Archives-dd&e : la culture-Armageddon

ArchivesPhG

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 3279

Archives-dd&e : la culture-Armageddon

Cet article paru en mai 2004 se proposait d’analyser les modifications fondamentales qui transformèrent une stratégie “de la terreur” d’équilibre politique complètement rationnelle, qui perdura durant la Guerre froide jusqu’en 1975-1980, en une stratégie “de la terreur” de messianisme religieux totalement irrationnelle qui transcenda complètement la Guerre froide et installa les USA postmodernes apparus en pleine lumière avec le choc de 9/11. Ainsi les USA se sont-ils retrouvés sur la perspective d’une “guerre sans fin” du point de vue historique, mais destinée d’un point de vue pseudo-métahistorique à introduire la bataille finale (Armageddon) entre le Bien et le Mal, avec l’Amérique évidemment représentant le camp du Bien.

Cette conception qui a totalement transmuté la stratégie américaine en stratégie américaniste à partir de 9/11, a débouché sur une caricature grotesque de ce qu’elle prétendait être, qui s’exprime parfaitement avec le président Trump et “D.C.-la-folle”. D’où ceci que nous voyons alors la véritable nature de la “culture-Armageddon” qui se révèle comme n’étant rien d’autre qu’un simulacre sous forme de tragédie-bouffe, opérationnalisant cette tendance suicidaire des USA selon Lincoln : « Si la destruction devait un jour nous atteindre, nous devrions en être nous-mêmes les premiers et les ultimes artisans. En tant que nation d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant. »

Une appréciation du texte est évidemment contestable, qui est due à la perception que nous avions de la “dissidence” aux USA à cette époque (voir notre texte du 14 juin 2019, qui décrit l’évolution de la “dissidence”, essentiellement de gauche). Ainsi, dans le passage suivant du texte ci-dessous, nous devrions rajouter pour le complèter la parenthèse qui figure ici, en gras : 

« Ce comportement à la fois complètement individualiste et complètement conformiste, — paradoxe qui définit l'américanisme, — a toujours marqué la vie sociale et publique américaine et la marque singulièrement depuis un quart de siècle, depuis la révolution Reagan, qui est effectivement une révolution individualiste et complètement conformiste, – qui installe le conformisme (avec sa projection opérationnelle du “politiquement correct” qui implique complètement et paradoxalement si l’on veut la gauche progressiste-sociétale) comme vertu centrale. »

La conclusion, justement avec l’interrogation sur l’évolution de la “dissidence” (en fait, la gauche pour une grande partie) reste indécise dans le texte. La description que nous en avons faite le 14 juin 2019 montre alors que la gauche (ex-“dissidence” pseudo-antiSystème en 2004) a développé sa propre version de la “culture-Armageddon”, qui est la folie progressiste-sociétale. Finalement, certes, on se retrouve avec une Amérique coupée en deux, mais nous la décrivions comme opposant implicitement le Système (Bush, neocon, guerre sans fin, etc.) et la “dissidence” (la gauche essentiellement, avec la droite souverainiste paléoconservatrice) figurant l’antiSystème. Au contraire, l’essentiel de la gauche s’est incorporé complètement et d’une façon extraordinairement nihiliste et entropiste de la société dans le Système, avec sa folie progressiste-sociétale.... Mais curieusement, ou alors dirions-nous d’une manière extrêmement significative, cela revient au même, pour nous sans la vouloir ! Car c’est bien l’Amérique coupée en deux...

« Ces situations de plus en plus instables pour une Amérique engagée partout, ménagent des chocs terribles pour les psychologies contraires. L'affrontement est inéluctable entre les deux Amériques. La question n'est pas de savoir “si” mais quand et comment il aura lieu. »

Ce texte représente donc la rubrique Analyse du Volume 19, numéro 16 du 10 mai 2004 de la Lettre d’Analysededefensa & eurostratégie’ (dd&e).

