Archives-dd&e : Le “chroniqueur métahistorique”

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Archives-dd&e : Le “chroniqueur métahistorique”

Il y a 15 ans, le 10 juillet 2004, nous avions salué l’entrée dans la vingtième année de publication de la Lettre d’Analyse dd&e (quasi-mère biologique du site dedefensa.org), dont le “numéro zéro” avait été publié le 10 juillet 1985. On voit qu’il s’agit d’une longue chaîne de travail, de conceptions et d’évolution de ces conceptions. La Lettre d’Analyse a été conduite au milieu de ce qui constitue sans doute la plus grande période de bouleversement du XXème siècle, à la lumière de ce qui a suivi, à ce point où l’on est tenté de clore le “XXème siècle historique” en 1989 pour mieux aligner la séquence du bouleversement qui conduit à notre situation actuelle.

L’article que nous consacrions à nos vingt ans avait surtout pour but de mettre en évidence l’extraordinaire changement qu’avait connu, pendant ces vingt années, la condition de “journaliste”. En effet, nous confirmons le constat essentiel de cet article, qui est proposé par cette phrase : « De cette façon, les années 1980 constituent l'aboutissement d'une certaine forme de journalisme dont les débuts se confondent avec les origines de la presse moderne. » Cela signifie qu’il y a moins de différences dans les fondements de son travail entre un “journaliste” de 1920 et un “journaliste” de 1995 d’une part, entre ce “journaliste” de 1995 et un “journaliste” de 2000 d’autre part.

(On appréciera bien entendu que nous mettions “journaliste” entre guillemets dans ce cas. La raison en est qu’il y a toujours eu à notre sens au moins deux sortes de “journalistes”,  – les deux sortes se définissant par rapport aux liens entretenus, d’allégeance ou pas avec le ou les pouvoirs, – mais qu’à partir de 1989-1995 et disons d’une façon spectaculaire à partir de 1999 [la rocambolesque et terrible guerre du Kosovo], les deux sortes se sont clairement définies, notamment par la sorte de média employé, et la partie défavorisée [les “indépendants” vis-à-vis des pouvoirs] l’étant beaucoup moins à cause de la modicité économique des nouveaux types de médias sur l’internet.)

Les années depuis 2004 ont largement confirmé ce constat. Il existe désormais deux presses, de façon bien distincte et dans tous les domaines (écrits, radios, audiovisuel) : ce que nous nommons la presseSystème, à cause de son allégeance au pouvoir(au Système) et la presse “alternative” plus qu’antiSystème dans la mesure où il est extrêmement difficile de se définir comme antiSystème d’une façon principielle par rapport aux acteurs terrestres, parce que la référence adverse doit être constamment identifiée et construite, parce qu’il n’existe aucun étiquette stable possible : 

• être pour le Système est assez facile pour un “journaliste”, puisqu’il suffit de suivre les consignes sans s’interroger sur leur validité et leur efficacité (même si les consignes du Système produisent des effets antiSystème, le “journaliste” de la presseSystème n’en a cure : c’est un bienpensant, un PC, par conséquent il s’interdit tout esprit critique vis-à-vis des consignes, il agit aveuglément, en automate, en zombie, même parfumé et “authoritative”) ;

• être antiSystème demande l’usage continuel de l’esprit critique, d’abord en commençant par comprendre que le Système qui cherche l’entropisation produit du chaos, développe une surpuissance qui se transmue, à mesure mais nécessairement, en autodestruction ; il s’agit donc de déterminer constamment une appréciation critique des productions du Système, y compris et comme souvent quand certaines d’entre elles se contredisent, pour déterminer toujours ce qui est le plus extrêmement nocif pour le Système, pour le signaler, quitte à faire une différence jusqu’à l’opposition dans le comportement du même personnage, quitte à opposer tactique et stratégie, etc. (Un exemple constant à cet égard se trouve dans the Squad des quatre jeunes députées US démocrates et bigarrées : elles soutiennent à fond le LGTBQ, le féminisme et l’antiracisme, l’immigration “frontières ouvertes”, toutes choses prônées ô combien par le Système ; mais elles critiquent Israël-Netanyahou avec une vigueur jamais vue, rendent fou Elliot Abrams le tueur-USA de l’Amérique du Sud, évoquent une color revolution” aux USA, toutes choses fondamentalement antiSystème.)

