Après la chute

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Après la chute

18 mars 2008 — Une semaine après la démission de l’amiral Fallon, on peut tenter d’apprécier l’événement dans la perspective et tenter de l’interpréter. D’une façon générale, l’appréciation porte moins sur une situation stratégique précise (guerre ou pas de guerre contre l’Iran: non avec Fallon, oui sans Fallon) que sur une bataille interne à Washington, entre diverses tendances au pouvoir, – éventuellement, et encore plus précisément, une bataille interne entre diverses tendances qui s’expriment par une bataille interne sur la stratégie à conduire dans la grande zone stratégique de Central Command (embrassant le Moyen-Orient, de l’Egypte au Pakistan). Encore ne sommes-nous pas assurés que cette interprétation soit entièrement satisfaisante, qu’elle ne doive pas être complétée par des incidents complémentaires dont l’article d’Esquire est évidemment le principal.

(Le mystère des motifs de Fallon avec l’article d’Esquire reste complet, – auxquels motifs déjà envisagés, on pourrait ajouter celui de l’hypothèse d’un dessein politique personnel. Il est assuré qu’on ne peut tenir pour “accidentel” un tel article, si longuement préparé, dont Fallon savait évidemment qu’il constituait une probabilité d’incident tel que son maintien à CentCom serait en jeu, – alors qu’à l’inverse, on ne voit rien du point de vue de ses choix politiques qu’aurait pu lui apporter et justifier le risque ainsi pris. Autrement dit, l’hypothèse de la démarche volontaire de Fallon pour trouver un motif de partir assez à son avantage, disons avec une auréole de “martyr” pour beaucoup, est extrêmement sérieuse. C’est ce qu’écrivait Gordon Prater le 12 mars: « Fallon was playing a complex political game at Centcom by crossing the White House on the two most politically sensitive issues in Middle East policy. As a veteran bureaucratic infighter, he knew that he was politically vulnerable. Nevertheless, he chose late last year not to lower his profile but to raise it by cooperating fully with the Esquire article.

»IPS has learned that Fallon agreed to sit for celebrity photographer Peter Yang at Centcom headquarters in Tampa Dec. 26 for the Esquire spread, despite the near-certainty that it exacerbate his relations with White House. That may have been a signal that he already knew that he would not be able to continue to play the game much longer and was ready to bring his stormy tenure at Centcom to an end.»)

D’une façon plus générale, Jim Lobe présente, le 13 mars cette affaire sur un plan plus général, sans s’attarder aux circonstances. Il constate que le départ de Fallon est une défaite des “réalistes” au profit des faucons. Lobe définit cette situation stratégique en des termes qui sont moins ceux de la paix contre la guerre que ceux de telle ou telle orientation stratégique. D’un côté (les faucons), l’accent est absolument mis sur la situation en Irak, sur la nécessité d’une “victoire” à tout prix, – cela impliquant d’ailleurs une attitude hostile, voire plus, à l’encontre de l’Iran. De l’autre (Fallon et les réalistes), l’accent mis sur un “front central” comprenant l’Afghanistan et le Pakistan, l’Irak n’ayant qu’un rôle complémentaire, ce qui implique par ailleurs une attitude conciliante avec l’Iran pour permettre l’apaisement de la situation en Irak.

«Gates noted that he accepted Fallon’s resignation “with reluctance and regret” and described him as “enormously talented and very experienced” and as having “a strategic vision that is rare.” Of course, that strategic vision, which is spelled out at some length in Barnett’s profile, is anathema to the hawks as much as it is ambrosia to the realists. Fallon was already in bad odor with the hawks for his eagerness to engage the Chinese military when he served as the head of the Pacific Command from 2005 to 2007; it was a major bureaucratic coup that Gates and the Pentagon brass prevailed in his transfer to Centcom. That Fallon subsequently argued within administration councils for a similar kind of outreach toward Iran — he pushed hard for an “incidents-at-sea” agreement with Tehran — no doubt only fueled the hawks’ hostility and distrust. But for him to promote the case publicly through Barnett’s article was too much for the White House to bear, particularly when Cheney and others had been complaining for months that Fallon’s repeated declarations against war with Iran had effectively undermined the administration’s insistence that all options for dealing with Tehran remained “on the table.” Fallon’s well-known scepticism about the ultimate success of the “Surge,” his barely concealed contempt for Bush and neo-con hero, Gen. David Petraeus, and his belief — shared by the intelligence community and the Pentagon brass, not to mention Gates himself — that the most threatening “central front” in the war on terror was to be found in Pakistan and Afghanistan, rather than in Iraq and Iran, combined to make him the most vulnerable of the realists to the hawks’ assault…»