________________________

 

 

La culture-Armageddon

Depuis autour de 1975, une conception apocalyptique s'est installée au cœur de la pensée, — comment dirait-on ? La pensée stratégico-mythique de l'establishment washingtonien ? Cette pensée envisage la possibilité d'Armageddon (la bataille finale entre le Bien et le Mal), certains même, dans les franges extrémistes, la souhaitent. Deux hommes au cœur de cette nébuleuse où le zèle religieux côtoie le réalisme nihiliste: Dick Cheney et Donald Rumsfeld.

Le phénomène dont nous proposons l'analyse est résumé par l'expression “la culture-Armageddon”. I] s'agit d'un phénomène américain, activé d'une façon extrême et sans frein dans le cadre américain, mais qui expose également une tendance de la psychologie humaine qui n'est pas spécifique à l'Amérique. Une fois de plus, le cas américain, et le cas américain aujourd'hui montre ceci de particulier qu'il n'hésite à aucun moment à transcrire dans la réalité les tendances humaines les plus extrêmes.

Deux articles récents sont à signaler ici, pour donner des références de base à cette analyse. Les deux articles montrent successivement l'aspect du développement intellectuel du phénomène et l'aspect de son application pratique. Comme nous en proposons implicitement l'idée en parlant ci-dessus de l'aspect américain de ce phénomène (transcription “dans la réalité” sans hésitation), il s'agit d'un phénomène qui n'est pas une supputation intellectuelle ni une caractéristique non appliquée de la psychologie ; c'est à la fois ceci et cela mais passés au stade de l'application pratique.

• Le premier article est paru dans The Atlantic Monthly, numéro de mars 2004, signé par James Mann sous le titre de : « The Armageddon Plan ». L'article explique comment la “culture-Armageddon” a infiltré, envahi et bientôt exclusivement influencé la pensée stratégique américaine à partir de 1975. Cette “pensée-Armageddon” se réfère indirectement à la notion de “bataille finale entre le Bien et le Mal”, dont le récit figure dans la Bible. L'aspect technique de cette bataille transcrite en termes modernes (militaires et technologiques) conduit à une tendance stratégique qui triomphe aujourd'hui. Deux hommes sont les chevilles ouvrières de ce phénomène depuis 1975 : Dick Cheney et Donald Rumsfeld.

• Le second article nous rapporte (révélations de David Clarke) que le “plan-Armageddon” fut mis en action aussitôt après l'attaque du 11 septembre 2001 (« ”Armageddon” Plan Was Put Into Action on 9/11, Clarke Says », dans le Washington Post du 7 avril). Ce plan fut mis en action en organisant la possibilité d'un gouvernement de survie, comme s'il y avait eu une attaque nucléaire.

Genèse de la “culture-Armageddon’ : au départ, une analyse normale, des réactions logiques, une stratégie complexe mais rationnelle, — jusqu'à la Destruction Mutuelle Assurée, ou MAD

Soyons encore plus précis : au départ, dans cette genèse rationnelle, il y a la Bombe. La bombe atomique, l'explosion d'Hiroshima, les développements qui suivent avec les armes nucléaires, la Guerre froide, etc., font évidemment naître la crainte d'un holocauste nucléaire. Pour la première fois, l'homme dispose d'une arme qui, dans ses potentialités extrêmes, dans ses modèles les plus monstrueusement développés, peut amener la destruction de la civilisation, de l'espèce humaine, de l'humanité. Cette pensée recouvre une réalité effrayante, des perspectives démentes, — mais il n'y a rien d'irrationnel là-dedans. (Au contraire, la démarche scientifique menant, notamment, à la Bombe, est si rationnelle, par définition, que la création de la Bombe et la perspective de l'holocauste nucléaire vont conduire à une crise de la Raison, ou aggraver celle qui est déjà en cours.)

Au départ, la “culture-Armageddon” répond à de terribles réalités. Le terme est d'ailleurs utilisé symboliquement, aux États-Unis, pour mieux frapper les esprits dans une société imbibée de références bibliques comme l'est l'Amérique. “Armageddon” indique dans le langage symbolique des experts nucléaires l'affrontement nucléaire stratégique final, implicitement entre les deux superpuissances nucléaires de la période, USA et URSS.

