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4776Nous avons vu le 10 juillet le premier d’une série de deux articles extraits des Archives-dd&econsacrés aux conceptions métahistoriques de l’Italien Guglielmo Ferrero. Cet article exposait ces conceptions de Ferrero, selon la référence essentielle de la campagne d’Italie du Général Bonaparte, jusqu’à la clôture de la période de “La Grande Peur” avec le Congrès de Vienne. Ainsi étaient opposés deux types d’hommes : l’“aventurier” (Bonaparte) et le “reconstructeur” (Talleyrand au Congrès de Vienne).
Cette opposition, – l’“aventurier” étant identifié comme un “déconstructeur”, – reste évidemment d’une actualité fondamentale en plus de définir la période 1789-1815, jusqu’au point de correspondre absolument et décisivement à notre “étrange époque”. La période depuis 9/11 ne peut être mieux définie selon cette méthode d’appréciation de Ferrero que par l’opposition entre la structuration et la déstructuration, peut-être mieux encore que la période qu’il analysait. C’est ce que tentait de montrer le second article (Volume 23, n°6 du 11 novembre 2007 de la Lettre d’Analyse dedefensa & eurostratégie) que nous reprenons ci-dessous. Pour compléter cette appréciation, pour notre part, il faut examiner dans quelle mesure les conclusions de 2007 peuvent être prolongées, confirmées ou infirmées c’est selon, par la période de douze années qui a suivi... Nous reprenons ici les aspects de notre conclusion de 2007 qui nous intéressent.
« Une réaction a pris corps contre cette poussée dévastatrice[de la guerre “déréglée”/“révolutionnaire” venue jusqu’à notre époque] : la guerre de quatrième génération (G4G). Rien n’est vraiment original dans ce concept qui marie résistance, guérilla, terrorisme, action psychologique et sociale et ainsi de suite. C'est le schéma classique de la guerre asymétrique, la riposte du faible au fort dans le domaine conventionnel. La G4G a aussitôt investi tous les domaines abordés par la guerre conventionnelle “sans règles” et “révolutionnée”. Ces [...] facteurs antagonistes de la guerre ont, à eux deux, redéfini la guerre. Ils ont définitivement envoyé aux oubliettes la “guerre révolutionnaire” et ses prétentions fausses d'agir grâce à ses idées. Le concept même que combattait Ferrero selon lequel les idées produisaient les effets principaux des “guerres sans règle” est désormais complètement obsolète après s'être révélé infondé et faussaire. Aujourd’hui, la bataille porte sur la déstructuration contre la résistance structurelle. [...] Il y a une agression déstructurante et, contre cela, la réaction de la G4G.
» C’est dire que notre définition de la G4G dépasse largement le champ de bataille, parce que ces concepts de “guerre” ont rejoint les poussées plus générales du système et de la globalisation. Chaque résistance fait du G4G à sa manière. Sur le terrain de la guerre certes, mais aussi lorsque l’opinion publique française impose un “non” au référendum ou lorsque l'opinion publique américaine soutient massivement le candidat Ron Paul, marginal et détesté par le système. Il n’est plus question ni de morale, ni d’idéologie, ces faux-nez du système et de ses serviteurs pour tenter de donner un vernis de cohérence à une dynamique déchaînée qui n'a plus comme but instinctif que la destruction nihiliste.
» Ainsi la boucle est-elle bouclée, dont Ferrero avait identifié l’origine. La “guerre sans règles” est arrivée au terme de ses ambitions et de sa transformation. Cela correspond parfaitement à tous les autres événements catastrophiques en cours d'une civilisation systémique au terme de sa logique, et qui se montre nue... »
Depuis 2007, les événements n’ont fait que confirmer ce bilan que nous fixions en 2007. A cette époque, la dénomination G4G (pour Guerre de 4èmeGénération) était largement répandue et s’inscrivait encore dans un cadre essentiellement militaire, indicatif de l’évolution des types de guerre. Nous-mêmes, comme nous l’indiquons dans le texte ci-dessous, étions déjà de l’avis de lui donner une signification de la plus grande diversité possible, débordant dans tous les sens le strict cadre militaire. Nous n’avons cessé d’évoluerselon cette logique orientée depuis 2007, laissant de plus en plus jusqu’à ne plus guère le mentionner l’aspect militaire au profit de la fonction générale d’acte structurant, comme résistance au courant déstructurant.