Depuis 2004 où est écrit ce texte, les choses se sont incroyablement complexifiées dans le chef de l’antiSystème, tandis que le Système reste figé dans l’attitude-zombie qu’on a décrite. Aujourd’hui, l’essentiel pour le journaliste-sans-guillemets, c’est-à-dire le journaliste qui tend nécessairement à être antiSystème, est bien d’éviter tous les pièges qui se tendent à l’antiSystème, que l’antiSystème produit parfois sinon souvent de lui-même parce qu’il se laisse séduire par les étiquettes et se laisse entraîner, sinon fasciner par tel ou tel événement, tel ou tel personnage, en oubliant l’usage de son esprit critique.

Déjà en 2004, nous définissions plus justement ce vrai-journaliste en présentant « le journaliste devenu chroniqueur historique », c’est-à-dire le chroniqueur qui a choisi une référence en-dehors des contraintes du Système, – la référence historique, que nous avons prestement et plus justement transformé en “référence métahistorique”. Le “journaliste devenu chroniqueur métahistorique”, voilà la formule, en gestation en 2004, évidente aujourd’hui. Le journaliste-zombieSystème a le Système comme référent (“référent” selon le mot qu’employaient les polices politiques dans les manipulations des accusés lors des procès politiques communistes : le référent d’un accusé était l’homme des services chargé de surveiller et d’aiguiller cet accusé, souvent avec douceur voire affection, pour qu’il avoue ses supposés-crimes et se repente pour la gloire du Parti, et réclame une peine exemplaire pour son compte). Le journaliste antiSystème, ou “journaliste devenu chroniqueur”, a la métahistoire comme référence, et il l’a choisie en toute liberté, pour y appuyer solidement son esprit critique ; il sait bien, parce que c’est l’évidence, que la métahistoire ne peut être qu’antiSystème.

dedefensa.org

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“...On a toujours vingt ans”

Nous entrons avec ce numéro dans la vingtième année de publication de De defensa, dont le premier numéro (“numéro zéro”) date du 10 juillet 1985. Un coup d'oeil rétrospectif sur ce que nous fûmes, sur ce que nous sommes devenus, — et pourquoi...

En 1985, au printemps et à l'été 1985, on commençait à se douter de quelque chose. C'est alors que nous décidâmes de lancer de defensa, sans qu'il y ait de rapport de cause à effet entre ceci et cela. Il n'empêche : il y a une conjonction qu'on peut nommer, selon ce qu'on en croit, “coïncidence” ou signe du destin.

Depuis le 9 mars 1985, Mikhaïl Gorbatchev était secrétaire général du PC de l'URSS. Comme d'habitude, les grands “experts” n'y avaient vu que du feu.

• Voici l'avis sur la nomination de Gorbatchev, le 12 mars 1985, de Richard Pipes, alors au NSC de Ronald Reagan comme spécialiste de l'URSS et l'un des pères des “néo-conservateurs” (et effectivement père de Daniel Pipes, “néo-conservateur” actuel, allumé, et spécialiste du Moyen-Orient) : « La nomenklatura soviétique a tellement peur du moindre changement dans le système hérité de Staline, fondement de ses pouvoirs et de ses privilèges, qu'elle se choisit des secrétaires généraux de plus en plus faibles. »

• Le 15 mars 1985, Zbigniew Brzezinski était de passage à Bruxelles. Il déclara ceci à propos de Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev : les vieillards du Politburo qui ont choisi Gorbatchev « ont dû voir dans cet homme plus jeune qu'eux quelque chose de rassurant pour eux.[...] Ils l'ont choisi parce qu'il leur donne l'assurance, si vous voulez, d'une immortalité indirecte, parce qu'il continuera(leur)politique, mais en la revitalisant, en lui donnant un nouvel élan »

Deux mois plus tard, en mai 1985, le “jeune homme rassurant” des gérontes du Politburo lançait la plus formidable purge (d'une façon plus civile que les gammes staliniennes) depuis les années trente, mais cette fois contre les vieux cadres du Parti, ossifiés, conservateurs, immobilistes, etc.