Il faut noter précisément, à ce point, un phénomène sémantique qui, transcrit en termes symboliques, a joué un rôle déterminant dans la psychologie de la direction américaine. (S'il faut retenir une leçon des bouleversements des dernières années, c'est la faiblesse, la malléabilité et la vulnérabilité de la psychologie de la direction américaine. C'est une des grandes tragédies de notre temps, — mais tragédie médiocre, dans des temps médiocres, illustrant la médiocrité de la direction américaine.)

Le phénomène sémantique dont nous parlons est que Armageddon, au début (dans les années 1955-70), fut utilisé comme “image” de l'affrontement stratégique nucléaire sans réelle connotation morale. C’était prendre une liberté avec la Bible, puisque Armageddon est non seulement la bataille ultime de l'Apocalypse, mais aussi, et même surtout, la bataille ultime entre le Bien et le Mal. C’était surtout introduire une ambiguïté complètement fondamentale, qui va peser d'un poids redoutable sur les psychologies. L'achèvement de cette première phase de la “culture-Armageddon” se trouve dans la doctrine dite de la Destruction Mutuelle Assurée, ou Mutual Assured Destruction (MAD). L'acronyme MAD n'était pas dû au hasard (on avait cherché une dénomination de la doctrine qui permit de disposer de cet acronyme). Il avait un pouvoir symbolique très fort puisqu'il renvoyait au mot anglais signifiant “fou” ; ce symbolisme nous disant que l'alternative à MAD était la folie de l'affrontement nucléaire conduisant à la fin de l'humanité.

Exposée en 1964 dans son discours de Ann Arbor par le secrétaire à la défense Robert McNamara, la doctrine MAD prescrivait que nous devions nous considérer dans un état où les capacités nucléaires des deux adversaires potentiels impliquaient effectivement une destruction apocalyptique (Armageddon) en cas d'affrontement. Cette menace, précisément, engageait les uns et les autres à s’interdire, au nom de la simple raison humaine, tout affrontement nucléaire. Nous nous étions mis nous-mêmes dans un état où la guerre nucléaire était devenue impossible, où elle était même “impensable” (“unthinkable”).

Cette doctrine eut un caractère d'universalité à cette époque. La France, puis la Chine, deux pays acquérant des armes nucléaires indépendantes, adoptaient également une variante dite “du faible au fort”, qui acceptait le même principe d'interdire la guerre à cause des pertes insupportables qu'y aurait subi le plus fort. Il s'agissait de la classique dissuasion nucléaire.

Par ailleurs, des esprits simples et non dépourvus de bon sens pouvaient faire une objection majeure à MAD. Cette doctrine obligeait à maintenir une menace permanente, alimentait la course aux armements, était à la merci d'un “accident” ou bien de l'arrivée, ici ou là, d'une direction politique qui répudierait MAD, et ainsi de suite. Il est évident que MAD ne fut jamais qu'un pis-aller devant ce monstre qu'avait enfanté l'esprit humain, la puissance nucléaire.

A partir du début des années 1970, une évolution s'amorça, due à l'évolution de la situation politique (crise de Cuba, guerre du Vietnam, perception US d'un renforcement de l'arsenal soviétique, etc.). En 1975-76, la perception américaine de la situation stratégique bascula. On passa de la “détente” à la “deuxième Guerre froide”, l'URSS étant accusée d'avoir profité de la “détente” pour acquérir une supériorité stratégique décisive sur les USA. Des groupes de pression se développèrent (apparition des néo-conservateurs), des campagnes médiatiques et d'influence furent lancées. On peut aujourd'hui fortement douter du bien-fondé de ces analyses. Nous ne sommes pas là pour en débattre mais pour observer l'évolution du climat psychologique général à Washington. Nous tiendrons donc pour acquise cette grande alerte autour de 1975, et le fait, presque automatiquement engendré, que la doctrine MAD fut aussitôt mise en accusation. Tandis que les USA en observaient les préceptes, les Soviétiques s'en servaient pour dissimuler leurs projets monstrueux de domination du monde. Accessoirement, mais non sans importance, se développa l'appréciation que les Soviétiques jugeaient finalement qu'une guerre nucléaire était “gagnable”, donc“faisable”, au contraire de ce qu'affirmait MAD.