Notre jugement est effectivement que, depuis les deux dernières “guerres” déclenchées en tant que telles par les USA en 2001 et en 2003, – l’Afghanistan et l’Irak, – il n’y a effectivement plus eu de guerre “en tant que telle”. Il y a eu des agressions momentanées, des incursions illégales, des tueries à distance, des interventions subversives, des pressions économiques (blocus, sanctions, etc.), des affrontements larvés avec des pics d’intensité variés, etc. Des crises comme la Libye, la Syrie, le Donbass en Ukraine, l’aventure-montage de Daesh,etc., ne sont en aucune façon des guerres : il s’agit de zones crisiques à la fois géographiques et temporelles à très haute intensité, avec de très rares mouvements s’apparentant à une opération de guerre et une utilisation à un très haut niveau de divers simulacres, dissimulations, narrative, etc., qui dénature complètement ce qu’on croirait au premier abord être une évolution conflictuelle stricto sensu. (Le seul argument limitatif à considérer selon ces constats serait, selon nous, la possibilité d'une guerre “en tant que telle” déclenchée par accident ou par absence totale de contrôle de toutes les autorités convernées, ou encore par totale irresponsabilité et/ou complète stupidité par ignorance de l'histoire militaire, du pouvoir agresseur comme dans le cas de l'attaque du Yémen.)
On observera pourtant deux cas particuliers qui sembleraient contredire cette évolution et être du domaine de la “guerre”, mais qui en réalité confirment plutôt le “désordre”, sinon la désintégration de la notion de guerre telle que la présentait Ferrero :
• A l’intérieur de la “non-guerre” (dite improprement “guerre civile”) qu’est l’affreuse boucherie de Syrie, la seule action qui s’approcherait du modèle de la “guerre sans règles” (“déchaînée”) issu des guerres “révolutionnaire” et napoléoniennes selon le jugement de Ferrero fut l’opération de projection de forces russe en Syrie en septembre 2015. Le paradoxe est que ce fut une action structurante contre une activité déstructurante constituant, elle, une forme complètement dégénérée de legs de la même “guerre sans règles” telle qu’elle avait été pratiquée au moins jusqu’en 1939, et à plusieurs reprises jusqu’en 1973 entre Israël et les pays arabes.
• La “guerre du Yémen”, également contre-exemple puisque exemple-type de l’inefficacité sanglante de la “guerre sans règles”. L’attaque lancée par l’Arabie avait en effet bien des aspects des guerres lancées par les révolutionnaires français contre des pays voisins. (Ce jugement, au grand dam des rangements idéologiques et autres, – mais l’on sait bien que l’Arabie hyper-conservatrice et hypercapitalistes à la mode du Golfe et de La Mecque, est en fait tout à fait “révolutionnaire” par tout ce qu’elle suscite d’actions déstabilisatrices et structurantes des divers terrorismes islamistes ; au reste, le fait d'être hypercapitaliste “à la mode de...” implique d'être “révolutionnaire dans le sens de la déstructuration.) Le résultat est de plus en plus un embourbement sanglant et un affaiblissement constant de l’Arabie, jusqu’à susciter chez ses adversaires des actions qui menacent la stabilité intérieure de l’attaquant : le déstructurateur menacé d’être déstructuré...
Si l’on observe l’évolution depuis 9/11 et depuis 2007 (date de parution des articles), on voit une époque qui est devenue dans sa substance même, hors du choc initial (9/11), cette “époque étrange” telle que nous la désignons... Cette “époque étrange” qui n’a jamais, du côté du Système et à son complet service, discouru autant de guerre, de pratiques d’illégalités et de pressions agressives pour aller au conflit, de montages et de simulacres provocateurs chargées d’évocations de conflits brutaux voire décisifs et définitifs, d’agitation implicite ou explicite constante du spectre de la troisième Guerre mondiale et nucléaire, de la “guerre sans fin”, et tant de choses de cette sorte ; et le fait de cette même “époque étrange” toute entière liée au Système qui, par ailleurs, dans ce qui est la réalité que nous désignons vérité-de-situation, s’affirme chaque jour davantage comme étant dans une sorte d’incapacité de déclencher un conflit. Les plus terribles fauteurs de guerre sont à la tête de la plus formidable hyperpuissance qui se juge quitte de toutes les obligations internationales, bras armé impitoyable du Système, et pourtant rien de décisif ne se produit dans ce domaine de la guerre.
