Après la tempête Wikileaks

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Deux ou trois jours d’emportement médiatique, puis le silence presque complet... En attendant, malgré l’affaire Wikileaks, la Chambre des Représentants qui vote comme un seul homme, à une majorité beaucoup plus large que prévue, les crédits pour “la guerre d’Obama”, en Afghanistan. Pourtant, pour tirer une synthèse de cet événement et de son apparent étouffement, nous citons trois articles de trois auteurs bien différents, sur lesquels notamment s’appuie notre commentaire.

• George Friedman, ce 30 juillet 2010, sur Ouverture libre (texte du 27 juillet), avec cette conclusion (dernière phrase)… «Whoever it [Wikileaks] proves to have been has just made the most powerful case yet for withdrawal from Afghanistan sooner rather than later.»

• William Pfaff, sur Truthdig.org, termine son texte, publié le 27 juillet 2010, par ces observations : «There is nothing to be gained by staying. […] No one can predict when the inevitable moment will come, but it will come, when the last Americans are lifted by helicopter off an embassy rooftop, and the Afghans, Pakistanis, Indians, Tajiks and others at last are left to reconstruct their own world.»

• Patrick J. Buchanan, le 30 juillet 2010 sur Antiwar.com, annonce le retrait US d’Afghanistan (et d’Irak). «We will walk, not run, to the exit. But if we are topping out in Afghanistan, and the U.S. troop presence in Iraq is already less than half of the 170,000 after the surge of 2007, it seems America is on her way out of both wars.»

@PAYANT Les trois auteurs cités sont de tendances bien différentes. Friedman est un géopoliticien, certainement proche du parti républicain, de tendance “dure” et interventionniste. Buchanan (directeur de American Conservative) est un républicain de tendance “paléo-conservateur”, adversaire acharné de l’interventionnisme, chroniqueur et historien. Pfaff est un chroniqueur et un historien plutôt de tendance libérale (sens américain du terme, sens politique) qu’on pourrait désigner comme un réaliste, ou bien comme un “gaulliste américain”, pourtant (ou à cause de cela) critique des interventions extérieures US. D’autre part, ces trois auteurs sont connus pour leur sérieux, leur influence marquante, chacun dans leurs milieux respectifs, et représentent donc une palette significative d’une appréciation dont on peut dire qu’elle offre l’hypothèse très affirmée qu’à l’occasion de l’affaire Wikileaks, un processus s’est déclenché qui doit conduire au retrait US d’Afghanistan.

L’affaire Wikileaks a vu une séquence très caractéristique du point de vue de la communication. Pendant 2-3 jours, de dimanche à mardi, un déferlement d’appréciations, de commentaires, de prises de position officielles, etc. Depuis mercredi, quasiment plus rien, sinon des articles d’analyse peu diffusés. Tout s’est passé comme si l’affaire Wikileaks avait été appréciée comme un formidable coup de tonnerre, puis aussitôt assimilée et “oubliée” de la première page des journaux et des réflexions prioritaires des analystes. On ne peut certainement pas parler d’étouffement, mais on ne peut pas parler non plus d’une durée remarquable de l’écho médiatique. Wikileaks apparaît comme si on avait soulevé un instant le pansement de la blessure pour le reposer aussitôt, à cause de l'odeur de la gangrène. Cela n'empêchera pas la gangrène de progresser.

