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1984231 juillet 2019 – En novembre 2006, la Lettre d’Analyse dedefensa & eurostratégie (dd&e du Vol22, n°7 du 25 novembre 2006) publiait un article sur la crise de Suez, cinquante ans après. Nous nous basions sur des publications assez peu souvent consultées parce qu’elles ne correspondent plus, ou bien n’ont jamais correspondu à la perception bienpensante et politiquement correcte [PC] de l’évènement. Outre des publications de l’époque, nous nous référions au livre de John Charmley dont nous avions publié une co-édition de sa traduction en français sous le titre de La Passion de Churchill, de John Charmley.
(Le livre de Charmley datait de 1996. Depuis et à notre connaissance, il semble que l’historien ait abandonné ce domaine de l’histoire récente. Notre hypothèse est que ses interprétations historiques, pourtant basées sur une documentation officielle directe, ont été l’objet d’attaques violentes de la censure PC, – “censure complétement-démocratique”, bien plus impitoyable et efficace qu’une censure instituée d’un État totalitaire comme l’on sait, – et que l’homme s’est découragé, notamment devant les réticences des éditeurs.)
Il ressortait de notre analyse cette appréciation qui est toujours la nôtre, qui est plus que jamais la nôtre, que la France de la IVème République si souvent condamnée, vilipendée et traînée dans la boue, s’avérait capable dans certaines circonstances de politiques courageuses marquées par la souveraineté et l’indépendance. Nous faisons toujours nôtre, – plus que jamais, dirions-nous, nous qui ne cessons de croire davantage à la métahistoire transcendante, – ces observations sur la continuité des réactions fondamentales de la France. Aujourd’hui, – et c’est bien la marque de l’“exceptionnalité invertie” de notre “étrange époque”, – cette continuité se manifeste dans certaines réactions populaires et dans une dissidence marquée de l’esprit dans les véritables élites intellectuelles fortement antiSystème, qui s’insurgent contre les élites des zombiesSystème en place (en général des domaines de la communication et de l’entertainment, en plus du monde politique) totalement passées sous l’empire maléfique du Système.
« On découvre, sans surprise après tout, une continuité des grands courants, des forces essentielles de l'Histoire et des structures fondamentales du phénomène méta-historique qu’est la France. Nos historiens assermentés, eux, se contenteront de se quereller autour de questions annexes telles que la démocratie, le colonialisme, etc., toutes choses qui ne sont, malgré l'importance qu'on leur donne, que des conséquencesdes grands mouvements structurels de l'Histoire. Cela donne aux assermentés l'impression d'exister et d'être des historiens. [...]
» ...Que les machinistes de cette continuité soient médiocres (Mollet & Cie) ou grandioses (de Gaulle) ne change rien sur ce point-là de la logique de la transcendance. (La transcendance fait grand usage de la logique, qui est l'apanage de la raison ; la susdite raison est un instrument donné pour servir la transcendance et non pour la dénoncer ; seuls les pauvres d'esprit et les voyous, et les idéologues ce qui revient au même, s'exercent à cette imposture.) »
Le Royaume-Uni, lui, connut une période crisique lamentable avec Suez, commencée dans des conditions très difficiles, avec un Premier ministre certainement d’une haute tenue (Eden) mais déjà malade et de plus en plus handicapée dans ses moyens et son autorité, et un fort parti de soumission inconditionnelle aux USA dirigé opérationnellement par un traître d’une dimension shakespearienne, le ministre du trésor Harold MacMillan, qui sabota les efforts de Eden et le remplaça lorsque le maladie du premier le neutralisa complètement. La période entre 1945 et 1956 avait vu certaines tentatives de redonner une certaine politique indépendante au Royaume-Uni (y compris du vieux Churchill, géniteur passionné de cette soumission, et qui pourtant, dans ses dernières années d’activité politique après être redevenu Premier ministre avait, gagné par une sénilité vertueuse assez inexplicable sinon par son caractère incontrôlable, suivi une politique d’accommodement avec les pays communistes, dont la Chine de Mao, qui déplut énormément à Washington D.C.) ; mais à partir de 1956, l’alignement britannique sur les USA orchestré par MacMillan fut absolu, et absolument catastrophique... Les plus récents épisodes des trois dernières semaines ne font que confirmer tristement cette observation.
