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23 février 2005 — Aucune intervention, dans son ambiguïté profonde, voire dans sa contradiction intrinsèque et même éclatante, n’illustre mieux la visite de GW à Bruxelles que celle-ci, sur la question de la crise iranienne et les spéculations sur une action armée des Etats-Unis: « This notion that the US is getting ready to attack Iran is simply ridiculous. Having said that, all options are on the table. » Cela a été dit par GW après sa visite à l’UE, qui terminait sa visite bruxelloise.
Il est difficile de trouver une formulation composée de deux phrases très courtes liées entre elles par une logique et une chronologie évidentes, qui soit plus absurde parce qu’elle expose une contradiction évidente, voire éclatante, — presque volontairement, comme si l’on voulait exposer volontairement cette contradiction. Elle dit radicalement une chose dans la première phrase et aussitôt son contraire de façon implicite mais évidente dans la seconde. Il est “ridicule” de dire que les USA préparent une attaque contre l’Iran, — cela dit, tout est possible et, par conséquent, nous en tirons la conclusion qu’il est ridicule d’affirmer que l’option d’une attaque est “ridicule”. (Expédions la pinaillerie technique: il n’y a aucune différence entre l’option du principe de l’attaque et le fait de préparer une attaque, parce que le Pentagone travaille constamment sur des plans d’attaque, — encore plus dans le cas iranien, — et que cela est, in fine, une préparation d’attaque qui existe avant même le choix de l’option du principe de l’attaque.)
Laissons la sémantique et le sens précis des mots. GW ne mange pas de ce pain-là. Voyons plutôt dans cette phrase, résumés, tout le sens et la description de cette rencontre: il était entendu que nous venions pour une visite de “réconciliation”, et celle-ci était techniquement préparée selon une approche virtualiste des affaires du monde développée pour le résultat recherché (i.e., toute la réalité “travaillée”, pliée, rangée, pour obtenir le résultat de l’image d’une parfaite entente entre USA et Europe); les choses qui fâchent étaient donc écartées, et l’on sait la sainte horreur des Européens pour l’idée d’une attaque militaire contre l’Iran, et cette option est donc expédiée par le jugement sévère de: “ridicule”. Le sommet fini, nous revenons à l’exercice classique de la politique washingtonienne; dans la crise iranienne, c’est de laisser comprendre que tout est possible et la possibilité d’une attaque n’est plus “ridicule”, elle n’est même plus “ridicule” du tout. On dira bien entendu que cette sorte de comportement est courante, cette contradiction dans les termes, les politiques, les affirmations chez les politiciens. Il est moins courant, il est même rarissime que les deux aspects de ce comportement soient si intimement mêlés qu’ils en viennent à être dépendants l’un de l’autre, aussi ouvertement, par une sorte de logique de l’absurde apparent, et celle-ci exposée avec une sorte d’impudence (“presque volontairement, comme si l’on voulait exposer volontairement cette contradiction ”): je dis ceci que j’affirme vrai et je dis aussitôt que j’ai dit ceci qui n’est pas vrai dans le but d’obtenir un effet d’annonce pour 48 heures et rien d’autre.
Ce curieux exercice, cette étrange sémantique résument l’“esprit” du (des) sommet(s) de Bruxelles. Cet esprit-là, bien rendu par un article, aujourd’hui, dans The Independent, ressort clairement des déclarations européennes. C’est d’abord Chirac: « The French president said he believed that the US is now willing to listen to European concerns and preoccupations. However he added: “The future will tell whether I am wrong”. » (Le sourire un tantinet narquois qu’il avait en disant cela montrait bien que Chirac ne serait pas étonné de découvrir, un de ces jours à venir, qu’il s’est trompé.) C’est également Barroso, le président de la Commission: « Ahead of the dinner of lobster and lamb, Mr Barroso said: “Europe and America have reconnected”, adding that the “challenge is to turn this new spirit into reality”. »
Ce retour aux réalités, contenu dans ces phrases qui disent la même chose, contient également un nombre important de crises potentielles et de menaces précises d’affrontement entre les USA et l’Europe. Par exemple, pour reprendre notre exemple du début: Bush est désormais prêt à écouter les Européens (Chirac), il y a un nouvel “esprit”, une “re-connexion” entre Américains et Européens (Barroso), et cela signifie que toute préparation (projet) d’attaque US contre l’Iran est “ridicule”. Mais si Chirac s’est trompé? Si le défi décrit par Barroso “to turn this new spirit into reality” n’est pas relevé? Si le projet d’attaque contre l’Iran ne s’avère pas “ridicule” du tout, qu’il est une option sur la table et que cette option est de plus en plus favorisée, jusqu’à la possibilité évidente d’être choisie?