Cette époque (1974-76) était celle de la présidence écourtée de Gerald Ford, succédant à Richard Nixon démissionnaire le 10 août 1974. Ford fut un président faible, sans personnalité, ne craignant rien tant que d'être pris pour un modéré passible des critiques de la droite dure républicaine. Deux hommes alimentaient cette crainte du président de ne pas être assez dur : son chef de cabinet Donald Rumsfeld et son adjoint Dick Cheney. (Rumsfeld passa à la tête du Pentagone en novembre 1975, Cheney le remplaçant comme chef de cabinet.)

Comment la pensée stratégique américaine capitula devant la “culture-Armageddon’”, et comment Armageddon redevint ce qu'elle fut toujours : la bataille du Bien contre le Mal

Après la rupture des années 1975-76 introduisant la “seconde Guerre froide”, l'administration Reagan vint parachever cette révolution idéologique en l'instituant au niveau du gouvernement (lancement d'un réarmement, lancement de la SDI, abandon de la politique de limitation des armements). Mais il y a bien plus. Reagan amena avec lui trois révolutions, dont deux sont bien moins signalées, quand elles le sont.

• La “privatisation du monde”. Sous cette expression ambitieuse, nous voulons symboliser le tournant des conceptions réalisé à cette époque, qui passa relativement inaperçu, certainement dans ses implications fondamentales. Sous Reagan, il y eut un énorme mouvement de privatisation des activités diverses, y compris de certaines activités de sécurité nationale. Il ne s'agit pas nécessairement d'une “réduction du gouvernement” (en fait, il y avait plus de fonctionnaires quand Reagan quitta le pouvoir que quand il y accéda), mais du passage du gouvernement de sa fonction d'autorité classique vers une fonction plus proche de celle d'un outil au service des intérêts particuliers. On voit cette orientation dans l'énorme scandale dit Irangate, où des services officiels (NSC notamment) furent étroitement mêlés à des trafics d'armes et de fonds impliquant l'industrie privée, des groupes politiques privés d'extrême-droite, en plus de gouvernements étrangers. On voit la même orientation avec la CIA de William Casey, opérant de façon complètement autonome, sous-traitant des services de divers organismes privés (notamment la banque d'affaires BCCT). Cette privatisation permit de “politiser” le clientélisme des hommes politiques, donnant accès à l'influence directe, voire à la décision, à des groupes privés pas nécessairement nombreux mais extrêmement influents et déterminants (les néoconservateurs). La voie fut ouverte à une implication de plus en plus forte de l'industrie dans les affaires stratégiques et politiques, ce qui explique le rôle central d'hommes comme Cheney et Rumsfeld, politiciens et parlementaires directement impliqués dans les filières du business, chacun occupant successivement des postes importants et lucratifs dans le secteur privé sans jamais perdre de vue les questions de sécurité et de défense. Cette évolution écarta de plus en plus les spécialistes classiques, les fonctionnaires, stratèges, etc., qui occupaient jusqu'alors une place centrale dans l'élaboration de la stratégie.

• La “révolution des RP”, avec le déploiement d'une très forte politique de communication (Reagan était le “Grand Communicateur”), avec la place prépondérante tenue par les RP (Relations Publiques), avec cette évolution vers le monde virtualiste que nous connaissons. Ces spécialistes de la communication et des RP prirent pour la première fois en main les activités politiques. (C'est sous Reagan que le conseiller spécial en communication fut autorisé, à partir de 1983, à participer aux réunions du Conseil National de Sécurité. Il avait désormais son mot à dire dans les décisions ; bientôt, ce serait le dernier mot.)