La conséquence de cette crise pour les deux pays fut bien résumée dans la thèse d’un homme politique cité dans le texte (le nom n’est pas donné, parce qu’il était alors actif : il s’agit de Pierre Lellouche) :
« Le Royaume-Uni avait tiré comme leçon de cette crise qu'il ferait en sorte de ne plus jamais se trouver, dans une crise internationale, dans une position antagoniste de celle des États-Unis, tandis que les Français tirèrent la leçon qu'ils feraient en sorte que jamais plus, dans une crise internationale, ils ne se trouveraient en position de dépendance des États-Unis. »
Toute notre approche tend à écarter les habituelles explications bienpensance/PC où l’on retrouve avec délice ses “ismes” favoris (racisme, suprémacisme, colonialisme), pour rechercher les principes fondamentaux en action à cette occasion. Bien entendu, puisqu’il s’agit de deux pays européens (Israël ne jouant qu’un rôle annexe) et qu’il y est question des USA, plus ou moins en position d’entente avec l’URSS qui recherchait l’apaisement de ses relations avec l’Ouest (ditto, les USA), la question primordiale concerne l’attaque (des USA), constante par ailleurs, contre la souveraineté de ces pays européens. La situation alla même jusqu’à une menace à peine déguisée de frappe nucléaire, de la part des USA, si les Européens ne cessaient pas aussitôt leurs opérations ; les Britanniques (et les Israéliens) obtempérant, les Français suivirent par conséquent et obligation politique et opérationnelle.
On fit de cette affaire un dernier sursaut maudit du colonialisme européen, parce que notre pensée est totalement subvertie et invertie par les idéologies que répand la modernité depuis le “déchainement de la Matière”. Ces interprétations souvent venues de milieux qui se targuent vertueusement d’être antiSystème, font magnifiquement le jeu du Système, y compris dans cette manière de “raconter l’histoire” qui induit complètement en erreur les jugements que l’on peut avoir aujourd’hui sur les événements en cours... Comme si, aujourd’hui, l’on n’avait pas, de la part du bloc-BAO absolument et complètement progressiste-sociétal, antiraciste, etc., bien pire que tous les colonialismes du passé, sous la forme du chaos que sèment les armadas américanistes-occidentalistes, de façon complètement impunies et illégales, dans le vaste monde non-automatisé aux normes-Système.
(Pour compléter le texte ci-dessous, on pourra se reporter à divers textes du site, notamment un texte courant du 6 novembre 2006 où l’on retrouve des références et des citations de Charmley et un autre texte, du même 6 novembre 2006, plus personnel, avec un extrait des mythiques Mémoires du dehors de PhG [jamais publiés mais qui sait, un jour, peut-être, sur ce site, ou bien ailleurs, bien ailleurs...], une partie consacrée à « Suez vu d’Alger ».)
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Pour saluer le 50ème anniversaire de l'expédition de Suez, voici une appréciation du rôle de la France dans cette crise, essentiellement avec des apports britanniques pour l'éclairer. Nullement une crise “postcoloniale” mais une crise de la souveraineté
Nous publions sur le site edde.eu(site de co-publication de notre site dedefensa.org) une adaptation française du livre de l'historien britannique John Charmley, Churchill's Grand Alliance(titre français: la Passion de Churchill, Histoire du fondement des special relationships). Publié en 1995, le livre de Charmley représente une somme précieuse analysant et décrivant les special relationshipsentre les USA et le Royaume-Uni, de 1941 (Charte de l'Atlantique) à la crise de Suez (octobre-novembre 1956). Sur ce dernier point (Suez), c'est, à notre connaissance, la description la plus tranchante et la plus détaillée de la crise, du côté britannique et principalement à l'éclairage des relations USA-UK.
Le récit anglais de la crise que nous fait Charmley est intéressant parce qu'il envisage l'événement beaucoup moins du point de vue “opérationnel” (l'invasion de l'Égypte par les Anglo-Français, coordonnée avec l'attaque israélienne dans le Sinaï) que du point de vue de l'affrontement de souveraineté entre les USA et le Royaume-Uni. Indirectement mais de façon très paradoxale, il met en évidence le rôle surprenant de la France. En fait, il est très peu question de la France, simplement parce que la position de la France ne varie guère. Si le récit de Charmley décrit longuement les chamailleries, les hésitations et les trahisons des Anglo-Saxons entre eux, le rôle des Français est réduit (?) à l'évocation et à la description d'une résolution inébranlable et d'une indépendance d'action qui va de soi. Tableau surprenant pour la IVème République, qu'on a l'habitude d'enterrer sous des sarcasmes dont un grand nombre sont pourtant justifiés ; mais tableau qui décrit la position naturelle de la France dans les domaines de la souveraineté et de l'indépendance. Même la IVème République avec ses nombreuses turpitudes n'a jamais tout à fait écarté ces attitudes françaises qui sont comme la nature même de ce pays.