C’est alors qu’il faut développer l’hypothèse que la G4G, ou bien disons ce qui forme “la Résistance”, l’antiSystème dans ce qu’il a de plus significatif comme forme structurante, a complètement annihilé la dynamique volontariste de cette “guerre déréglée” que dénonçait Ferrero ; la Résistance antiSystème a transporté la bataille suprême, l’Armageddon de la Grande Crise d’Effondrement du Système, dans d’autres domaines, sur des champs de la bataille autres que celui de la “guerre déréglée”, sur les terrains sociaux et sociétaux, culturels, sur le terrain fondamental de la psychologie elle-même. Le désordre et le chaos dont la “guerre déréglée” du Système entendait recueillir les fruits d’une victoire décisive sur toutes les formes structurées, ont finalement dépassé la guerre elle-même et se sont installé dans toutes les autres formes d’affrontement... Quelle différence entre la résolution organisée et irrésistible avant d’attaquer l’Irak en 2003 et les bouffonneries, les poses bombastiques et pleines de vide, les ronds dans l’eau du Golfe dans l’actuelle crise avec l’Iran, du Système et de la vaniteuse puissance US réduits aux acquêts du seul spectacle et se contorsionnant devant les côtes iraniennes ; seul un accident pourrait mettre le feu aux poudres, et alors le principal acteur et responsable (les USA) se trouverait entraîné dans une spirale qui lui coûterait pêut-être bien son existence même, c'est-à-dire sa structure historique toujours menacée d'éclatement.
La cause principale de cette transmutation des antagonismes, – sorte de “transmutation des valeurs” dans cette “époque étrange” qui ne jure que par l’“idéal de puissance”, – est évidemment cette force que nous désignons continuellement comme la force principale aujourd’hui, le système de la communication. Lui que nous avions identifié comme le facteur semblant travailler pour le Système lorsqu’il apparut comme le premier et décisif obstacle aux révoltes populaires, a manifesté à plein son effet-Janus en fournissant aux adversaires du Système des moyens inédits de s’opposer à lui et de paralyser sa puissance, de transmuter sa surpuissance en impuissance, en attendant son autodestruction. On a vu alors et dans le même sens combien le technologisme dont se sert le système de la communication achève le processus de “zombification” des élites et conduit désormais à la production d’une autre sorte de révolte dont on voit partout les signes aujourd’hui...
« Le paradoxe des réflexions que nous offre le professeure Reynolds, et que nous retrouvons aisément dans les agitations des politiques qui montrent leur néantisation et nullement leur supériorité, rendant ainsi insupportable leur arrogance (arrogance parce que néantisation), c’est bien que la “zombification” produite par le phénomène ainsi décrit touche d’abord les élites, et nous dirions presque “exclusivement”, car cette zombification si visible, si choquante, loin de “zombifier” la population, provoque au contraire un ressentiment, une colère extraordinaire contre ces élites. A notre sens, nous avons là une explication acceptable des phénomènes qui s’accumulent aujourd’hui, des Gilets-Jaunes aux divers populismes. Cette évolution est largement renforcée par des politiciens hors-normes (des non-politiciens, en fait), dont Trump est l’archétype, qui, par leur comportement, par ce qu’ils sont eux-mêmes, par leur côté bouffon, ridiculisent la politique et donc toute la classe politique ; finalement, les Trump divers, qui choquent tant les élites néantisées, ne cessent de montrer par l’absurde que la politique peut être réduite à une « ...nature primaire, tribale et basée sur des slogans de surface », et participent donc avec une exceptionnelle efficacité à la démythification de la classe politique en la montrant dans toute sa zombification...[...]
» .... L’empire pourrit par la tête, non seulement parce que c’est de bonne tradition, mais surtout parce qu’il s’est inventé les moyens de ce pourrissement et qu’il en use à la folie, emporté par l’ivresse de l’expérience ; et le fait est que ce qu’il suscite finalement chez les populations diverses alertées par l’odeur n’est pas une extension à elles-mêmes du pourrissement mais une colère contre ce pourrissement. »
Où voit-on là-dedans que la guerre ait encore sa place, dans ce bal des impuissances de l’hyper-surpuissance du Système ? Nulle part elle n’est mentionnée, sinon par le ridicule où la plongent ceux qui menacent sans cesse de la faire contre tous les adversaires possibles, et chaque fois reculent au premier prétexte ou au dernier moment parce qu’il leur faut d’abord et prioritairement s’occuper des fureurs intérieures qui grondent et menacent les prochaines élections autant que l’indice de popularité, et les rendent d’une infinie fragilité, et minent leurs psychologies en une représentation théâtrale ne retenant que le bouffe de la tragédie-bouffe.
La “guerre déréglée” qui n’avait pour but que la déstructuration totale a fini par s’installer elle-même dans une sorte de structure de la déstructuration qui implique pour elle une contradiction insupportable. Ainsi a-t-elle favorisé ce qu’elle voulait détruire jusqu’à la néantisation : les forces structurantes ont plus que jamais leur place et leur mot à dire, et elles se font à la fois un devoir et un plaisir d’agir dans le but de détruire (“déstructurer” !) le Système qui voulait les réduire au néant de l’entropie. Même les causes les plus inoffensives et qui semblaient devoir servir le Système se transforment en radicalités antiSystème, – comme l’exemple de l’écologie dont la logique, pour ceux qui la pensent de façon sérieuse et hors des politicailleries politiciennes, conduit désormais de l’ancien programme qui tombe de plus en plus en désuétude de la “réforme du Système”, à l’inéluctable “destruction du Système”.