La Chambre des Représentants, qui votait sur les crédits demandés par l’administration ($59 milliards) pour la guerre en Afghanistan, a donné au président une surprenante majorité de 308 voix contre 114, alors qu’on attendait un vote beaucoup plus serré où la majorité se serait trouvée autour de 5-10 voix. Par contre, deux “marginaux” célèbres de la Chambre, exactement de tendance en principe opposées, le républicain Ron Paul et le démocrate Denis Kucinich, ont forcé un débat sur une résolution de type sacrilège, demandant le retrait de Pakistan de tous les conseillers militaires US, parce que leur présence viole le War Power Act du Congrès. La résolution a été repoussée par 372 voix contre 38, ce qui représente paradoxalement un résultat intéressant par rapport aux normes concernant cette sorte de démarche “sacrilège” depuis 9/11 de contester un “pouvoir de guerre” au président. L’impression laissée par ces deux votes est celui d’un malaise exprimé contradictoirement, d’une part la volonté de ne pas sembler prêter le flanc à l’influence qu’aurait pu exercer l’affaire Wikileaks (d’où la majorité bien plus forte que prévu pour les crédits de guerre), d’autre part l’existence d’une réelle préoccupation pour la poursuite de cette guerre, y compris avec son extension vers le Pakistan (débat effectivement fait sur la résolution Paul-Koncinich).

Comment interpréter tous ces éléments ? Nous irions volontiers dans le sens des trois auteurs que nous citons, qui est celui d’apprécier implicitement que l’affaire Wikileaks a déclenché un processus psychologique favorable à un retrait. On ne parlera pas de “prise de conscience” mais bien d’une orientation différente de la psychologie. Un officiel de l’OTAN, bien entendu partisan de la guerre et donc estimant que la situation en Afghanistan est meilleure qu’on ne la décrit désormais, exprimait son mécontentement en marge de la conférence internationale récemment tenue à Kaboul : «We have moved from a narrative, which lasted for years, that everything was fine when it wasn’t to a narrative that everything is going wrong when it isn’t.» Bien entendu, cette interprétation est fausse, stricto sensu, parce que la réalité du système de communication en 2009, en 2008 ou en 2007, peignait la situation en Afghanistan comme catastrophique, du moins chez les auteurs indépendants. Mais cet officiel parlait de l’évaluation officieuse dans les milieux officiels, et qu’il parle d'une narrative pour une évaluation est fort bien bienvenu car il s’agit bien de perception sans rapport direct avec la réalité, donc de psychologie. Wikileaks a confirmé cela, ou bien l’a authentifié. Le silence qui a suivi les deux jours de battage autour des fuites représente finalement le silence gêné de ceux qui trouvent confirmées leurs craintes récemment apparues d’une situation catastrophique (depuis l'affaire McChrystal, par exemple). Et les votes de la Chambre ont marqué les attitudes diverses à cet égard, avec des réflexes de dissimulation.

Du coup, effectivement, on peut en revenir à nos auteurs, dont le sérieux est connu même si leurs opinions divergent. Tous trois, qu’ils le déplorent ou non, annoncent la fin, d’une façon ou l’autre, de l’engagement US en Afghanistan. Dans ce cas, Wikileaks aura servi de révélateur et d’annonce tonitruante de la chose au grand public. La nouvelle n’étant pas réjouissante, on préfère ne pas s’y attarder outre mesure et l’on se presse de mettre les cendres sous le tapis. Mais la psychologie, et l’analyse après elle, sont maintenant sur la voie du retrait d’Afghanistan, et la stratégie va certainement être peu à peu infléchie dans ce sens. Du coup, après une première réaction de durcissement, on va reparler du délai annoncé par Obama pour commencer le retrait des forces US.

Mais cette perspective n’est que ce qu’elle est. Elle marque un tournant psychologique à l’occasion de Wikileaks, en bonne partie provoqué par Wikileaks. Le reste, c’est-à-dire l’évolution de ces prochains mois, de cette année qui vient, sera certainement marqué d’événements imprévus, d’évolutions inattendues, etc., qui peuvent transformer la perspective. Il nous étonnerait fort, si effectivement la perspective est désormais celle d’un désengagement, que la chose se déroule sans à-coups, sans accident, éventuellement sans crise supplémentaire capable de bouleverser toutes les données, avec plus de chances d'aller vers le pire que vers le meilleur.


Mis en ligne le 30 juillet 2010 à 13H02

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