Nous l'ignorions alors mais de defensanaissait en même temps qu'éclatait la “révolution” qui allait conduire en cinq ans à l'effondrement de toutes les structures communistes, à la fin d'une époque, à l'éclatement de l'état d'esprit de la binarité politique qui présidait à l'analyse de la situation du monde depuis un demi-siècle. Nous l'ignorions alors, mais c'était encore bien plus que cela qui commençait en même temps que de defensa.

Nous avons connu la plus formidable transition qu'ait jamais connue l'histoire du journalisme : au départ, nous étions subordonnés à des autorités...

Lorsque de defensa commence, le métier de journaliste ressemble, grosso modo, à ce qu'il était un siècle auparavant. Les moyens techniques ont changé, bien sûr, mais pas le fondement de la démarche. Le journaliste dispose de sources classiques (agences de presse, déclarations officielles, interviews formelles ou non mais identifiées, etc.). D'autre part, il a des sources personnelles, rencontrées et “utilisées” informellement, souvent avec lesquelles il lie des liens d'estime, voire d'amitié, dans tous les cas de confiance (c'est souvent l'honneur du journaliste de “protéger” ses sources) ; le plus souvent, ces sources sont laissées anonymes dans ses comptes rendus et ses analyses.

D'une façon générale, le journaliste “respecte” toutes ses sources, générales et ouvertes, particulières et personnelles ; c'est-à-dire qu'il a le sens instinctif d'avoir à apprendre de ces sources, qu'elles sont la source de ses informations, donc l'outil principal et, par conséquent, le plus généralement, qu'elles orientent ses analyses. Le journaliste dépend de ses sources comme le revendeur d'une marque dépend des livraisons de cette marque, et même du choix de cette marque de le garder comme revendeur.

Même les “coups” les plus fameux, dont le Watergate est unanimement et d'un avis conformiste général considéré comme l'archétype, répondent tout de même à une logique politique, voire une idéologie, dont le journaliste est plus l'outil que le manipulateur.

Enfin, au-dessus de tout cela, il y a la bipolarité de la situation, conséquence de la Guerre froide. Il est difficile pour un journaliste traitant une matière plus ou moins proche de la politique, — et le domaine est vaste, — de ne pas se situer d'une façon ou l'autre par rapport à cette référence. Et l'engagement n'est pas accessoire, il est toujours fondamental, par un de ses aspects ou l'autre. Pour nombre de journalistes, c'est presque un aspect de leur “devoir” que de prendre position dans l'affrontement Est-Ouest.

De cette façon, les années 1980 constituent l'aboutissement d'une certaine forme de journalisme dont les débuts se confondent avec les origines de la presse moderne. C'est, si l'on veut, le triomphe du “journalisme de référence”. Plus vous avez de sources hautes placées, plus vous passez pour informé et, par conséquent (ce “par conséquent” est essentiel), plus vous passez paradoxalement pour indépendant du pouvoir. En effet, les engagements implicites qu'illustrent ces situations semblent inévitables, naturels, comme allant de soi, et ils n'interfèrent en aucune façon sur le jugement d'“indépendance” (alors qu'ils le déterminent complètement). C'est l'époque des “authoritative source”, appréciation donnée à ces grands journalistes “de référence” et à ces experts “indépendants” qui sont les vedettes des séminaires, ces gens qui côtoient les plus grands et entretiennent des trains de vie professionnels souvent luxueux, et dont l'avis est à la fois reçu comme techniquement sans reproche et politiquement indépendant.

Nous, à de defensa, nous étions nécessairement hors de ce Circuit (effectivement, les réseaux de ces journalistes et experts, parce qu'ils suivaient finalement les mêmes manifestations et s'abreuvaient aux mêmes sources, constituaient ce qu'on nommait alors le Circuit, — ou l'establishment de l'information, avec une coloration évidemment très fortement transatlantique).

