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5475C’est avec un réel bonheur que nous avons retrouvé ces deux textes (le premier publié aujourd’hui) qui s’appuient sur le travail de l’historien italien Guglielmo Ferrero sur la période de “la Grande Peur”, de la Révolution Française au Congrès de Vienne. C’est avec une grande satisfaction que nous avons retrouvé Guglielmo Ferrero (bien qu’il ne nous ait jamais vraiment quitté), que nous citions moins depuis l’exploitation considérable que nous fîmes de son apport dans la première période de notre découverte de lui.
(Resté proche de nous, Ferrero, notamment grâce à l’emprunt fondamental que nous fîmes de son travail, dans le chef des concepts antagonistes qu’il présenta de “l’idéal de la perfection” et de “l’idéal de la puissance”. La présence dans notre Glossaire.dde de “l’idéal de la puissance” en témoigne, ainsi qu’un texte ou l’autre notamment sur la Grande Guerre. [C’est à propos de la Grande Guerre, et en plein milieu de celle-ci qu’il définit ces deux concepts, notamment dans une conférence dont le texte fut repris encore récemment, le 4 novembre 2018.].)
Il est manifeste que Ferrero nous aida considérablement à identifier et à définir quelques-uns de nos concepts essentiels, et notamment, celui, fondamental pour nos travaux, du “déchaînement de la Matière”. C’est à cette même époque, avec Ferrero à l’esprit sinon dans l’“âme poétique” (expression essentielle chez PhG), que nous fîmes plusieurs séjours à Verdun, lesquels débouchèrent sur Les Âmes de Verdun, et il est évident que cette présence de Ferrero joua un rôle important dans ce que PhG nomme “l’intuition de Verdun”.
Ferrero fait partie de notre « chaîne de la connaissance », que nous citons dans le début du texte ci-dessous, qui se définit comme « la découverte de compagnons d’esprit qui, en vous livrant leurs propres réflexions novatrices, enrichissent votre propre processus de novation de la pensée ». Avec lui, nulle compétition, nulle mesure relative, nulle comparaison de valeurs antagonistes des esprits, nulle mesure inquiète sur les droits d’auteur, enfin nul individualisme exacerbé de l’un ou l’autre suscitant nécessairement une tension déstructurante (le mot est déjà là !) ; mais un compagnonnage confiant, une estime de l’esprit et de “l’âme poétique” qui permettent de parler d’une sorte de collectivité historique de la pensée, cette sensation d’appartenir à une chevalerie commune de l’esprit qui transcende le temps, qui est installé dans un passé commun caractérisé par la hauteur, qui effleure l’éternité.
Ainsi en 2006-2007 apprîmes-nous à connaître Ferrero et très vite à le tenir comme indispensable dans notre bibliothèque secrète et sacrée. Comment aurions-nous pu faire autrement, lui qui définit si parfaitement ce qui va devenir pour nous, ce qui est déjà pour nous la métahistoire dont nous jugeons que son intervention se retrouve quotidiennement dans les événements-simulacre, dans les tragédies-bouffe de cette si étrange époque ? Cet extrait de lui, effectivement, n’est-ce pas la définition “opérationnelle” de la métahistoire au-dessus de l’Histoire et hors d’atteinte des pensées trop vite ficelées des sapiens qui croient si vite tenir dans leurs mains pressées le destin du monde ? Car “la métaphysique triomphe sur la physique”…
«…[L’]homme ne conçoit la force que comme une physique de causes et effets voulus, visibles et tangibles : les violences extérieures d'un côté, les actes et mouvements extérieurs que la force peut provoquer. Mais il y a aussi une métaphysique de la force : les ébranlements, les réactions, les tumultes intérieurs et ultérieurs qui ne se voient pas et que la force provoque sans le vouloir et le savoir. Les hommes qui ne croient qu’à la logique de la force s’imaginent facilement qu’elle est leur docile servante, et qu’ils la feront toujours agir dans la direction choisie par eux. Et puis, tout à coup, les résultats tangibles et visibles disparaissent, emportés par l’explosion inattendue des réactions et des tumultes invisibles. La métaphysique triomphe sur la physique. Le drame se répète depuis le commencement des temps, toujours le même et toujours si surprenant, que chaque fois il paraît inédit. »
Mais venons-en au sujet du premier texte plus précisément, – sur lequel nous aurons à en dire plus encore dans la présentation du second texte que nous publierons dans les jours suivants, sur le sujet, puisqu’il s’agit à l’origine d’une série de deux articles de la rubrique Analyse parues dans les numéros du 10 et du 25 novembre 2007 de la Lettre d’Analyse dedefensa & eurostratégie (dd&e), Volume 23, numéros 5 et 6. Le texte ci-dessous porte précisément sur la transformation radicale de la guerre qui eut lieu à l’occasion et du fait de la Révolution Française continuée dans les guerres napoléoniennes. Ferrero s’attache surtout, et d’une façon originale, à ce qu’il considère comme la première application surpuissante de cette “guerre révolutionnaire” qu’il désigne plutôt comme la “guerre déréglée” (la guerre ayant perdu ses règles), c’est-à-dire la campagne d’Italie du Général Bonaparte.