Cette façon de voir méritait une description et une analyse spécifiques. Nous les faisons en décrivant l'époque, la crise et l'action des Français par rapport aux Britanniques et aux Américains. Bien entendu, les références que nous donne Charmley tiennent leur juste place dans ce travail.
Le cadre français de la crise : la IVème République et la politique du mouvement nationaliste inattendu dit du “national-molletisme”
Le sentiment populaire vis-à-vis de l'Amérique, durant les douze années de la IVème République, avait été de la méfiance jusqu'à la colère après les effusions initiales de la Libération. Les négociations de Blum avec les Américains pour un contingentement du cinéma américain en France, en 1947, avait marqué le début de ces relations délicates. L'affaire Rosenberg, en 1953, provoqua une poussée d'anti-américanisme qui fit croire à un véritable sentiment d'unité nationale tant la réaction traversait les courants de pensée différents et semblait les rassembler. Alors que ses dirigeants défaillants se débattaient dans un marasme d'impuissance et de désarroi, le peuple de la France sentait intuitivement ce qu'il y avait de démesuré et de pathologique dans l'attitude américaniste.
En 1954, la situation fut encore différente, montrant l'étonnante plasticité de la scène politique française. (Sans doute l'arrivée au pouvoir de Pierre Mendès-France, cet étrange “exception politique” de la IVème République, y est-elle pour beaucoup.) Cette situation conduisit à un débat d'une grande intensité et d'une haute tenue, notamment à l'Assemblée Nationale à la fin août, à propos de la CED et du réarmement allemand. Pour les Français, en effet, il ne faisait aucun doute que la CED — pourtant proposée par eux au départ — était devenue un faux-nez pour dissimuler le “complot” anglo-saxon du réarmement allemand.
Il y avait le même sentiment d'unité nationale, regroupé cette fois autour d'une société politique qui s'était montrée, à cette occasion, assez digne de l'enjeu qu'impliquait cette grave question de la défense européenne. Mais la France, si elle fit capoter la CED, dut capituler sur l'essentiel du projet, qui était la question du réarmement allemand dissimulant sous divers artifices la prise en main de la défense européenne par les Anglo-Saxons. Les pressions anglo-saxonnes avaient été horribles, frisant une singulière grossièreté dans certaines occasions. Churchill, qui s'offrait comme dernier caprice un séjour prolongé au 10 Downing Street, se montra excessivement inélégant lors de la conférence des Bermudes où il avait invité (en décembre 1954) les Français et les Américains. Le Premier ministre français (est-il utile de rappeler son nom ? Laniel a disparu de la mémoire historique) y fut traité comme un chien. C'est sans doute là une bonne la mesure du comportement des Anglo-Saxons, qui peut être décrit comme étant d'une médiocre arrogance (le principal souci de Churchill ayant été en l'occurrence de se faire valoir auprès d'Eisenhower), comme si la médiocrité de Laniel pouvait faire oublier qu'il représentait la France.
Cette période où la France fut battue bien qu'elle eût raison contre tous les autres en cherchant à affirmer son indépendance nationale conduisit à une réaction que les historiens du temps nommèrent “National-Molletisme”, du nom du Premier ministre socialiste (Guy Mollet) qui appliqua une politique de force en Algérie en 1956. On a perdu de vue l'ampleur de cette réaction nationaliste qui fait fi de tous les classements politiques artificiels. Pour en fixer la forte impression qu'on en éprouva à l'époque, on citera ceci, du Britannique Alexander Werth (journaliste au Guardian, qu'il représenta à Paris sous la IVème République, auteur, en 1957, de La France depuis la guerre -1945-1957)
«Le National-Molletisme ne ressemblait pas au National-Socialisme allemand ni au Fascisme de Mussolini. Il comportait moins de préméditation. Et, cependant, il avait avec eux quelque chose de commun. De même que la montée de l'hitlérisme avait été, pour une part, déterminée par l'humiliation infligée à l'Allemagne par le Traité de Versailles, de même que le Fascisme était, au moins en partie, la conséquence du sentiment que l'Italie avait été "roulée" par les faiseurs de paix de 1918, de même le National-Molletisme était une réaction à l'impression que la France avait été traitée de façon indigne par le monde extérieur.»