Nous n'avions aucune notoriété, aucun appui particulier. Pour lutter contre la pauvreté de nos moyens, nous tentions de développer une méthode spécifique originale en refusant de suivre nécessairement les grands sujets du jour, imposés par l'agenda des autorités (les grandes négociations, les grandes conférences, etc.). A cette époque, l'accréditation à l'OTAN, pour tout journaliste à Bruxelles traitant des questions de sécurité, était une question de vie ou de mort. Nous étions donc accrédités, mais notre politique était de refuser systématiquement les orientations imposées. Il nous a toujours paru extraordinaire que les ministérielles de l'OTAN réunissent des centaines et des centaines de journalistes, pour filmer des banalités consternantes, se précipiter sur un communiqué composé à l'avance et fruit de compromis jusqu'à l'émasculation complète (le film de l'amputation progressive d'un projet de communiqué dans les semaines précédant une ministérielle est, par contre, d'un intérêt prodigieux pour connaître les véritables positions des uns et des autres) ; pour recevoir des confidences de sous-ministres et autres adjoints, nécessairement faites pour influer sur l'instant, pour peser sur une délibération du jour, etc.

Nous avions donc choisi quelques sujets spécifiques dont le développement méritait un suivi permanent, quels que fussent les péripéties et annonces officielles. Nous suivions la question de la campagne lancée en Belgique pour la coopération dans un nouvel avion de combat (le français Rafale contre l'américain Agile Falcon), la question du développement de l'UEO, la question du développement de l'action intérieure de Gorbatchev par rapport à sa politique extérieure (alors que, sur ce thème, on prenait en général de grandes précautions pour séparer ces deux volets de l'action de Gorbatchev), etc.

Nous nous distinguions du reste par la nécessité de chercher une place originale, parce que nous ne disposions d'aucune des armes habituelles du journalisme occidental : une forte assise financière, un conformisme de vision, une notoriété appuyée sur l'orthodoxie, des canaux de distribution et de promotion assurés et contrôlés dans le cadre du système politico-économique général. Notre originalité et notre indépendance étaient bien réelles, mais moins comme des vertus que d'abord comme les fruits de la nécessité.

Pour cette raison, évidemment, de defensa fut soupçonné de nombreux travers, de corruption, de compromission, tout cela hautement condamnable. Cela apparaissait d'autant plus évident que rien, ni dans notre train de vie, ni dans la logique de nos prises de position, ne justifiait de tels soupçons.

Cette période (1985-1988) fut pour nous celle des premiers enthousiasmes vite contenus et refroidis par l'incertitude, l'isolement, le doute, la sensation d'être “en-dehors du jeu” et, par conséquent, la cible de tous les soupçons et de tous les sarcasmes.

Est-ce que nous vîmes venir la révolution de l'information et des communications, celle qui a changé “leur” psychologie et renforcé la nôtre ? Question intéressante... 

Il faut se remémorer ces années entre 1986-1987 (Tchernobyl en avril 1986, surtout le traité des INF en décembre 1987, entraînant la destruction des missiles nucléaires US et soviétiques à portée intermédiaire) et novembre 1989-91 (de la chute du Mur à la dissolution de l'URSS). C'était un temps d'immense confusion, à la fois des plus affreux soupçons (ces événements cachent-ils des manigances ?) aux plus ardents enthousiasmes (nous approchons, nous vivons, nous “touchons” des événements historiques). Ce n'était plus “l'imagination au pouvoir” de 1968, c'était “l'Histoire s'approprie l'imagination”.

Mais la réalité humaine, — ce que nous nommons “l'Histoire événementielle”, — évoluait différemment. A côté des événements historiques purs se développaient des événements technologiques considérables, à l'aspect historique certes, mais indirects. Plus tard, nous nommerions le résultat de cette évolution : “virtualisme”, désignant par ce mot, non pas un accident, non pas une incidence d'attitudes diverses, non pas des modifications même très importantes de choses déjà existantes, — mais une modification fondamentale, substantielle, de l'“Histoire” faite par les humains, accompagnant, ou précédée par une transformation également substantielle de la psychologie elle-même. (Nous ne parlons pas en termes absolus à cet égard : “la psychologie elle-même”, certes, mais pas la psychologie de tous ; certains y échappèrent, y échappent, y échapperont. Nommons-les “dissidents”.)

Nous jugeons, sans surprise pour nos lecteurs, que les structures définitives du virtualisme furent mises en place en Amérique, sous l'administration Reagan. Nous pouvons même offrir une date symbolique et “politique” à cet égard : au printemps 1983, lorsque le conseiller spécial du président pour les communications obtint un siège au National Security Council, le gouvernement “particulier” du président US, au même titre que le directeur de la CIA ou le secrétaire d'État. A partir de là, l'“événement”, — décision ou réaction de l'administration, — devint une matière envisagée selon son effet de représentation et de perception dans un monde nécessairement artificiel, et non selon son effet direct dans le monde réel.

