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76026 avril 2006 — On retrouve réunis, en deux articles dans l’International Herald Tribune de ce matin, sept noms de vieux briscards de la politique étrangère occidentale, de la fin des années 1970 aux années 1990. En termes policés mais transparents, parfois même sévères, ils crient : “au fou”. Il est question de l’attaque envisagée contre l’Iran. Cette perspective glace d’effroi le monde occidental, et notamment ses (plus ou moins) vieux “sages”. Implicitement, c’est comme une épreuve de force qui s’engage entre deux parties de l’establishment occidental.
Les deux articles :
• Un texte signé de Zbigniew Brzezinski, au titre laconique et même assez comminatoire: « Do not attack Iran ». (Cette position de Brzezinski n’a évidemment rien pour étonner.)
• Un second texte, au titre pas moins laconique et pas moins comminatoire après tout : « Talk to Iran, President Bush » (même pas de “Mr. President”). Cette fois, ils se sont mis à plusieurs, tous anciens ministres des affaires étrangères de la période d’avant-9/11, d’avant-GW : Madeleine Albright des USA et Lydia Polfer du Luxembourg (place aux dames), Joschka Fisher de l’Allemagne, Hubert Vedrines de la France, Jozias van Aartsen de la Hollande, Bronislaw Geremek de la Pologne.
• Dans le cas de ce second article, signalons qu’il est présenté sous une forme inhabituelle, les noms des auteurs de ce qui est présenté comme un “statement” étant en fin du texte, le titre de celui-ci étant suivi du nom “International Herald Tribune”, le texte commençant directement, sans présentation du journal. Le tout donne l’impression que l’IHT prend également à son compte cette déclaration des anciens ministres.
• A première vue, les contenus de ces articles devraient réaffirmer des plaidoiries diverses, selon les arguments archi-connus et répétés contre une attaque de l’Iran. Mais il y a autre chose, un ton particulièrement affirmatif, voire offensif ; quelque chose comme : “Maintenant, la plaisanterie tragique doit cesser sinon de graves événements vont survenir”. Pour cette raison, nous nommons cela “la révolte des sages” après “la révolte des généraux”. Ces deux articles donnent un air de tentative de putsch d’une bonne partie de l’establishment occidental, contre l’administration GW clairement perçue comme totalement irresponsable. La méthode semble être la même, à la lumière de certaines remarques qui font penser que les six anciens ministres, notamment, parlent au nom de gouvernements en place qui ne peuvent pas prendre publiquement position (comme les généraux à la retraite parlant au nom des généraux d’active).
Ci-après, les extraits que nous jugeons significatifs ; ensuite, quelques remarques.
Après avoir développé quatre arguments fondamentaux contre l’attaque, Zbigniew Brzezinski poursuit : « It follows that an attack on Iran would be an act of political folly, setting in motion a progressive upheaval in world affairs. With America increasingly the object of widespread hostility, the era of American preponderance could come to a premature end.
» While America is clearly preponderant in the world, it does not have the power — nor the domestic inclination — to both impose and then to sustain its will in the face of protracted and costly resistance. That certainly is the lesson taught both by its Vietnamese and Iraqi experiences.
» Moreover, persistent hints by official spokesmen that “the military option is on the table” impedes the kind of negotiations that could make that option redundant. Such threats unite Iranian nationalism with Shiite fundamentalism. They also reinforce growing international suspicions that the United States is even deliberately encouraging greater Iranian intransigence.
» Sadly, one has to wonder whether in fact such suspicions may not be partially justified. How else to explain the current U.S. ‘negotiating’ stance: the United States is refusing to participate in the on-going negotiations with Iran but insists on dealing only through proxies. That stands in sharp contrast with the simultaneous negotiations with North Korea, in which the United States is actively engaged.
(...)
» It is therefore time for the administration to sober up, to think strategically, with a historic perspective and with America's national interest primarily in mind. Deterrence has worked in U.S.-Soviet relations, in U.S.-Chinese relations, and in Indo-Pakistani relations. »
Les anciens ministres maintenant. C’est chez eux qu’on devine effectivement une position de pseudo-porte-parole de gouvernements en place qui ne peuvent s’exprimer publiquement, avec l’accent mis sur les conséquences des diverses alliances américaines.
« Although these discussions have proven only partly successful, a unilateral American use of force against Iran would likely have disastrous effects on the international security environment. It is doubtful than a ‘surgical’ air strike could succeed in destroying all of Iran's nuclear assets, while a large-scale invasion and military occupation of the country is widely recognized as unmanageable.
» Even if American air power succeeded in disrupting for some time Tehran's ability to develop nuclear weapons, Iran could well find others means — including terrorism — to retaliate against Western interests in the region and elsewhere.
» Such a unilateral use of force by Washington would find little support within Europe and would further undermine trans-Atlantic relations just as they were recovering from the divisions created by the invasion of Iraq.
» Russia and China would certainly oppose such a move. Even close American allies in Asia and Latin America would object to a U.S. military action against Iran under present circumstances. Fearing the long-term consequences for their security of an even more radicalized Iranian regime, Turkey, Egypt and other nearby countries would have new grounds to pursue their own nuclear programs, further undermining the global nonproliferation regime.
(...)