Loin d’en faire le premier éclair du génie militaire que fut Napoléon, il présente au contraire un Bonaparte prudent, et surtout très attentif à “se couvrir”, à suivre les directions du Directoire, qui apparaît ainsi comme le véritable créateur de la “guerre déréglée”, notamment avec l’une des trois plus importantes batailles de ce qui est devenu la légende de l’épopée napoléonienne : « Rivoli est la première des trois grandes victoires de Napoléon, – Austerlitz sera la seconde, léna la troisième, – qui n'ont pas fait seulement du bruit mais de l'histoire, parce qu'elles ont été, en Italie, en Allemagne, trois coups de bélier contre l'Ancien Régime. »
L’idée fondamentale de Ferrero, – qui rencontre complètement notre adhésion, – est que les idées, justement, ne comptent guère dans la soi-disant “guerre révolutionnaire”. Ferrero parle en termes de rupture des structures existantes de l’ordre, qui sont provoquées par les armées révolutionnaires. C’est la force et la décision inéluctable de mener une guerre “totale” qui brisent ces structures, et cette conceptions nous renvoit nous-mêmes à nos propres concepts de l’opposition entre les forces structurantes et les forces déstructurantes, entre structuration et déstructuration. La force brise les structures, elle est déstructurante, – et là, “c’est l’aventure”, qui peut déboucher sur on ne sait quoi, et sur laquelle bien entendu on peut greffer les idées révolutionnaires et ainsi proclamer que les idées l’ont emporté, qu’elles constituent des forces bien plus grandes que les armées. Pirouette du théoricien, puisqu’inversion du processus de la vérité-de-situation, effet devenant cause et ainsi de suite… Ferrero nous montre un Bonaparte (et un Directoire par conséquent) hésitant, tantôt trop prudent, tantôt trop audacieux, et fort peu intéressé à diffuser les idées révolutionnaires. Les historiens-Système feront plus tard un récit différent, surtout intéressés par la légende napoléonienne. Ferrero, lui, cherche la vérité du monde, et il la trouve dans le fracas de la guerre qui s’est “libérée” (!), qui s’est affranchie des règles que lui avaient appliquée les usages du XVIIIème siècle.
Tout cela correspond parfaitement à notre conception du “déchaînement de la Matière”, et nous avons choisi le titre de “la guerre déchaînée” pour marquer cette intime connivence. La guerre de la modernité est née (plus que la “guerre moderne” qui se développe et se développera au rythme du développement du technologisme) ; comme un diable, elle est sortie de sa bouteille et plus rien ne l’y fera rentrer, sinon l'autodestruction de la modernité (en bonne voie, merci). La guerre de la modernité, comme une prémonition d’autres atours de la modernité, est une guerre “déréglée”, qu’on pourrait qualifier également de “guerre dérégulé”, – à l’image du marché libre et du libre-échange qu’enfante la modernité, à l’image des déstructurations sociales et sociétales qui prennent aujourd’hui un rythme de démence. C’est une guerre qui échappe volontairement et avec arrogance aux règles de la souveraineté et détruit la souveraineté des autres, rendant ainsi impossible des paix durables, c’est-à-dire réinstallées dans des règles acceptées par tous.