Avons-nous réalisé cette révolution, que nous serions tentés aujourd'hui de qualifier à la fois d'inouïe et de sans précédent, alors qu'elle avait lieu quasiment sous nos yeux ? Non, bien sûr. Nous sentions qu'il se passait quelque chose mais aucune réalisation synthétique fondamentale (l'acceptation in fine, même si le mot n'a pas été encore présenté par nous comme néologisme fondamental, du virtualisme). Nous avons réalisé au fur et à mesure, chemin faisant. Ou bien, pour certains, pour la plupart, — il n'y a pas de réalisation de quoi que ce soit, il y a le refus ou, plus souvent, l'ignorance de l'hypothèse d'une modification de la structure de l'Histoire.

Cette position pourrait sembler “évidemment raisonnable”, selon un système de pensée qui rejette la possibilité d'effets importants, voire rationnels, de domaines irrationnels. Elle est surtout rationnelle jusqu'à l'extrême, avec le risque énorme du travers que nous voyons dans cette attitude : que l'attitude rationnelle dissimule en réalité du rationalisme, ou enfante le rationalisme, — c'est-à-dire passer du fait (rationnel) au « système d'opinion » (rationalisme). Au lieu d'utiliser la raison comme outil pour comprendre le monde (y compris l'irrationnel du monde), cette attitude revient à faire de la raison une arme pour transformer le monde à sa guise (c'est-à-dire, forcer l'irrationnel non dans un jugement de la raison pour sa compréhension mais dans une pression de la raison pour sa transformation, et que l'irrationnel devienne arbitrairement du rationnel).

Il nous semble que les événements ont largement corroboré cette évolution qui, d'hypothèse, tend à devenir un outil de compréhension d'une évolution extraordinairement rapide de l'Histoire. C'est à cet égard que les événements depuis le 11 septembre 2001, et le 11 septembre lui-même, ont constitué un événement essentiel d'une révolution, un « tournant profond » comme disait Victor Serge à propos de la révolution bolchévique et de l’arrivée de Staline. L'exceptionnel se trouve dans ce que cette révolution, effectivement, s'est exercée dans un autre domaine que ceux habituellement considérés pour cette sorte d'événements, et que les anciennes sciences qui définissaient cette sorte d'événements, — la stratégie, la géopolitique, etc., — passent complètement au second plan au profit de nouvelles activités : communications, psychologie, etc., jusqu'à “notre” virtualisme.

L'intérêt de cette période historique, ce “temps historique” que nous avons vécu est qu'il est très rapide dans ses transformations, et qu'il est instantané. L'expression assez grossière “en temps réel” peut être employée aujourd'hui pour l'Histoire, ce qui est une révolution sans précédent pour la psychologie. La compression des événements est telle que nous vivons en même temps ce que nous nommons l'“actualité” et l'Histoire, — ou, dit autrement : l'“actualité” est directement historique.

Pour la compréhension de ces phénomènes, l'un des très rares avantages des conditions que nous connaissons est que cette Histoire qui se fait sous nos yeux est rigoureusement bornée. Ainsi, et malgré l'attirance bien compréhensible pour le caractère essentiel du 11 septembre 2001 (certainement événement historique, on l'a dit), nous dirions que l'événement fondamental, le basculement entre la “pré-histoire” de notre temps historique et son début effectif, est la guerre du Kosovo (23 mars-11 juin 1999). C'est effectivement au cours de cet événement, quelle que soit l'importance qu'on y attache, et, même, quel que soit le parti qu'on choisit, qu'un changement de substance s'est manifesté. L'événement n'a pas eu tant d'importance du point de vue militaire (victoire acquise par avance, fin des hostilités puis après-guerre sans modifications fondamentales des conditions générales de la situation de désordre, d'incertitude, etc.) que du point de vue de sa représentation générale, tant médiatique que du point de vue de la communication de l'information. Nous nous sentîmes autorisés à écrire un article dont le titre était : « la première guerre virtualiste » (voir notre rubrique Analysede defensa du 10 septembre 1999).