Ainsi la “guerre déchaînée” s’est-elle trouvée enchaînée par ses propres forces et ses propres méthodes, définitivement emprisonnée par ses contradictions. Ce n’est plus de la guerre qu’il s’agit, mais bien du Système, c’est-à-dire de sa destruction
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Nous poursuivons ici l'exploration des concepts extraordinairement riches que nous a légués l'historien italien Guglielmo Ferrero, dont nous avons tenté de faire l'analyse dans notre précédente rubrique (Analysedu 10 novembre 2007). Alors que nous explorions ces concepts dans leur temps, tels que les avait déterminés Ferrero, nous tentons aujourd'hui d'en faire une adaptation à notre temps, à partir de leur origine (à partir de la campagne d'Italie du général Bonaparte, en 1796-1797, telle que Ferrero la décrit et l'interprète).
Les trois principales idées de Ferrero que nous avons retenues, parce que nous les croyons profondément adaptables à notre temps, dans la perspective depuis la Révolution française jusqu'à nous, et d'une façon prodigieusement féconde, – ces trois idées sont les suivantes:
• L'effet fondamental de la psychologie. Ferrero explique la période de 1789 à 1815, période de guerre et de sauvagerie au travers de l’Europe, par la peur. C'est la peur qui guide les révolutionnaires sur la voie de la guerre et Bonaparte sur celle de ses conquêtes. C'est la peur qui guide les coalitions contre la France et contre Bonaparte.
• Le partage que fait Ferrero entre l'‘aventurier” et le “reconstructeur”, entre celui qui brise les formes et les structures et celui qui les reconstruit. Les deux personnages qui représentent à son zénith chacune de ces tendances, ce sont Napoléon et Talleyrand.
• La “révolution” en tant que déstructuration se fait par la guerre et non par les idées. C’est “la guerre sans règles” qui répand la révolution et non les idées de Voltaire-Rousseau.
C'est ce dernier point (la “guerre révolutionnaire” ou la “guerre révolutionnée”), que nous avons analysé principalement dans notre premier article, qui va nous servir de fil rouge pour le second. Nous allons progresser en examinant si les guerres depuis 1815 ont été ou pas de cette sorte.
Comment “la guerre sans règles” née avec la Révolution française a imposé la modernité au monde occidental : l'exemple de la Grande Guerre
L'idée de “guerre sans règles” proposée par Ferrero à l'occasion de son analyse de la campagne d'Italie de Bonaparte va conduire notre analyse. Elle est extrêmement enrichissante pour transformer l'appréciation que nous pouvons avoir de l'Histoire, peut-être même au-delà de ce que Ferrero lui-même envisageait.
(C'est de ce point de vue qu'on peut comprendre la fécondité du propos. Nous allons exploiter l'idée de Ferrero dans ses prolongements modernes, à la lumière des événements les plus récents, notamment ceux qu'il n'a pas connus [Ferrero est mort en 1942].) Il est essentiel de rappeler que Ferrero considère la question de “la guerre sans règles” comme décisive dans le déchaînement révolutionnaire en Europe, et cela à partir d'une évolution structurelle dans la façon d'aborder les questions tactiques et stratégiques. C'est littéralement parce que la guerre qui s'affranchit des règles établies au XVIIIème siècle (ce qu'on nommait ironiquement “la guerre en dentelles”) brise les structures qui tentaient d’en contenir la barbarie et les excès, tout cela au nom de l'efficacité, que la guerre devient “révolutionnaire”. Elle devient “révolutionnaire” non dans ses buts, non par les idées qu'elle véhicule, mais parce qu'elle impose une situation, donc parce qu'elle influence la psychologie dans un sens révolutionnaire. Ce que nous désignons par l'expression “dans un sens révolutionnaire” implique qu'elle rend la situation propice à des désordres divers et déstructurants.
Ces constats, avec le lien que nous faisons avec la psychologie, sont eux-mêmes directement liés au constat psychologique que Ferrero fait de la période. C'est une période caractérisée par la peur, nous dit-il. La peur conduit à la guerre autant qu’elle caractérise la crainte de la guerre. La peur nous fait quittes de toutes nos entraves civilisatrices, elle suscite une attitude caractéristique de “fuite en avant” avec l'idée implicite et complètement paradoxale que cette impulsion brisera le cercle vicieux “la peur conduisant à la guerre, – la guerre qui suscite la peur”. L’idée est celle d’une sorte de “rupture vertueuse” rompant le cercle vicieux.