• La révolution qu'on pourrait qualifier de “psychologie hollywoodienne” (le terme pouvant embrasser les deux autres événements). La culture de Reagan, de son entourage, l'importance des milieux de la communication et des milieux d'affaire comme on a vu, conduisaient à considérer les affaires politiques plus en fonction de la forme, de l'“effet d'image”, de leurs effets indirects en matière de rapports d'intérêt. La rigueur stratégique et géopolitique était désormais abandonnée, au profit de l'amateurisme, de la passion idéologique, et surtout du zèle religieux messianique, omniprésent dans ces milieux. On sait aujourd'hui que l'enthousiasme de Reagan pour la SDI venait de sa lecture de bandes dessinées. On sait combien Jacques Delors était agacé par Reagan, qui transformait toutes les rencontres diplomatiques en séances de citations de la Bible. Ces milieux étaient également et très fortement inspirés des thèses millénaristes. (Un rapport de 1996 de la CIA sur la Soviet War Scare-1983 indiquait : « Dans une réunion le même jour, Reagan parla de la prophétie biblique d’Armageddon, la bataille finale entre le Bien et le Mal, un thème qui fascinait le Président. [Le conseiller du président pour la sécurité nationale] McFarlane pensait qu’il n’était nullement indifférent ni accidentel qu’Armageddon soit dans l’esprit de Reagan. ») (**)

Ces trois facteurs combinés conduisirent à ce qu'on pourrait nommer une “culture-Armageddon”. La disparition de cadres de responsabilité publique avec le déclin de l'État s'ajoutait à une exacerbation de la recherche du spectaculaire par la communication (et par l'image qui prend le pas sur toute interprétation intellectuelle), pour créer une tendance triomphante de la représentation exacerbée et interprétée selon une logique du spectacle plus que de la réalité. Cette attitude épousait évidemment, de la façon la plus naturelle qui soit, le schématisme idéologique inspiré des comicsaméricains et le zèle religieux qui caractérisèrent les années Reagan. (La bureaucratie militaire, elle, bien que sa puissance ne cessât de grandir, se concentrait de plus en plus sur les matières technologiques pour le développement des systèmes d'arme.)

La combinaison de ces facteurs s’ajoutait à une circonstance géopolitique majeure des années 1980, qui est, naturellement, la fin de l'URSS et du communisme, – la fin de la Guerre froide et d'une certaine stabilité dans l'affrontement. Il ne restait plus aucun frein, plus aucune référence face au déchaînement de la “psychologie hollywoodienne”. La stratégie subit dans ces années-là une transformation fondamentale, qui ne s'exprima pleinement qu'à partir du 11 septembre 2001.

Ainsi a-t-on l'explication de la rapidité avec laquelle l'establishment américain, marchant sous l'aiguillon des anathèmes présentés sous forme d'analyses par les néo-conservateurs, se reclassa dans un courant stratégique complètement différent : la guerre préventive, l'unilatéralisme, la possibilité très souhaitable d'emploi du nucléaire comme une arme conventionnelle, etc. Ainsi a-t-on l'explication, également, de la rapidité avec laquelle on accepta de manière ouverte, exprimée sans dissimuler, l'idée exprimée de façon ouverte du messianisme de toute bataille à venir (l“axe du Mal”, le Bien contre le Mal, etc.).

Définition : la “culture-Armageddon” est un mélange de “psychologie hollywoodienne” et de complexes nés de la Guerre froide, tout cela avec une très forte connotation religieuse

Ainsi a-t-on assisté à une évolution qui est en réalité une dégénérescence, jusqu'à un véritable changement de substance. Au départ, il est vrai que la stratégie nucléaire entretient des débats. Il y a des modérés et des radicaux, et les radicaux (les hawks, ou “faucons”) regroupent ceux qui sont opposés à l'esprit de la limitation des armements et de MAD (c'est-à-dire, qui refusent la notion d'une restriction volontaire sur la production des armements pour rester à égalité avec l'adversaire). Ces hawks, — qui peuvent être aussi bien à droite qu'à gauche sur l'échiquier politique normal, — sont regroupés autour d'Alfred Wohlstetter, et ses élèves se nomment Paul Wolfowitz ou Richard Perle. Ces experts sont peu ou ne sont pas dans les structures bureaucratiques et, très vite, ils vont s'opposer à celles-ci, qu'ils jugeront “libérales”, c’est-à-dire pas trop pro-détente (la CIA fut l'objet d'attaques systématiques de ce point de vue).