Bien entendu, la modernité, qui s’y entend en fait de simulacres, ne manquera pas, dans la foulée vertueuse de son entreprise de déstructuration du monde, de se caparaçonner dans une cuirasse de vertus en fabriquant des faux-nez divers pour faire oublier le péché originel de la déstructuration qui la caractérise (la déstructuration qui s’attaque bien entendu aux principes, et par conséquent aux règles). Elle inventera donc, en en faisant une panacée universelle, “les lois de la guerre”, avec ses crimes (“crime de guerre”), ses “tribunaux” (de Nuremberg à La Haye), en espérant nous faire éventuellement oublier que le concept de “loi de la guerre” débouche toujours sur la “loi du vainqueur”.
(Mais ce dernier point est d’assez peu d’importance puisqu’en général, ceux qui se targuent de respecter absolument les “lois de la guerre”, – en général les gouvernements US et du bloc-BAO, – sont à la fois eux-mêmes le Droit, la Vertu, et par conséquent les “lois de la guerre” ; et comme ils attaquent en général beaucoup plus faibles qu’eux, et qu’ils l’emportent, ou dans tous les cas le proclament, “lois de la guerre” et “loi du vainqueur” chez eux se confondent. C’est ainsi que fonctionne la modernité, ou plutôt qu’elle pétrole, depuis que la guerre a été “déréglée”/“dérégulée” pour être “légiférée”, – faut voir comme…)
Nous terminons cette analyse de la guerre “déréglée”/“dérégulée” qui nous apparaît comme un phénomène si fortement resurgi dans notre époque étrange au moins depuis 9/11, – comme si nous relancions deux siècles plus tard, dans un effort final vers l’autodestruction, la machine infernale mise en place par la Révolution et le “déchaînement de la Matière”, – nous terminons donc en signalant que, bien entendu, face à Bonaparte le déconstructeur de la campagne d’Italie, Ferrero place Talleyrand le reconstructeur du Congrès de Vienne. L’historien italien professe une profonde admiration pour l’évêque-diplomate boiteux qu’il tient aisément pour le plus grand diplomate des trois derniers siècles, et peut-être plus encore, parce que certainement le seul à son sens à s’être opposé au courant destructurant du Bonaparte du “déchaînement de la Matière” en comprenant parfaitement de quoi il s’agissait. Ferrero se fiche bien des tares morales du Prince de Bénévent qui dictent pour l’essentiel sa très-mauvaise réputation chez la plupart des historiens français. (Les historiens étrangers ont bien plus admiré Talleyrand que les historiens français, qui sont souvent des modernes, qui tiennent la vertu morale politiquement correcte, fille de l'hypocrisie, comme référence fondamentale.) Seule lui importe, quelle que soit l’étiquette qu’on lui colle et le jugement qu’on porte sur l’homme, la fonction extraordinaire et absolument métahistorique de son action structurante.
Mais bien entendu, Talleyrand ne pouvait fondamentalement et décisivement dévier le cours de la Grande métaHistoire du monde. Il suscita un répit qui dura jusqu’un 1848 après la “Grande Peur” de 1789-1815. Ensuite, le “déchaînement de la Matière” et la cavalcade des “déconstructeurs” reprirent le dessus ; tant il est vrai que nous devons, comme Maistre le pensait de la Révolution Française dont il jugeait qu’il était du dessein divin qu’elle allât jusqu’à son terme et rendît tous ses effets, subir l’entièreté de cet épisode maléfique pour espérer réunir les conditions d’un redressement qui constituerait en termes théologiques et de la Tradition une rédemption ouvrant un nouveau cycle.
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A partir de certaines remarques de l'historien Guglielmo Ferrero, une réflexion sur “le choc des armes”, — ou comment la guerre traduit bien plus que les idées, dans notre époque moderniste, les grands courants de l'Histoire.
