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471Depuis quelques mois, la vision conventionnelle, aux USA, est que l’Arabie Saoudite a complètement basculé dans le camp USA-Israël, pour constituer un front anti-iranien puissant. La chose est tellement évidente que les plus brillants géopoliticiens la mentionnent comme en passant, comme ce qui va de soi, comme le fait George Friedman, de Stratfor.com, dont nous reproduisons un texte du 26 octobre ce 1er novembre 2010 : «The Arabian Peninsula, particularly Saudi Arabia, is afraid of Iran and wants the United States to do something more than provide $60 billion-worth of weapons over the next 10 years.»
Dans War in Context, le 30 octobre 2010, Paul Woodward signale aimablement à notre attention un texte de Zvi Bar'el, dans Haaretz, le 27 octobre 2010. Ce texte donne un autre son de cloche, substantivé par des déclarations et des faits précis.
«“Iran is not the enemy, Israel is the enemy,” the head of the Center for Strategic Studies in Saudi Arabia declared in an interview with Al Jazeera. This was his response to a question on whether the $60 billion arms deal between Riyadh and Washington was meant to deter Iran. The American efforts to portray the deal as aimed against Tehran doesn't fit with the Saudi point of view, and it seems this isn't the only subject over which these two countries fail to see eye to eye.
»Iranian President Mahmoud Ahmadinejad spoke with King Abdullah of Saudi Arabia twice last week, and Iran reported that a senior Iranian official would visit Riyadh soon. It's not clear if it will be Foreign Minister Manouchehr Mottaki or the head of the National Security Council, Saeed Jalili.
»But the frequent contacts between Iran and Saudi Arabia are not over the big arms deal or Iran's nuclear plans. The two countries have concluded that they need to reach an agreement on two other issues regarding their sphere of influence in the region: Iraq and Lebanon.
»Regarding Lebanon, Iran is trying to persuade Saudi Arabia to help stop the work of the special international tribunal investigating the assassination of former Lebanese Prime Minister Rafik Hariri. This would prevent the collapse of the Lebanese regime. While Iran is worried about Hezbollah's status, it also doesn't want Lebanon to collapse or fall into another civil war, whose results cannot be ensured.
»In this respect, Tehran doesn't have to make too great an effort to get Riyadh's support. This became clear last week to Jeffrey Feltman, the U.S. Assistant Secretary of State for Near Eastern Affairs and a former U.S. ambassador to Beirut, when he visited Riyadh. During his meeting with King Abdullah, the monarch tried to figure out America's position if the international court's work were stopped. Arab sources say Feltman was “furious but restrained,” and made it clear to the king that Washington was determined to support the tribunal.
»With all due respect to the American insistence, if the client that is supposed to pay Washington $60 billion decides it's vital to halt the tribunal's work, it won't make do with consulting the Americans. It will throw its full weight behind the efforts. Meanwhile, the indictment the tribunal is due to publish is not expected before February…»
@PAYANT Le sentiment de l’establishment américaniste est ferme comme du marbre depuis le printemps dernier. Il a été conforté par certaines interventions, comme celle de l’ambassadeur des EAU, de juillet dernier (voir Ouverture libre, le 13 juillet 2010, à propos d’un texte d’Arnaud de Borchgrave). Il implique l’idée stratégique que les pays arabes conservateurs et pro-US ont pris fait et cause pour la politique anti-iranienne des USA et d’Israël, et qu’ils sont même partisans d’une attaque contre l’Iran (ce qui est la suggestion implicite contenue dans la phrase de Friedman : «Saudi Arabia […] wants the United States to do something more than provide $60 billion-worth of weapons over the next 10 years»). Mais un ambassadeur, fut-il des EAU et si nettement limité aux intérêts, et donc aux conceptions des milieux extrémistes US type néoconservateurs et des milieux d’affaires qui leur sont attachés, un tel ambassadeur ne fait pas à lui seul le printemps d’une nouvelle guerre comme en rêvent ces milieux.
Le texte de Zvi Bar’el apparaît alors comme une douche froide à l’égard de ces convictions US. Il donne des précisions intéressantes, non seulement sur les manœuvres de l’Arabie Saoudite, sur son manifeste double jeu qui n’est pas nouveau, mais, surtout, sur la “fureur” de Jeffrey Feltman, l’assistant de la secrétaire d’Etat US pour les affaires du Proche-Orient, après sa visite au roi Abdallah d’Arabie la semaine dernière. Il est assuré que cette visite, qui devrait jeter un doute profond sur l’analyse générale que fait l’appareil de sécurité nationale US sur la position et la politique réelles de l’Arabie, n’en fera rien tant la bureaucratie US est retranchée, à la fois sur l’hubris inaltérable de sa propre psychologie concernant la puissance de l’influence US, et, par conséquent, sur la certitude de son analyse sur la position de l’Arabie.