L'opposition à la détente (1964-1974) va exacerber le jugement de ces groupes, à la mesure de ce que ses membres estiment être des concessions unilatérales, voire des trahisons au profit des Soviétiques. Les années 1970 ont vu les sentiments s'échauffer à cet égard, avec l'exacerbation de la perception du danger soviétique, avec une intensité comparable à celle des années 1950. Tout cela reste, pour l'essentiel, une construction d'esprits inclinés à l'hystérie, et l'on sait aujourd'hui que les Soviétiques, dans les années 1976-1985, craignaient à peu près la même chose (une attaque nucléaire surprise) de la part des Américains. L'arrivée de Reagan était, psychologiquement autant que politiquement, dans la logique de cette évolution, comme les mesures principales qui marquèrent ses deux mandats et qu'on a vues plus haut. Rien dans cette évolution ne devait apaiser la fièvre des esprits, tout l'attisait au contraire. L'enveloppe religieuse dans laquelle se développa cette psychologie était non seulement évidente, elle était impérative.

Au reste, il ne faut ni s'étonner de cette évolution, ni la considérer comme accidentelle. Il y a, au contraire, la constance d'une évolution. On a retrouvé, dans les années 1980, avec le mélange de religiosité, du passage (du “retour”) à la sphère privée et de l'accent mis sur la communication, les principaux ingrédients de la vie publique américaine avant l'arrivée de Roosevelt au cœur de la Grande Dépression. De même retrouve-t-on cet abandon de toute notion de bien public commun au profit de l'individualisme et des groupements d'intérêt, le social-darwinisme qui accompagne ce changement, l'enseignement religieux (l'influence protestante exacerbée par les pratiques évangélistes américaines) prônant cet individualisme messianique et la pratique de la réussite matérielle comme indice de la vertu religieuse. Lorsqu'un Rumsfeld dit en 2004, par inadvertance mais à peine, que les soldats sont finalement une matière “consommable” comme sont les champignons, il rejoint la remarque du secrétaire au trésor Mellon, disant en 1931 au président Hoover, alors que la Grande Dépression fait des millions de chômeurs et de miséreux : « Ces événements vont purger le corps social de ses parasites. » (Mellon est l'héritier d'une des plus grosses fortunes américaines : il est donc complètement conforme à la caricature grossière que le socialiste et le communiste font du capitaliste. Mais s'arrêter à cette caricature est une erreur grossière. La complexité qu'on tente ici de décrire est complètement nécessaire pour comprendre la durée, la constance, la puissance de ce comportement.)

Dans tout cela, dans cette description psychologique, le cadre conceptuel religieux est fondamental ; non pas “cadre de la religion” mais “cadre religieux”, comme on refuse un cadre social qui ordonne et régule au profit d'une “pratique” individuelle complètement libre de toute entrave sociale. Ce comportement à la fois complètement individualiste et complètement conformiste, — paradoxe qui définit l'américanisme, — a toujours marqué la vie sociale et publique américaine et la marque singulièrement depuis un quart de siècle, depuis la révolution Reagan, qui est effectivement une révolution individualiste et complètement conformiste, – qui installe le conformisme  comme vertu centrale.