Un autre énorme point de friction, peut-être plus vicieux encore que l’Iran, c’est l’embargo des armes vers la Chine. Techniquement, les pressions US sont énormes pour une sorte de “droit de regard” US sur d’éventuelles ventes, si l’embargo est levé. C’est un terrain épouvantable de dégradation des relations, avec l’entrée en jeu du Congrès, donc les querelles politiciennes de Washington où le radicalisme est de rigueur, et le “European bashing” le jeu favori. Cette remarque de l’article cité résume tout, avec surtout la dernière phrase: « EU officials are preparing missions to Washington and the Far East and remain confident they can produce a mechanism of consultation which will satisfy US sensitivities over specific exports. Most believe that the plan to lift the arms embargo before July remains on track though one official said: “There is no way that we will ever satisfy the US Congress”. » On doit se préparer à voir surgir des querelles sur plusieurs points techniques qui vont rapidement devenir politiques:
• Conflits de compétence (terme sur le plan juridique) entre les pays-membres et la Commission pour savoir qui contrôle réellement les ventes d’armes. (La Commission cherchant le maximum de concessions vers les USA, certains pays-membres les repoussant.)
• Conflits de compétence (terme sur le plan technique) à l’intérieur de la Commission, alors que le domaine de l’armement n’est pas précisément la tasse de thé de cette énorme bureaucratie.
• Conflits sans fin avec le Congrès, avec des hommes comme le député Hunter (le républicain présidant la Commission des forces armées de la Chambre), à la fois virtuose de la manipulation bureaucratique et xénophobe extrémiste dans ce domaine du transfert des technologies. (La remarque “There is no way that we will ever satisfy the US Congress” sera une des grandes vérités de cette affaire.)
• Conflits annexes, sous forme de pressions dans d’autres aspects du même domaine (armements). Par exemple, la question des armes pour la Chine devrait avoir des répercussions sur les relations USA-Europe dans le cadre d’un programme comme le JSF.
Tout cela se fera sur fond d’une question stratégique qu’on a fait naître à cette occasion, et qui va constituer un grand sujet de polémique, de concurrence, voire d’affrontement entre l’Europe et les USA: les rapports stratégiques avec la Chine. Les USA veulent contrôler les rapports stratégiques de l’Europe avec la Chine. L’Europe, — et là, y compris les habituels partisans de l’apaisement des USA, à la Commission, — veut absolument établir sa propre stratégie, appuyée sur des rapports commerciaux fondamentaux. La question des armes y a son poids, puisque la Chine a fait de la levée de l’embargo une question “de face” dans ses relations avec l’Europe. Il y a là un enjeu stratégique considérable (voir le texte de Niall Ferguson du 21 février). Certains vont même, avec des arguments acceptables, jusqu’à le lier à la crise iranienne, à cause des liens en train de s’établir entre l’Iran et la Chine.
Là-dessus, cerise sur le gâteau, la question de la réforme de l’OTAN, posée ex abrupto par le chancelier Schröder, s’est imposée comme une des nouvelles “questions centrales” des relations transatlantiques. Elle va prendre sa place dans ce réseau serré de mésententes. Elle va leur donner une orientation encore plus menaçante de rupture entre USA et Europe. Les Américains anti-européens vont y voir la preuve ultime des noirs desseins de l’Europe; et ces Américains anti-européens reprennent toujours la main, à Washington, ces derniers temps.
Dans ce cadre général, si fourni qu’il n’y avait plus guère de place, l’Irak est passé au second plan avec l’étiquette “apaisement”. On dit que l’aspect transatlantique de la crise est fini parce qu’on a bien assez à faire ailleurs, on (les Européens) fait quelques gestes, etc. Ainsi évacuée par la grande porte, cette crise pourrait revenir par la fenêtre, selon les événements en Irak ou par le biais de la crise iranienne.