L’enjeu général, précise Lobe, est le contrôle de la stratégie générale de “la guerre contre la terreur”, l’orientation stratégique de la politique extérieure des USA et ainsi de suite. «What is really at stake here, of course, is control over U.S. policy and the way it is conducting its “global war on terror.” Fallon’s enemies see Iraq as the central front in that war and that Washington must “win” it at all costs, even at the risk of further degrading overstretched U.S. ground forces. (The [Wall Street] Journal, channeling John McCain, suggests that the answer to that risk [is] to substantially increase the size of the Army and the Marine Corps.) And they oppose any detente with Iran, even at the risk of triggering an accidental war that the U.S. military and the oil-consuming public can ill afford. They see Fallon’s “strategic vision,” which it seems that Gates and the Joint Chiefs share, as a major threat to their priorities.»

On notera que cette interprétation ne fait pas de Fallon un “homme de paix” mais un homme de “la paix avec l’Iran” pour des raisons stratégiques évidentes. (Cela rejoint l’argumentaire de l’appréciation critique que Chris Floyd faisait le 7 mars dans CounterPunch, à propos de l’article d’Esquire et avant la démission de Fallon. L’aspect critique de l’argument de Floyd est discutable, pas le fondement de cet argument: effectivement, Fallon n’est pas un “pacifiste”, ni d’ailleurs un opposant à la politique “impériale” des USA. Il veut simplement que cette politique soit raisonnable, efficace et justifiée. Il faut d’ailleurs rappeler à nombre de ceux qui voient la guerre avec l’Iran comme inévitable avec le départ de Fallon, que sa nomination, début 2007 à CentCom avait été vue par certains comme un signe de l’imminence de cette guerre: on nommait à CentCom un homme de la Navy parce que les opérations contre l’Iran impliquaient une dimension stratégique nouvelle, où la Navy avait une place essentielle.)

La coloration générale de l’article de Lobe est pessimiste parce qu’il s’attache précisément à la démission de Fallon comme à une défaite des réalistes. Disons que ce pessimisme est objectivement justifié si cette démission conduisait à une attaque de l’Iran, ce qui est rien moins que probable. Et encore: certains adeptes des thèses de la politique du pire pourraient juger qu’une telle attaque, par les conséquences catastrophiques qu’elle entraînerait probablement pour les USA, est le meilleur moyen de liquider la politique interventionniste et belliciste des USA.

La position de Lobe, comme d’autres commentateurs de son orientation, traduit une certaine ambiguïté. Critiquent-ils la stratégie de Bush parce que c’est une application catastrophique et contre-productive de l’orientation impériale ou parce que cette orientation impériale est condamnable en soi? Mais on comprend cette ambiguïté, voire le malaise de certains commentateurs, car aller jusqu’à condamner l’orientation impériale “en soi” de la politique US c’est bien mettre en cause tout le système, et peut-être les USA eux-mêmes.

Ce que nous voulons faire, c’est prendre une plus grande distance pour observer le fonctionnement du système, à la lumière de la démission de Fallon ; laquelle démission est finalement (pour l’instant) relativement bien passée, sans entraîner de bouleversement ni peut-être, c’est le point principal à notre sens, un renversement des orientations du système; avec même, peut-être, un acteur de plus dans le jeu politique intérieur US, comme le suggère malicieusement William Pfaff : «In America, officers are not hanged from meat-hooks for insubordination, especially when they are polite about it. They are offered jobs in investment groups or industry. They may be invited to go into politics, even presidential politics….»