Cette approche est d'un grand intérêt parce qu'elle établit une continuité inattendue entre 1954-55 et 1958, entre la IVème République et de Gaulle, qui est une continuité de la France. Les circonstances les opposent, certes, mais dans une ambiguïté qui s'explique alors aisément. Le National-Molletisme s'exprime dans une défense à outrance de l’“Algérie Française” que de Gaulle va prestement liquider, ou par une expédition de Suez que de Gaulle juge avec sévérité (mais du bout des lèvres, par esprit-“anti-IVème”). Qu'importe, il nous apparaît à observer l'histoire dans ses profondeurs que 1954 prépare 1958, ne serait-ce que parce que la construction de la bombe atomique commence cette année-là (décidée par Mendès) et qu'elle va devenir, avec de Gaulle, l'outil principal de l'indépendance nationale (point circonstanciel) et de la refondation de la souveraineté nationale (point totalement structurel) ; ne serait-ce que parce que 1954 a vu la France de la IVème se raidir sous les agressions et les humiliations des Anglo-Saxons et que la première tâche du gaullisme sera de mettre en place un système et une puissance qui ne permettront plus cela. On découvre, sans surprise après tout, une continuité des grands courants, des forces essentielles de l'Histoire et des structures fondamentales du phénomène méta-historique qu'est la France. Nos historiens assermentés, eux, se contenteront de se quereller autour de questions annexes telles que la démocratie, le colonialisme, etc., toutes choses qui ne sont, malgré l'importance qu'on leur donne, que des conséquences des grands mouvements structurels de l'Histoire. Cela donne aux assermentés l'impression d'exister et d'être des historiens.
Seuls ceux qui rejettent l'historiographie transcendantaliste et prophétique s'étonneront de cette affirmation de la continuité. Pour les autres au contraire, les happy fewdisons pour faire lettré, cela s'impose comme la logique même une fois qu'est soulevée l'hypothèse de la continuité. Que les machinistes de cette continuité soient médiocres (Mollet & Cie) ou grandioses (de Gaulle) ne change rien sur ce point-là de la logique de la transcendance. (La transcendance fait grand usage de la logique, qui est l'apanage de la raison ; la susdite raison est un instrument donné pour servir la transcendance et non pour la dénoncer ; seuls les pauvres d'esprit et les voyous, et les idéologues ce qui revient au même, s'exercent à cette imposture.)
La crise de Suez: un théâtre où un homme (Nasser) est représenté en Satan et où les autres protagonistes se découvrent à eux-mêmes
On peut s'en tenir aux faits apparents lorsqu'on entreprend de restituer la crise de Suez. Ils conduisent effectivement à des jugements à l'emporte-pièce, qui ont l'heureuse particularité de coller aux engagements idéologiques à la mode. On parle d'empires déclinants, de néo-colonialisme, d'aventure irresponsable, etc. Ce sont des faits apparents, l'écume de la chose plus que sa substance. Il importe de tenter de suivre une autre voie, de conduire une autre hypothèse. Au travers des motifs des acteurs de la pièce, on en vient à une autre interprétation, comme par nature dirait-on.
Nasser d'abord. Ce jeune colonel égyptien qui a dégommé la vieille garde (général Néguib) au pouvoir depuis le renversement du roi Farouk est porteur d'un message nationaliste et d'indépendance des peuples de la nation arabe. Ses motifs ne sont pas détestables et sa démarche a une certaine grandeur. Lorsqu'il nationalise le Canal de Suez en juillet 1956, Nasser répond au terme de sa logique qui le pousse à un défi autant symbolique que politique lancée à deux nations anciennement maîtresses de la région (mais essentiellement le Royaume-Uni, accessoirement la France). Aux yeux de l'Histoire, il n'a pas tort et l'on dit alors qu'il est “dans le sens de l'Histoire”.
En face de Nasser, ses adversaires naturels le caricaturent affreusement, mais de façon différente.