» Some might consider the current Iranian government an unwilling dialogue partner. Yet every European member of our group has met with influential Iranian officials during the past few months and found a widespread interest among them in conducting a broad discussion with the United States on security issues.
» Government leaders in Europe, Russia and Asia also believe that direct talks between Washington and Tehran could prove more fruitful now that the European and Russian-Iranian engagements on Iran's nuclear program have made some progress in communicating mutual positions and concerns.
» Accordingly, we call on the U.S. administration, hopefully with the support of the trans-Atlantic community, to take the bold step of opening a direct dialogue with the Iranian government on the issue of Iran's nuclear program. »
Outre l’analogie avec “la révolte des généraux”, on pourrait en proposer une autre, avec le débat qui eut lieu en août 2002 à Washington sur l’opportunité de lancer la guerre contre l’Irak, lorsque des “sages” de tendances proches, et d’autres adversaires de la guerre, développèrent à longueur de colonnes des arguments en faveur de la prudence, de la réflexion, de la retenue, etc. Mais non, l’analogie n’est que d’apparence. En août 2002, il y avait débat, il était confiné au seul Washington, la guerre n’était pas perçue comme une catastrophe inévitable, les arguments des deux côtés étaient perçus avec autant de respect.
Rien de semblable dans les deux textes. Il n’y a pas débat, il y a affirmations radicales et irréconciliables entre les deux côtés ; le débat dépasse largement Washington puisque les Européens, les Russes et les Chinois sont concernés (la crise est devenue multipolaire) ; l’attaque contre l’Iran est annoncée comme une catastrophe inévitable, notamment parce que la puissance de l’Amérique est perçue comme très réduite et parce que les alliés ou partenaires de l’Amérique n’en veulent pas ; enfin, il y a un mépris à peine dissimulé des adversaires de GW Bush, qui vaut bien désormais celui des partisans de GW Bush pour les premiers.
C’est une sorte de retour du monde d’avant-9/11, du temps où on pouvait encore avancer des arguments rationnels sans s’entendre jeter à la figure “Dieu” ou “la démocratie”. Le débat d’août 2002 portait sur la façon dont on allait aménager l’après-9/11, avec l’Amérique d’une puissance écrasante, universelle et incontestée. Le non-débat, aujourd’hui, c’est la révolte du monde d’avant contre le soi-disant “nouveau-monde”, qui a donné jusqu’ici comme résultat d’avoir largement démoli cette puissance universelle que les USA avaient patiemment mise en place dans le monde d’avant, pour installer le chaos à la place.
Il y a différence de substance. Aujourd’hui, on se parle à coup d’ultimatums. On ne cache plus, à peine entre les lignes, qu’une attaque contre l’Iran conduira, cette fois, à une “révolte des alliés” (et tous les échos que nous en avons confirment pour l’instant cet état d’esprit). On avertit que l’action pourrait conduire à cet événement considérable : « …the era of American preponderance could come to a premature end. » (Brzezinski) Vraiment, le mot d’ordre est : “la sinistre plaisanterie a assez duré”, — ou, comme dit encore le professeur Brzezinski : « It is therefore time for the administration to sober up, to think strategically, with a historic perspective… » ; ou encore, comme dit John Stanton, pour Pravda : « Does anyone in the USA think anymore? »
Certains pourraient trouver quelque réconfort dans cette levée de boucliers. Effectivement, c’est mieux que le “silence des agneaux”. Pour autant, les effets peuvent être pervers (conséquence non pas de la maladresse de la démarche mais du radicalisme de la situation, — ce qui n’est pas condamner la levée des boucliers mais constater le caractère fatal de la situation). L’administration GW n’est pas loin d’être acculée, ne trouvant d’autre issue que la fuite en avant, toujours cette inéluctable radicalisation, — pour ne pas se dédire d’une façon qui signifierait l’effondrement de toute une politique pompeuse et exaltée, d’ambitions d’autant plus précieuses qu’elles sont insensées, d’une idéologie d’autant plus intransigeante qu’elle est au-delà de la raison, — bref, cette situation horrible de perdre la face. Ce sont des croyances, cette foi du pétrolier texan qui vaut bien celle de notre charbonnier, des vanités, des susceptibilités primaires qui sont en jeu, à peine dissimulées par des grandioses visions méta-historiques sans plus aucun rapport avec la réalité, avec derrière le chœur des folles hystériques et bellicistes comme on les connaît depuis quelques années.
Comme le faisait remarquer un commentateur américain et cinéphile, on se trouve dans la situation décrite dans le film de Nicholas Ray (La Fureur de vivre, 1954, avec James Dean) où des adolescents mesurent “leurs tripes” en s’élançant en voiture vers un précipice ou l’un contre l’autre, — et c’est à celui qui freine le plus tard possible. Effectivement, ce sont tous des psychologies d’adolescents du côté de GW, qui mesurent “leurs tripes”, pour ne rien dire du reste, juste en-dessous. Parfois, il est trop tard pour freiner, surtout lorsqu’on ne sait pas conduire.
Bref, on en reste à Hollywood, mais dans le registre de la tragédie. Les vieux “sages”, ou disons les “sages” d’âge mur, auront fort à faire pour faire entendre raison aux garnements. James Dean ne s’est jamais apaisé et il en est mort.
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