C’est dire que nous voyons, après une perspective d’une semaine, l’enseignement de cet incident à une lumière différente (de celle de Jim Lobe).

Le “bourbier” plus à Washington qu’en Irak

En acceptant l’analyse de Jim Lobe qui décrit une situation objective sans s’attarder à la polémique autour du départ de Fallon, nous serions conduits à proposer une autre interprétation, et singulièrement une autre conclusion (victoire des faucons sur les réalistes).

A notre sens, ce que montre le départ de Fallon, à la différence du simple constat d’une “victoire” des faucons sur les réalistes, c’est la confirmation du blocage complet de la politique de sécurité nationale US. Le départ de Fallon confirme et amplifie l’opposition de l’amiral à la politique de GW Bush. On pourrait même avancer que, par ce processus divers de médiatisation, de commentaires publics, etc., tout se passe comme si l’événement “officialisait” cette opposition.

Fort bien, dira-t-on, Fallon “officialise” cette opposition au moment où il est éliminé, donc c’est aussi le moment où cette opposition est éliminée? Certes non. Puisqu’il était de notoriété publique que Fallon s’opposait à la politique de Bush, et que cette opposition est désormais “officialisée”, il s’ensuit également et de facto qu’est “officialisé” le fait également archi-connu que Fallon n’était pas le seul dans cet état d’opposition. Gates se trouve également dans cette opposition, et l’amiral Mullens (président du comité des chefs d’état-major) aussi, et l’énorme majorité des chefs militaires également. Dans ce cadre de pensée, on pourrait considérer que le départ de Fallon ne change pas grand’chose à l’équilibre des forces à Washington, en équilibrant la perte que constitue son départ par l’“officialisation” de l’opposition, et d’une “opposition” toujours active sans lui, que constitue également son départ.

Pendant ce temps, le montage du “surge-victorieux” de Petraeus tend à se dissiper, ou à tout le moins à se relativiser fortement, au moment où l’on constate les signes d’un certain regain des violences en Irak. En suggérant aux Iraniens l’interprétation d’un durcissement de la position US, le départ de Fallon a de fortes chances de renforcer le soutien iranien à une résistance irakienne qui pourrait renaître (d’autant plus avec le pouvoir des radicaux confirmé par les élections en Iran). L’Irak est toujours très loin de s’orienter vers la victoire en Irak que veulent les faucons et qui parachèverait leur prétendue “victoire” à Washington avec le départ de Fallon. Ces divers éléments ajoutés caractérisent plus une paralysie entre deux groupes dont les pressions s’affrontent au sein de la politique de sécurité nationale US,dont la fortune varie mais jamais décisivement, qu’une victoire d’une importance stratégique de l’un sur l’autre.

Il est notable qu’on observe une telle paralysie de la politique de sécurité nationale depuis trois ans, avec le constat général de la catastrophe irakienne. Depuis deux ans, elle s’est, si l’on veut, “institutionnalisée” (“officialisée”) avec des initiatives visibles. Il y a eu la tentative du groupe réaliste Baker-Hamilton (ISG) d’imposer une politique modérée en Irak contrée par Bush avec le “surge” de Petraeus en décembre 2006; mais il y a eu aussi l’arrivée de Gates en novembre 2006 imposant la nomination de Fallon et bloquant à son tour les effets stratégiques du “surge” en court-curcuitant la politique anti-iranienne, ce blocage étant renforcée à la fois par la nomination de Mullens à la tête du Joint Chiefs of Staff en septembre 2007 et par la publication de la NIE-2007 en décembre 2007.

Le départ de Fallon ne ressuscitera pas l’administration Bush moribonde mais il accentue cette appréciation de paralysie. Le refus de la Maison-Blanche d’accabler Fallon interdit une réelle restauration de l’autorité de GW Bush qui paraît un comparse dans l’affaire, tandis que l’ “opposition” à la politique de l’administration est ainsi actée. Le départ de Fallon interdit toute réorientation stratégique majeure des USA, comme le voudrait l’ “opposition”. Il y a bien une accentuation de la paralysie. Le “bourbier” est bien plus à Washington qu’en Irak.