• Les Britanniques en font un tyran épouvantable. Eden le compare souvent à Mussolini, voire à Hitler. L'outrance habite déjà les esprits anglo-saxons. Il est certain que les Britanniques ont des rancœurs coloniales, mais qui s'expriment en substance moins contre Nasser que contre les Américains. Ceux-ci, anticolonialistes par habitude, idéal à-propos et intérêts, ont beaucoup de tendresse pour Nasser. Ils pensent aussi qu'en l'attaquant de front, on se met à dos le Tiers-Monde (qui commence à compter). Cela, disent les Américains, ne peut profiter qu'aux Soviétiques. A quoi les Britanniques, passant à ce même registre, rétorquent qu'en soutenant Nasser on compromet toutes les positions occidentales (ditto, britanniques) dans la région, c'est-à-dire en Irak, en Jordanie, etc., au profit de l'influence soviétique justement. Si les Britanniques, et Eden surtout, ont effectivement un esprit de revanche colonialiste, c'est en réalité contre les Américains qu'ils le développent secrètement puisque ce sont les USA qui, depuis 1945, ont forcé à la liquidation de l'Empire pour prendre les marchés ainsi “libérés”. La rancœur et l'amertume de Eden s'expriment d'autant qu'il a attendu longtemps (jusqu'en 1955) une succession de Churchill promise pour 1953 alors que Churchill est l'homme qui, s'alliant inconditionnellement aux Américains (special relationships) sous prétexte de sauver l'Empire, leur ouvrit en fait l'accès à cet Empire et à sa liquidation.
• Les Français présentent un cas complètement différent. Ils sont obsédés par la guerre d'Algérie qui les rongent. Loin d'être seulement une guerre coloniale, la guerre d'Algérie, qui concerne quatre départements français (l'Algérie est administrativement intégrée à la France) est presque une guerre civile. Elle n'a aucun rapport avec la guerre d'Indochine, qui concerna à peine la France. Elle déchire le pays dans sa substance. Or, Nasser est perçu — à tort et à raison, et plutôt à tort dirait-on — comme le diabolus ex machina qui alimente et manipule la rébellion algérienne. Liquidez Nasser et vous porterez un coup fatal au FLN, mettant un terme victorieux à la guerre.
Là-dessus, les intérêts franco-britanniques (la Compagnie du Canal, franco-britannique, qui gère la voie d'eau dont le passage est payant) jouent un rôle dans la dramatisation de la crise et la volonté franco-anglaise d'en découdre, mais plutôt comme un détonateur. S'il n'y avait eu que cette question, un arrangement aurait pu être conclu.
La montée vers le paroxysme de la crise va prendre quatre mois, avec une intense activité diplomatique mettant principalement en scène Britanniques et Américains. Les Français tiennent un rôle de second plan, nullement par effacement mais parce que leur résolution est faite.
Les Britanniques hésitent, cherchent des voies diverses, s'emportent et se durcissent, reviennent un peu en arrière, tout cela plus par rapport aux Américains que par rapport à Nasser. Les Américains favorisent une solution négociée, mais d'une façon ambiguë et incertaine, souvent avec un double langage, prenant des positions officielles de conciliation qu'ils contredisent par des encouragements discrets, ou à tout le moins une neutralité bienveillante pour le bellicosité par éclipse des Britanniques. En fait, les Américains ne savent très bien quoi faire, ne voulant rompre ni avec Nasser ni avec les Britanniques. Finalement, ils prendront une position très dure durant l'attaque, pour beaucoup par réaction de colère parce que les Britanniques avaient finalement agi sans leur autorisation ni une consultation sur la chose, comme s'ils n'étaient pas des vassaux. La crise de Suez est d'abord une crise des special relationships.
D'ailleurs, les deux vaincus en tireront des leçons exactement contraires mais sur le même sujet. Un homme politique français, actuellement très en vue dans l'entourage des Sarkozy, fit sa thèse de science politique, qu'il conclut en substance:
« Le Royaume-Uni avait tiré comme leçon de cette crise qu'il ferait en sorte de ne plus jamais se trouver, dans une crise internationale, dans une position antagoniste de celle des États-Unis, tandis que les Français tirèrent la leçon qu'ils feraient en sorte que jamais plus, dans une crise internationale, ils ne se trouveraient en position de dépendance des États-Unis. »
Mais il n'est pas vraiment question de leçons. Les Britanniques agirent selon leur pente (MacMillan ayant liquidé Eden, trop indépendant, pour le compte des Américains). Les Français, aussi, ne firent que suivre la leur, avec leur incapacité à la soumission qui s'était exprimée tout au long de la crise marquée par leur maximalisme, confirmé par Charmley. Paris n'avait fait que pousser à la guerre, arrangeant la coordination avec une attaque d'Israël, considérant le recours à l'ONU comme une manœuvre dilatoire pour retarder l'attaque, promettant à Washington du bout des lèvres et ne comptant rien tenir. Paris s'exaspérait des hésitations britanniques (“disgusted”, écrit Charmley).