Pour se donner un sens, pour se donner la force nécessaire, ce comportement s'appuie sur une vision extrémiste du “cadre religieux”, réalisée par la promesse du Jugement dernier, d'Armageddon, la bataille finale entre le Bien et le Mal. Tant que durait l'URSS, sa soi-disant influence idéologique et sa soi-disant puissance stratégique, cette idée ne paraissait pas irrationnelle ; au contraire c'est la rationalité même qui l'avait adoptée en décrivant ainsi la menace de l'emploi des armes nucléaires. Ce qu'a montré la fin de l'URSS, c'est que cette référence-Armageddon n'était pas accidentelle, circonstancielle, imposée par le communisme, la crainte de l'holocauste nucléaire, etc. Au contraire, elle était et reste complètement structurelle, absolument fondamentale pour l'américanisme extrémiste que nous décrivons, — ce pourquoi l'on peut parler de “culture-Armageddon”. Au-delà même : Armageddon est non seulement fondamental pour cette psychologie, il lui est nécessaire comme l'oxygène l'est à la vie. Si cet extrémisme religieux n'existe pas, toutes les brutalités du comportement américain, tant sociales et intérieures que bellicistes et extérieures, etc., ne sont pas supportables par le moralisme américain, qui est un autre aspect essentiel de cette structure mentale.

Les hommes que nous avons aujourd'hui à la tête de l'Amérique et qui nous entraînent dans les aventures qu'on sait, dépendent tous de cette culture. Ils prient avant chaque réunion du cabinet et, sans doute, avant une décision de partir en guerre. Il faut bien comprendre qu'ils ne prient pas pour demander conseil à Dieu, ou pour demander à Dieu de leur donner la force de poser les actes qu'ils vont poser, mais parce que les actes qu'ils vont poser, et qui sont déjà décidés, doivent nécessairement être accompagnés de l'onction divine. Tout cela ne pose aucun problème puisque, au bout du compte, nous attend Armageddon, où l'on verra le Bien enfin triompher du Mal.

La réalité de l'avenir de l'Amérique est bien de savoir jusqu'où la fracture entre la “culture-Armageddon”et le reste va être supportée sans se traduire par des heurts violents

Maintenant, il va de soi que nous n'avons décrit qu'une partie de l'Amérique. L'extrémisme de la culture-Armageddon, s'il existe aussi fortement qu'on l'a décrit, n'a pas conquis toute l'Amérique. On peut même dire qu'il stagne, qu'il a même essuyé un échec avec l'après-9/11 : cet événement était absolument conforme à la culture-Armageddon et la réaction officielle de l'Amérique, sa vision du terrorisme, les initiatives prises depuis et la forme qu'elles ont prise, les promesses de guerre perpétuelle et d'affrontement final, en relèvent à 100% : que 9/11 n'ait suscité la mobilisation de l'Amérique, même avec l'intensité qu'on lui a vue, que pendant quelques mois intenses, avant de voir ce pays revenir à la cassure déjà apparue lors de l'élection de 2000 (50-50), — voilà qui est significatif.

Bien entendu, l'Amérique n'a aucune expression politique pour la “dissidence”, ceux qui refusent et dénoncent la culture-Armageddon. Le parti démocrate, s'il repousse cette culture, fait totalement partie de l'establishment. Il est donc condamné à des attitudes incertaines, puis à finalement accepter les politiques radicales par des voies détournées, et John Kerry (**) semble ne pas devoir échapper à ce schéma. Mais nous ne parlons pas de politique, nous parlons de psychologie.

L'on sait également que ce même système, radical mais éclaté par son individualisme et son refus du bien public, a finalement peu de prises sur les événements (seul Armageddon l'intéresse, pas l'Histoire). D'où les fautes, les erreurs, les enlisements d'aventures extrêmes, promises à l'apocalypse et se terminant dans la paralysie (l'Irak). Ces situations de plus en plus instables pour une Amérique engagée partout, ménagent des chocs terribles pour les psychologies contraires. L'affrontement est inéluctable entre les deux Amériques. La question n'est pas de savoir “si” mais quand et comment il aura lieu.

 

Notes

(*) Voir sur ce site le 20 septembre 2003 et le 21 septembre 2003.

(**) Candidat démocrate à la présidence en 2004, battu par GW Bush en novembre 2004.