faisait d’elle-même, autant un produit d’une révolution que la politique étrangère à laquelle elle prétendait s’opposer; toutes les deux étaient des enfants de la révolution et toutes les deux caractérisées par les tendances fondamentales d’une idéologie révolutionnaire, qui “écartait autant la notion d’équilibre que de concert, et recherchait l’hégémonie et l’uniformité doctrinale”. En cherchant à susciter le soutien américain, les Britanniques fabriquaient leur propre Frankenstein. Une fois que les Américains furent convaincus que les Soviétiques ne coopéreraient pas dans leur proposition de nouvel ordre mondial, la voie était ouverte pour un conflit idéologique qui écarterait les objectifs des Britanniques et les enchaînerait dans un conflit manichéen. Tout ce que [le ministre des affaires étrangères du gouvernement travailliste Attlee, Amery] Bevin, voulait, c’était un peu d’aide jusqu’à ce que les Britanniques puissent retrouver leur stabilité et leur puissance mais il se retrouva pris dans une croisade. »


Notre propos est ici de combattre les illusions d’une Noami Klein, quelque avertie qu’elle soit sur la duplicité d’une éventuelle administration Kerry. Croire que de nouvelles opportunités seront alors possibles, qui n’existeraient pas aujourd’hui avec Bush, est une complète illusion. C’est une machine qui est en marche, et républicains ou démocrates c’est bonnet blanc et blanc bonnet, — comme en 1945, le modeste petit-bourgeois frustre et grossier du Missouri Harry Truman suivit exactement la même politique que le patricien habile et raffiné Franklin Delano Roosevelt. Cette machine est née d’une révolution, c’est-à-dire d’un mouvement déstructurant du monde, dont les origines sont aisément déchiffrables et compréhensibles. Elle reste révolution et déstructuration du monde.

Aujourd’hui, en fonction de l’état de décadence de la machine américaniste, de sa puissance acquise, de la perversité extérieure (pour les autres) de son influence et de la perversité intérieure (pour elle-même) de son virtualisme, le déchaînement de cette machine vers la destruction et l’auto-destruction est absolument irrésistible. N’en déplaise à Klein, les seuls capables de s’y opposer, de limiter les dégâts et de proposer des voies alternatives, sont les centres de forces présentant une identité structurelle forte, c’est-à-dire la France et la Russie pour reprendre les cas qu’elle cite, éventuellement l’Europe, contre son propre gré et les tendances américanistes de ses élites.