La description implicite des français par Charmley durant la crise : une volonté sans faille dans une action décisive
Orientée de façon massive vers les rapports anglo-américains, l'étude de Charmley laisse peu de place aux rapports franco-britanniques et à la France. Parlant peu des Français, Charmley ne parle par conséquent que des choses importantes dans l'action des Français, des choses qui influent sur les décisions et le jugement des autres acteurs. On peut ainsi mieux se former un jugement général conséquent sur le comportement des Français, à partir du tri de l'essentiel que nous propose involontairement l'historien.
Constamment, Charmley se réfère à une position française dont il semble aller de soi qu'elle est autonome, à ce gouvernement français dont il paraît évident qu'il suit sa propre politique (que celle-ci soit sage ou pas concerne un autre débat, on le comprend) et qui la manifeste avec la plus extrême vigueur. Une autre remarque, pour compléter cette observation, est l'absence complète, du côté des Anglo-Saxons, et, particulièrement, du côté des Américains, d'espoir qu'on puisse influer sur les Français pour qu'ils changent cette façon de voir indépendante.
Au contraire, dans les moments décisifs, l'impression prévaut que les Britanniques sont l'enjeu d'une lutte d'influence entre Américains et Français, ce qui est accorder aux Français une influence considérable puisque perçue comme pouvant équilibrer, voire dépasser celle des Américains. Ce jugement implicite ne se comprend que par le constat, également implicite parce qu'inexprimé ni même formulé, que les Anglais et les Américains avaient la perception constante, presque inconsciente ou, disons, comme allant de soi, d'une forte affirmation autonome et indépendante de la part des Français ; ou bien, dirait-on encore, une affirmation "plus forte que soi", parce que c'est la nature même qui parle. Le mystère est là. Pourquoi les Français ont-ils cette nature si ce n'est parce que la France en est effectivement nimbée? Pourquoi cette nature se manifeste-t-elle de façon si constante, jamais vaincue, jamais entamée, jamais lasse, même dans les moments historiques les plus notoirement indignes ? (Nous sommes alors dans la période où la médiocre IVè République, tant et justement moquée, est proche de l'effondrement.)
Charmley rapporte cet épisode critique où les Israéliens attaquent l'Égypte, le 29 octobre 1956 :
« Les Américains furent totalement surpris par l'invasion israélienne de l'Égypte. Ils avaient assumé que la Jordanie était l'objectif du renforcement militaire israélien que leur renseignement avait identifié. D'abord, Eisenhower ne put “croire que l'Angleterre s'était laissée entraîner dans ce truc” et Dulles exprima la crainte que les Arabes imaginent que l'Amérique en avait été préalablement informée. Le 29 octobre, Eisenhower était encore si peu convaincu que les Britanniques étaient “dans le coup" qu'il se demandait s'il ne fallait pas les avertir que "les Français nous ont trompés”. Mais, contrairement à son vieil ami MacMillan, Eisenhower avait correctement interprété la pensée de son allié. Il pensait que les Britanniques “estim[ai]ent que nous finir[i]ons par aller avec eux” mais il n'avait pas l'intention d'agir de la sorte. Quels que soient les mérites de la cause britannique, “rien ne les justifie de nous doubler”. L'assistant au secrétaire d'État Hoover parlait pour une majorité de dirigeants américains lorsqu'il affirmait que “si nous nous étions mis du côté anglo-français nous aurions trouvé l'URSS alignée avec les Arabes et, en fait, avec toute l'Afrique”. Dulles, qui affirmait qu'“il y avait eu une bataille entre les Français et nous-mêmes pour attirer à soi les Britanniques dans la situation de crise du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord”, pensait que l'Amérique devait saisir “sa chance à bras le corps” de “récupérer” les Britanniques… »
… Finalement, non, les Français l'emportent et, contre l'espoir de Dulles, “entraînent” les Britanniques dans l'attaque… Allons donc ! Est-ce de la sorte qu'on peut interpréter la crise à cet instant crucial, selon la propre interprétation de Dulles : un bras de fer entre Français et Américains pour emporter la décision des faibles et hésitants Britanniques, et que les Français emporteraient finalement ? Pourtant, ce schéma général des Français tenant une position d'influence fondamentale semble bien être celui que favorisent les duettistes Ike-Dulles, qui conduisent la plus grande puissance du monde.