La bureaucratie américaniste, qui n’est capable de calculer qu’en termes de poids, en termes quantitatifs et en termes de stéréotypes, est désormais toute entière liée à cette vente colossale de $60 milliards de systèmes d’armes US à l’Arabie Saoudite, qu’elle considère comme la preuve irréfutable de la politique anti-iranienne de l’Arabie, parce que cette vente a été conclue, dans son esprit, comme l’on scelle une alliance militaire (anti-iranienne, dans ce cas). D’une part, cette vente est loin, très loin d’être finalisée, et il faudra au moins un ou deux ans pour cela, – ce qui est bien long pour la concrétisation formelle d’une “alliance” ; d’autre part, cette vente, et encore plus si l’on considère tous ces délais (deux ans pour la finaliser, dix ans pour la conduire à bien), n’empêche nullement la diplomatie à double jeu de l’Arabie de se développer, et dans des délais beaucoup plus rapprochés, alors qu’elle ligote le vendeur dans la certitude de son analyse à peine partielle, et peut-être simplement fausse, d’une “alliance” anti-iranienne. Ainsi de ce paradoxe d’une vente d’armes de cette importance, qui ligote l’analyse US dans un sens qui est bien plus que contestable, tout en laissant libre l’acheteur comme il l’entend. Cette paralysie de l’analyse US est d’autant plus forte qu’il n’est pas question pour les USA de jouer sur cette vente, éventuellement pour la bloquer comme moyens de pression si les USA en venaient à s’apercevoir de la réalité de la diplomatie saoudienne, – il n’en est pas question, parce que l’industrie de défense US veille et ne veut aucun obstacle à cette vente, dans une situation de restrictions considérables qui se dessine pour elle au niveau intérieur, à cause de la crise du Pentagone.
Au contraire, ce que nous décrit Zvi Bar'el des manœuvres iraniennes et saoudiennes par rapport à leurs zones d’influence respectives, qui au Liban, qui en Irak, témoigne de la souplesse et de l’adaptabilité des deux diplomaties impliquées, autant que de la complication proverbiales de la politique extérieure dans cette région du monde. Au contraire de la vision occidentaliste-américaniste, toute entière réduite au manichéisme noir-blanc inspirée de la pensée américaniste, – la décadence accélérée des diplomaties arabes des grands pays européens comme le Royaume-Uni et la France est à cet égard prodigieuse, – la politique de l’“Orient compliqué” ne peut être enfermée dans des termes aussi minutieusement simplistes. Le schéma offert par Zvi Bar'el a toute l’apparence de la logique, de la cohérence, de la justesse. Ce qui est en train de se passer selon ce schéma achève l’enterrement pitoyable des conceptions américanistes-occidentalistes devenues universelles dans le monde occidental après le 11 septembre 2001 et l’obsession du terrorisme, et qui s’était manifestée notamment par le projet grandiose et d’une grossièreté qui ne cessera de surprendre l’historien, de remodelage du Proche-Orient à l’image d’un immense oasis occidentalisée, démocratisée, climatisée, déstructurée et restructurée…
Le plus ironique dans cette curieuse comédie de la naïveté de l’“idéal de puissance” d’un Occident désormais totalement subverti par ses conceptions de force moralisante proclamées par une puissance en cours d’effondrement, c’est que certains neocons avaient deviné, sans le vouloir et pour de toutes autres raisons, que l’Arabie Saoudite pourrait finalement s’avérer beaucoup moins comme un allié de cette poussée occidentaliste, que comme l’obstacle fondamental, sinon l’ennemi ultime. C’est ce que disait, dans une occurrence assez étrange, le Français Laurent Muriawecz, reconverti en simili-neocon au CV embrouillé et incertain, dans une conférence interne au Pentagone, secrète et pourtant fameuse à l’époque, en juillet 2002, et dont nous rendîmes compte le 8 août 2002. Comme le temps passe, certes, – mais “plus ça change, plus c’est la même chose”…
Mis en ligne le 2 novembre 2010 à 06H11