Dans l'enchaînement de 1789 et dès lors qu'elle est apparue comme débarrassée de ses règles, donc “révolutionnaire”, la guerre semble être devenue un moyen de rompre le blocage des situations politiques qui s'enchaînent dans des orientations révolutionnaires à cause de la guerre. Elle semble libérer de la peur qui vous liait ; qu'il s'agisse d'une funeste erreur n'empêche pas qu'elle a effectivement cet effet sur la psychologie, et qu'il s’agit, si l’on ose dire, d’un effet “révolutionnaire”. Le paradoxe réduit également les orientations politiques supposées. Même Bonaparte, que Ferrero tient pour l'archétype dans la période de l'homme de l'aventure, pour le “révolutionnaire” par la guerre, même lui en est la victime. Il est entraîné dans la guerre comme dans une fuite en avant, pour tenter de rompre ce même cercle vicieux.
Ce processus s'est compliqué et s'est dramatisé avec la technologie de la destruction, ou plutôt la technologie appliquée à la destruction. On a toujours considéré que la technologie était un apport naturel à la guerre, exactement comme le développement du progrès nous paraît une chose devenue naturelle à cause du caractère inéluctable dont on a chargé le progrès. Les conceptions de Ferrero permettent de renforcer une appréciation alternative qu'on pourrait offrir, en renversant la proposition à partir de l'idée de la “guerre sans règles”. Ce concept est aussi l’idée de la guerre devenue, après sa “pacification” temporaire du XVIIIème siècle, le moyen extrême et absolu de poursuivre la politique de l'aventure née dans la période de la Révolution, avec la victoire la plus écrasante possible comme but et non plus la paix de compromis préparant la paix tout court. L'absence de règles dans la guerre expliquerait, plus que la fatalité du progrès, ce recours systématique à la technologie. Mais ce recours détient lui-même une clef pour accentuer le caractère révolutionnaire de la guerre.
La Grande Guerre de 1914-1918 est le type même de cette (r)évolution. Le paradoxe est également très grand. Ce conflit apparaît pour sa plus grande partie comme bloqué par les technologies nouvelles. L'artillerie et la mitrailleuse notamment, ainsi que, dans une moindre mesure, l'usage des gaz, contribuent à “fixer” la guerre dans des fronts statiques, dans des conditions épouvantables conduisant à des tueries qui semblent sans but réel, et, surtout, sans dynamique. La réalité est tout autre. Au contraire, la Grande Guerre est le conflit où les situations générales ont le plus évolué dans un sens “révolutionnaire”. Le soi-disant “ordre ancien” a été complètement brisé, avec la Russie sombrant dans la révolution, les empires centraux transformés en républiques ou démantelés, la question sociale évoluant décisivement vers une situation de “lutte des classes”, les deux principales nations combattantes et victorieuses (France et UK) perdant leur prépondérance au profit d'un participant tardif (les USA) et ainsi de suite. Pire encore, la Grande Guerre ne cesse que pour enclencher une nouvelle dynamique révolutionnaire de la guerre, vers la Deuxième Guerre mondiale.
Cela se fait alors que les peuples et leurs dirigeants sont épuisés par la guerre et ne songent qu'à s’en détourner (la mystique de “la der des ders”). Les années 1920 sont une période d’apaisement paradoxal, où le seul véritable danger de guerre importante, en 1926-1928, est entre les deux puissances maritimes, l'empire britannique et les USA. On dirait pourtant que la dynamique de la guerre, au travers des sentiments qu'elle a semés, des situations instables qu'elle a créées, des progrès technologiques qu'elle a engendrés, rend la perspective d’un nouveau conflit irrésistible. C'est au point où l'on parle des deux Guerres mondiales comme des deux phases d'une seule guerre, également identifiée comme une grande guerre civile européenne.
Qu'y-a-t-il de révolutionnaire dans la “guerre révolutionnaire” moderne ? On y a vu les idées alors que c’est la méthode qui fait tout.