N'est-ce qu'un incident ou une mauvaise interprétation passagère du comportement des Français ? Le reste ne nous pousse pas à accepter cette vue restrictive et accidentelle. D'une façon plus générale, les Français tels que les décrit Charmley se montrèrent beaucoup plus avisés dans leur comportement, et certainement beaucoup plus réalistes. Ils prirent leurs précautions pour pouvoir résister aux pressions financières des Américains, ce que ne firent pas les Britanniques qui y succombèrent. Jusqu'au bout, au cœur de cette crise où ces puissances moyennes se trouvaient soumises aux pressions menaçantes des deux "superpuissances", et principalement de la "superpuissance" amie, les Français tinrent ce même rôle d'acteur résolu qui assume ses responsabilités, — en un mot, toujours le même, d'acteur autonome et indépendant :
« D'autre part, les Français insistaient, malgré leurs propres doutes, pour lancer immédiatement l'opération de débarquement aéroportée et l'acceptation de l'UNEF [la force de la paix des Nations-Unies en Égypte, créée par un vote de l'Assemblée Générale de l’ONU] aurait hypothéqué cette opération. Il y eut une réunion houleuse du cabinet le 4 novembre. Eden avait décidé que les opérations seraient accélérées, comme les Français le désiraient, mais des rumeurs de cessez-le-feu israélien provoquèrent une révolte chez certains ministres... »
Décidément, ce qui impressionne le plus dans ces constats est bien que Charmley ne parle guère des Français. Il n'en éprouve pas le besoin. Les Français n'ont pas leur place dans le récit parce que l'agencement des événements et le point de vue (britannique) de l'auteur conduisent à cette combinaison dont les Français ne sont jamais un rouage essentiel. Ils apparaissent accessoirement, pourtant cet accessoire s'inscrit dans la manifestation d'une substance aussi dure que le marbre… L'exceptionnalité française sourd même de l'accessoire, malgré la médiocrité de ceux qui la servent, pipe au bec et gouailleurs (Guy Mollet et compagnie). Ce phénomène échappe à la raison même s'il en use dans la mesure de ses besoins.
Comment la crise de Suez annonce la crise qui frappe le monde depuis 9/11 : non pas la crise du colonialisme mais la crise de la souveraineté
La référence à la crise de Suez a eu de nombreux adeptes ces dernières semaines. C'est normal pour un 50ème anniversaire. C'est justifié du point de vue historique et du point de vue de l'analogie poussée à son extrême, jusqu'à des caractères paradoxalement erronés.
L'attaque contre Nasser par les Anglo-Français (et les Israéliens) en 1956 est présentée comme une crise qui implique autant la question du colonialisme que la question du “choc des cultures” (ou des religions, plutôt que civilisations). Le rôle des USA est considéré également à cette lumière. L'interprétation se rapproche, on le comprend, de celle qui est généralement offerte pour la crise actuelle (l'enchaînement, de 9/11 jusqu'à l'Irak).
Notre appréciation, à la lumière des indications précieuses que nous donne Charmley, est que la crise de Suez est d'abord importante comme un affrontement de souverainetés, et/ou à propos de la souveraineté. Les principaux acteurs agissent différemment à cet égard, et s'en sortent différemment.
On observera que c'est également l'analyse que nous privilégions pour la crise générale présente, avec ses multiples foyers. La crise irakienne, par exemple, est certainement d'une très grande importance pour les rapports anglo-américains, et elle porte essentiellement sur la question de la souveraineté. Lord Steyn, un des plus vieux et plus honorables magistrats anglais, qui a abandonné sa fonction de juge en 2005, disait le 19 octobre :
« Tristement, on est conduit à conclure que notre premier ministre et l’actuel cabinet ont permis que notre pays devienne le caniche obéissant de l’administration Bush. L’Irak est un désastre plus grand de politique étrangère que Suez. Longtemps après que ce premier ministre sera parti, notre pays paiera le prix de l’abdication par une grande nation souveraine de son indépendance de choix et de décision, dans les affaires étrangères. »
Par contre, la France, en 1956 comme en 2003, sut maintenir son indépendance et sa souveraineté. Vieux réflexe.