Pour le chroniqueur qui possède l'accès à l'essentiel des informations du monde, la question centrale aujourd'hui est de distinguer l'essentiel de l'accessoire, l'Histoire des événements sans importance, le qualitatif du quantitatif...

Bien entendu, tout n'est pas si simple, et c'est même le contraire. Lorsque nous écrivons : “La compression des événements est telle que nous vivons en même temps ce que nous nommons 'l'actualité' et l'Histoire, — ou, dit autrement : 'l'actualité' est directement historique”, — il est bien entendu que tous les événements ne sont pas historiques, que la plupart, même, ne le sont pas, d'autant plus que le virtualisme en fait des non-événements dont l'absence totale de substance répond à l'apparence tapageuse. Il y a donc un problème fondamental de jugement, de choix des événements, ce qui est une nouvelle réalité du monde complètement complexe et difficile à débrouiller. C'est l'autre phénomène le plus important, — avec celui de l'afflux d'informations, comme on va voir, — caractérisant la révolution qui a bouleversé notre métier, et le contenu de de defensa par conséquent, depuis nos origines il y a 20 ans.

L'afflux d'informations, justement, considéré vingt ans plus tard... Nous en avons peu parlé parce que la chose va aujourd'hui de soi. C'est pourtant une révolution essentielle, qui fait que le journaliste d'aujourd'hui n'a plus rien à voir avec ce qu'il était il y a vingt ans, tel que nous le décrivions plus haut. La question des sources, de l'accès aux autorités, c'est-à-dire stricto sensu la question de l'information résolue par la révérence devant l'autorité qui caractérise les “journaux de référence”, tout cela est devenu complètement marginal pour comprendre le monde. Aujourd'hui, le journaliste, dans l'éventuel accomplissement parfait de sa fonction (et non dans sa perversion), est devenu chroniqueur historique parce qu'il dispose des moyens de l'être. Il a dans ses mains le formidable outil de l'accès à toutes les informations du monde, à la vitesse de la lumière, qu'on lui a gracieusement fourni. Cela lui permet de figurer, comme chroniqueur historique, dans une position au moins d'équivalence par rapport aux autorités qui exercent le pouvoir mais qui produisent de moins en moins d'événements historiques, alors qu'il y a 20 ans il se trouvait au stade de la révérence accentuée.

(Continuez à savourer ceci, maintes fois signalé ici, comme on savoure une sucrerie de qualité : le système contre lequel le journaliste devenu chroniqueur historique doit à son honneur de partir en guerre a créé l'outil qui lui permet de mener cette guerre avec des chances raisonnables de remporter quelques cinglantes victoires. Savourez la douceur du paradoxe en vous rappelant que c'est Internet avec ses multiples sources qui a réussi à totalement foutre en l'air la machine américaniste lancée dans son absurde guerre irakienne.)

Aujourd'hui, le journaliste devenu chroniqueur historique n'a plus de révérence à faire devant les pouvoirs établis. Il en sait autant qu'eux, parfois plus. Bien entendu, ces journalistes devenus chroniqueurs historiques sont le petit nombre, les happy few, le plus grand nombre n'ayant rien vu venir ni passer et s'étant enfoncé dans la définition ancienne pervertie de leur fonction. Les “journalistes” du système, ceux qui poursuivent leurs durs labeurs dans les “journaux de référence” font de moins en moins d'information, sans parler de chronique historique qu'ils ignorent complètement, et, au contraire, des révérences de plus en plus prosternées (voir Le Monde, le Financial Times, le New York Times et ainsi de suite, tous devenus autant d'“officiels” comme l'on disait de la Pravda, reflétant avec zèle les considérations des puissances en place, précisément celles de Washington).

Le journaliste devenu chroniqueur historique, pour l'être justement, est désormais placé devant un problème de choix, de sélection. Il est placé devant le problème de la réalité confrontée au virtualisme, donc devant ce phénomène formidable que la vision objective qu'il doit façonner de l'Histoire sera nécessairement le produit de ce qui est au départ un choix subjectif. Il devra distinguer lui-même, grâce à ses propres références, appuyé sur son expérience et sur les outils énormes de disposition de l'information dont il dispose désormais, les courants essentiels des événements accessoires. Il devra avoir la prudence salutaire de répudier systématiquement toutes les versions officielles publiques du système dont on sait, depuis diverses déclarations fameuses, notamment de Donald Rumsfeld (au moment de l'attaque contre l'Afghanistan, il avait déclaré que le mensonge officiel était une nécessité de sécurité nationale destinée à protéger les troupes en action), qu'elles sont systématiquement, presque chirurgicalement mensongères. Une fois posé cet acte, peut-être pourra-t-il songer à une étude suspicieuse de ces déclarations pour, par comparaison, par analogie, en recueillir une parcelle ou l'autre de vérité indirecte.