Lénine, le vainqueur révolutionnaire de la Russie transformée en Union Soviétique, accordait une immense importance à la guerre. Instruit par sa propre expérience, il la voyait comme le moyen idéal de susciter des révolutions dans les pays belligérants. D'une certaine façon, ce caractère révolutionnaire de la guerre avait été mis en évidence, par l'absurde, en France lors des mutineries de 1917. Il est aujourd’hui reconnu que ces mutineries, qui menacèrent l'existence même de l’armée française (plus de cinquante régiments furent touchés), ne durent rien à l’action subversive. Elles constituèrent un réflexe naturel de l'épuisement psychologique devant l'horreur du conflit. La facilité et la rapidité avec laquelle Pétain résolut ce problème, avec de faibles mesures répressives compte tenu de l'ampleur du drame, montrent bien que les Français n'étaient absolument pas disposés à la révolution (un peu comme l'Italie lorsque Bonaparte l’envahit en 1796). Au contraire même, comme l'immédiat après-guerre le prouva, la France était le pays le moins révolutionnaire parmi les belligérants.
Même l'Allemagne, plongée dans un désordre intérieur considérable avec l'abdication de l’empereur, la fin de l'Empire et la défaite en quelques jours de novembre 1918, résista à la révolution. C’est en Allemagne que Lénine espérait la première grande révolution pour sa cause, et il fut déçu. En un sens, ces deux exemples confirment l'hypothèse de Ferrero que les idées n'ont guère d'influence, alors que la guerre elle-même est au contraire déstructurante et révolutionnaire par son action. Mais c'est une action aveugle, qui brise et révolutionne sans savoir pourquoi, vers quoi et au profit de qui. La puissance des technologies, qu'elle paralyse la guerre (comme en 1914) ou qu'elle lui donne au contraire une dynamique extrême (comme en 1939), accentue ces effets. Ce constat pose la question de ce que nous avons nommé au XXème siècle “La guerre révolutionnaire”.
Au contraire de l’idée de Ferrero, la guerre révolutionnaire comme l’entendent les modernes est bien la guerre des idées. Le fait de la guerre n'y apparaît que comme un véhicule des idées, un détonateur d’une révolution potentielle qui sera enflammée par les idées importées par la guerre. C'est bien ainsi que l'entend Lénine, par exemple lorsqu'il déclenche la guerre contre la Pologne. Non seulement espère-t-il que la Pologne sera vaincue et deviendra bolchevique, mais il espère surtout que cette guerre plongera l'Allemagne voisine et tragiquement affaiblie par la défaite dans sa propre révolution bolchevique.
Pour cette raison, il accorde une importance toute particulière à l’une des deux armées (celle de Boudienny, avec Staline comme “commissaire politique en chef”) qui, contournant Varsovie par le Sud, a comme véritable objectif d'aller vers la frontière pour faire pression sur l’Allemagne et y favoriser par un soutien effectif les éléments révolutionnaires dans leur but de prise du pouvoir. C’est un échec total, qui révèle même une profonde “fatigue révolutionnaire” en Russie même. Lénine est contraint d'y lancer, aussitôt le conflit terminé par une victoire polonaise, une politique de retour à un semi-capitalisme (la NEP, ou “Nouvelle Politique Économique”), qui est une véritable pause dans le processus révolutionnaire. La Pologne installe un régime très conservateur, la république de Weimar s’installe en Allemagne. La guerre a échoué malgré le climat qui semblait si favorable aux idées qu’elle prétendait véhiculer. La guerre de Lénine ayant échoué, la révolution a reculé décisivement. Les idées révolutionnaires jonchent les champs de bataille autant que les cadavres.
L'idée qui vient alors est que ce que nous nommons “guerre révolutionnaire” répond plus, effectivement, à la définition de Ferrero. C’est l'acte de la guerre qui est révolutionnaire, et il l’est dans la mesure où la guerre est révolutionnée, où elle est “la guerre sans règles“, - comme elle l'est notamment sous la dictature grandissante des technologies. Lorsque l’acte de la guerre échoue, les intentions révolutionnaires qu’on y a mises, les idées révolutionnaires reculent décisivement. Ce constat devrait permettre d'observer différemment les différents conflits prétendument révolutionnaires, où des idées révolutionnaires constituèrent la principale cause du conflit.
Le cas de la Seconde Guerre mondiale devrait être analysé avec un oeil neuf à cette lumière, notamment en Europe. À l'Est, une prétendue “victoire révolutionnaire” (victoire communiste) a abouti à des régimes dont la caractéristique réelle fut plus un conservatisme oppressif que les définitions idéologiques révolutionnaires dont on voulut les affubler. La guerre faite par l'URSS était défensive et nationale, et basée sur l'idée russe aux dépens de l'idée idéologique du communisme. La quasi-annexion de l'Europe de l'Est par l'URSS qui accompagna la victoire soviétique de 1944-1945 répondait à une préoccupation de sécurité (glacis protégeant la Russie) bien plus qu'à une volonté révolutionnaire, malgré les idées affichées.
À l'Ouest, la victoire fut en apparence de type “non révolutionnaire”, sans intention idéologique apparente par rapport aux pays libérés, tandis que le traitement des vaincus relevait des pratiques de la “guerre totale” désormais en cours au XXème siècle, fortement aggravées par des technologies de destruction d'une immense efficacité. Mais on ne peut échapper à une autre appréciation si l'on s'appuie sur les conceptions de Ferrero. L'effet de la victoire en Europe de l'Ouest, en 1945, fut totalement “révolutionnaire”, dans le vrai sens du terme, qui est le bouleversement.
L’Europe occidentale sortit bouleversée de cette guerre, par rapport à ce qu’elle était en 1939. La plupart des pays ouest-européens perdirent leur réelle autonomie de décision politique dans les domaines essentiels de la sécurité, de la politique étrangère et de la défense. À part l'un ou l’autre rebelle (un seul d’ailleurs, la France), ils furent regroupés dans une alliance d'inspiration US qui tient toujours ferme aujourd’hui (y compris avec la France, qui a regagné le bnercail). Si ce n’est pas “révolutionnaire”...
La “guerre révolutionnée” à la lumière de l'affrontement entre la RMA et la Guerre de 4èmeGénération (G4G)
La “guerre révolutionnaire” tant célébrée durant la Guerre froide, notamment les guerres de libération anticolonialistes (souvent sous forme de guérillas), aboutirent en général à des situations fort peu révolutionnaires, à des régimes marqués à la fois par la corruption et la bureaucratie. Au reste, ce n'était que suivre le modèle communiste qui, effectivement, aboutit très vite (dès 1921-1922, avec la NEP suivant la guerre contre la Pologne) à la formule duale bureaucratie-corruption, avec une pression policière plus ou moins intense, atteignant parfois une intensité paroxystique presque pathologique qui relève plus d'une bureaucratie malade que d'une idéologie exacerbée. L'effet “révolutionnaire” des “guerres révolutionnaires” se marquait essentiellement par la guerre elle-même lorsqu’elle se faisait, lorsqu'elle brisait les cadres anciens (le régime tsariste pour l'URSS, les régimes coloniaux pour les “guerres révolutionnaires” anticolonialistes). On retrouve le schéma de Ferrero : la “guerre révolutionnaire” révolutionne par la guerre elle-même, pas par les idées, et par la guerre elle-même parce que la “guerre révolutionnaire” est par essence une “guerre sans règles”.
Mais l'appréciation du caractère révolutionnaire de l'acte de la guerre lui-même (la “guerre sans règles”) nous a conduit à observer que la guerre classique, occidentale, avait acquis elle aussi, d'une autre façon, un caractère de “guerre sans règles“, notamment par l'apport massif des technologies qui déchaîne des conditions de puissance et de férocité sans précédent dans le conflit. Ainsi la guerre classique est-elle aussi “révolutionnée” que la soi-disant “guerre révolutionnaire”, et donc bien aussi “révolutionnaire” dans ses effets immédiats (et non par ses idées), – et même au-delà, on va le voir.
On comprend qu'on en vienne alors aux développements les plus récents: la guerre irakienne, telle qu’elle fut lancée par les USA et développée lors de l'occupation du pays, répond à cette définition d’une “guerre révolutionnée” qui révolutionne le pays conquis par la seule application d'elle-même. C'est d’ailleurs rejoindre les conceptions américanistes les plus extrêmes, que ce soit la doctrine militaire de frappe aérienne dite “schock & awe” ou la doctrine capitaliste de la “destruction créatrice”. Ces thèses semblent tout droit sorties des conceptions de Ferrero (mais lui pour s'élever contre elles, bien sûr). Il s'agit bien entendu d’une “guerre révolutionnée” dont la nature même de l'effet est devenue bien plus la déstructuration que la destruction, allant même jusqu'à des agressions affectant la culture, la sociologie, la psychologie bien sûr, voire l'archéologie (l'Histoire) et la corruption du territoire agressé. C’est sans aucun doute une “avancée” de la “guerre révolutionnée” dans son effet sur les champs de bataille où elle s'installe et où elle frappe. Grâce à la technologie, désormais les champs de bataille dépassent largement la définition initiale, il s'agit de régions entières, de nations, de communautés, en un mot des structures fondamentales de la civilisation. C’est sans aucun doute une définition qui se marie si bien avec notre concept de globalisation, – une réussite à cet égard.
Si dans sa substance, la guerre classique a atteint le niveau de “révolution” de la forme des “guerres révolutionnaires”, elle les a largement dépassées dans sa forme et dans ses effets. Par une voie différente et d’une façon beaucoup plus subreptice, la guerre classique conventionnelle tend à se rapprocher dans ses “buts de guerre” implicites de l'arme nucléaire.