Aujourd'hui, le rôle du “journaliste devenu chroniqueur historique” est devenu tout simplement fondamental, et il est peut-être unique. Les fonctions traditionnelles du domaine, elles (les “journalistes de référence”, les “historiens” en général acquis aux conceptions du système et repliés sur la seule exactitude scientifique, etc.), ont définitivement abdiqué tout rôle critique fondamental au profit de l'application des mots d'ordre du système.

Il s'agit bien d'une révolution, qui s'est déroulée sur ces vingt années dont nous “fêtons” cette saison l'achèvement, dans un climat mitigé de fierté du devoir accompli et d'incertitude devant les bouleversements extraordinaires dont nous mesurons chaque jour l'ampleur. Nous avons conscience que le “métier” de l'information est devenu d'une telle importance, bien au-delà des ronronnements sordides sur la “liberté de la presse”, sur la “liberté de l'information”, qu'il est à la fois l'instrument de sauvegarde ultime de la civilisation et un fardeau d'un poids extraordinaire pour ceux qui prennent le risque d'accepter de s'en charger. Notre métier n'est plus un choix, une aventure, un défi, etc., il est devenu un véritable destin.

C'est une sensation à la fois étrange, exaltante et effrayante d'avoir le pouvoir de comprendre soi-même, sur le moment, lorsqu'il est vécu, que ce moment fait partie d'un événement absolument historique, — à chaque instant pour ainsi dire. C'est exaltant et effrayant.

Vingt ans après, ou comment le métier de journaliste, le “métier de l’information”, a connu une révolution copernicienne, du “journaliste” au “chroniqueur de [la méta]histoire” ...

Le “métier” de l'information a, en 20 ans, complètement, radicalement changé. Les “journalistes”, plus ou moins “sérieux”, se sont divisés en deux. D'une part, une masse de gens écrivant dans un monde désormais virtualiste, sur des sujets démesurément grossis, renvoyant aux impératifs idéologiques du virtualisme. C'est le cas, lorsqu'on voit en France (11-15 juillet) la presse officielle unanime, “journaux de référence” en tête, consacrer des pages (nous disons : des pages, pas des colonnes) à une agression contre une jeune femme dans le RER, parce que cette agression aurait eu un caractère antisémite, alors qu'elle se révèle  n'être qu'un montage de la dame en question ; alors qu'on débat aux USA, au même moment, de la possibilité d'une suspension de l'élection présidentielle qu'on pourrait assimiler à « a Washington coup d'Etat », pas une ligne n'apparaissant sur cette question, hors un entrefilet ou l'autre. Il y a quelque chose de définitif dans cette grotesquerie professionnelle, qui situe l'avancement inquiétant des désordres psychologiques, désormais du domaine de la psychopathologie.

D'autre part, des individus ou groupes d'individus, manifestement les happy few en termes de moyens financiers et de volume apparent d'influence, des dissidents qui s'en tiennent au monde réel, l'observent et le commentent. (Ils le peuvent, notamment, grâce à ce bijou de la liberté qu'est Internet.) Placés devant les cohortes des grotesques affublés du nom de journalistes (ou commentateurs), devant l'énormité du spectacle qui leur est offert, devant la gravité de la psychopathologie ainsi observée, ces happy few en viennent nécessairement à faire beaucoup plus que du simple journalisme. Non seulement ils commentent, mais plus encore, ils sont conduits à offrir une vision générale et globale de la crise de notre temps. Ils sont placés devant l'évidence de la crise de civilisation qui nous déchire avec une force et une rapidité inouïes. Leur devoir est d'en rendre compte.

Notre honneur, à de defensa, vingt ans après, est de faire partie de ce second groupe. C'est moins un honneur prémédité qu'un honneur retrouvé.