Une réaction a pris corps contre cette poussée dévastatrice : la guerre de quatrième génération (G4G). Rien n’est vraiment original dans ce concept qui marie résistance, guérilla, terrorisme, action psychologique et sociale et ainsi de suite. C'est le schéma classique de la guerre asymétrique, la riposte du faible au fort dans le domaine conventionnel. La G4G a aussitôt investi tous les domaines abordés par la guerre conventionnelle “sans règles” et “révolutionnée”. Ces deux facteurs antagonistes de la guerre ont, à eux deux, redéfini la guerre. Ils ont définitivement envoyé aux oubliettes la “guerre révolutionnaire” et ses prétentions fausses d'agir grâce à ses idées.
Le concept même que combattait Ferrero selon lequel les idées produisaient les effets principaux des “guerres sans règle” est désormais complètement obsolète après s'être révélé infondé et faussaire. Aujourd’hui, la bataille porte sur la déstructuration contre la résistance structurelle. Entre guerre classique “révolutionnée” et G4G, il n'y a plus de bataille d'idées, malgré les affirmations prétentieuses et virtualistes des idéologues occidentaux (liberal hawkset néo-conservateurs) qui prétendent encore identifier une idéologie ou l’autre (le fantasme de l'“islamo-fascisme”, par exemple). C'est l'affrontement pur de survivance autour des structures de vie communautaires et nationales les plus diverses et les plus variées. Il y a une agression déstructurante et, contre cela, la réaction de la G4G.
C'est dire que notre définition de la G4G dépasse largement le champ de bataille, parce que ces concepts de “guerre” ont rejoint les poussées plus générales du système et de la globalisation. Chaque résistance fait du G4G à sa manière. Sur le terrain de la guerre certes, mais aussi lorsque l'opinion publique française impose un "non" au référendum ou lorsque l'opinion publique américaine soutient massivement le candidat Ron Paul, marginal et détesté par le système. Il n’est plus question ni de morale, ni d’idéologie, ces faux-nez du système et de ses serviteurs pour tenter de donner un vernis de cohérence à une dynamique déchaînée qui n'a plus comme but instinctif que la destruction nihiliste.
Ainsi la boucle est-elle bouclée, dont Ferrero avait identifié l’origine. La “guerre sans règles” est arrivée au terme de ses ambitions et de sa transformation. Cela correspond parfaitement à tous les autres événements catastrophiques en cours d'une civilisation systémique au terme de sa logique, et qui se montre nue.
La “guerre sans règles” identifiée avec horreur par Ferrero n’est pas la guerre révolutionnaire mais “the Road To Hell”, – la marche vers le chaos
Au départ était l“aventure” (Bonaparte en Italie) contre la “reconstruction” (Alexandre, Louis XVIII et Talleyrand au Congrès de Vienne). C'était encore la civilisation. C'était pourtant l'ouverture d’une marche guerrière qui pourrait répondre à l'image de la chanson de Chris Rhea, souvent présentée pour illustrer le conflit de l’ex-Yougoslavie: “The Road to Hell’, – ou, dit autrement, dans une expression équivalente, la marche vers le chaos.
Chaque événement, chaque crise nouvelle s'impose alors qu'aucune des crises précédentes ne se résout. Notre catalogue de crises semble ainsi sans fin et, surtout, ne jamais devoir résoudre aucune d'entre elles, — la crise de la démocratie entre élites et opinions publiques, la crise du soi-disant néo-colonialisme occidental, la crise du désordre du tiers-monde, la crise des ressources, la crise de la dégradation de l'environnement issue de notre système de développement et qui enfante la crise climatique, – en un mot, la crise de la civilisation occidentale et universelle.
Face à tout cela, la raison chancelle. Elle ne parvient pas à trouver d'explications rationnelles à cette convergence de crises, à notre entêtement à ignorer cette convergence et les effets de l'écroulement d'une civilisation. Effarée, elle constate sans comprendre et se discrédite elle-même en repoussant le fondement même de la raison, l’enchaînement de cause à effet. Pour comprendre notre époque, la raison doit accepter des hypothèses irrationnelles et les considérer avec ses instruments et sa méthode.
Guglielmo Ferrero faisait partie de cette race d’historiens prophétiques qui nous manque cruellement, aujourd’hui, dans notre époque de tâcherons attachés aux faits les plus réduits et les plus réducteurs possibles. L'Histoire n'a que faire de ces résistances. La prison conformiste (Politiquement Correct) qui enferme l'esprit n'empêche pas les événements de progresser.
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