Il nous est souvent arrivé, ces derniers temps, de citer l'historien italien Guglielmo Ferrero, mort en 1942. Il faut dire que nous l'avons “découvert” et que nous ne cessons de trouver chez cet auteur un enrichissement considérable pour nous-mêmes. Ferrero possède ce don si rare, qui est la vraie vertu de la connaissance, de nous livrer des réflexions et des idées dont l'originalité intrinsèque est avérée et dont la puissance provoque chez le lecteur ses propres réflexions. Ainsi doit-on concevoir la chaîne de la connaissance. Il ne s'agit pas d'une prosternation devant quelque idole classée dans la catégorie des “génies”, inatteignables et inégalables par définition, et dont on réédite régulièrement les œuvres complètes (ce qui n’est pas le cas de Ferrero) mais bien de la découverte de compagnons d’esprit qui, en vous livrant leurs propres réflexions novatrices, enrichissent votre propre processus de novation de la pensée.
(Guglielmo Ferrero eut une famille superbe. Sa femme, Gina Lombroso, a laissé des ouvrages magnifiques sur L’âme de la femme ou sur La rançon du machinisme. Leur fils, Leo Ferrero, disparu prématurément en 1936, était un magnifique auteur, poète et moraliste, notamment avec L’Amérique, miroir grossissant de l’Europe.)
Ferrero est un historien des profondeurs, proche de ce qu'on nomme en France l’“historien prophétique”. S'il a des sujets de prédilection (l'empire romain, la période de la Révolution française jusqu’à la fin de l'Empire, Bonaparte et Talleyrand, le pouvoir, etc.), sa réflexion est évidemment universelle. Elle n’explique pas tout mais elle peut servir à tout ce qui est humanité historique. Elle constitue un outil précieux dans la panoplie que chaque esprit se constitue pour forger à son tour son propre outil qu'il transmettra à ceux qui le suivront.
Nous allons examiner d’abord l’outil que nous donne Ferrero, le découvrir et le définir. Puis nous le lui empruntons pour en faire bon usage pour notre propre démarche, pour forger notre propre outil.
Bonaparte en Italie... La guerre révolutionnaire ou la guerre révolutionnée (“la guerre sans règles”) ?
Nous rappelons ici une citation déjà faite, dans notre précédent numéro, dans notre rubrique de defensa, extraite de la superbe étude de Ferrero, Aventure – Bonaparte en Italie, 1796-1797. Ce qui est en cause ici (avec une référence au général Jacques Antoine comte de Guibert et son Essai général de tactique, paru à Londres en 1773), c'est le caractère même de la guerre, apprécié dans sa structure, dans sa forme, dans sa dynamique essentiellement ; nullement dans son contenu éventuel ni dans sa définition conceptuelle. (Au passage, comme nous l'avions signalé, Ferrero s’attaque également au mythe du génie napoléonien apparaissant lors de la campagne d'Italie.)
« En Italie d’abord, en Allemagne un peu plus tard, l’Ancien Régime a été démoli par Guibert et ses disciples, beaucoup plus que par Voltaire ou Rousseau et leur école ; par la guerre sans règles plus que par les idées et les principes de la Révolution. À l'origine du dix-neuvième siècle, il n’y a non pas la révélation d’une doctrine nouvelle mais un acte de force déréglée. C'est ce qui justifie le dix-huitième siècle d’avoir voulu régler la guerre. Il avait découvert que la guerre sans règle est la subversion totale de l'ordre social, un cataclysme de la civilisation. La Révolution d'abord, le dix-neuvième siècle ensuite, ont méconnu cette grande découverte, et le monde expie depuis vingt ans l’erreur mortelle. » (Le texte est publié en 1936 et le “depuis vingt ans” caractérisant “l’erreur mortelle” renvoie évidemment à la Première Guerre mondiale. Nous y reviendrons nous-mêmes.)
L'exceptionnelle originalité de Ferrero, dans laquelle nos lecteurs retrouveront un de nos penchants préférés, est qu’il fonde toute son analyse sur un facteur psychologique dominant, universel, déclenché par un événement dont personne n’a pu prévoir par avance la force et la dynamique. Dans son autre livre, complétant celui sur Bonaparte, Reconstruction, Talleyrand au Congrès de Vienne, 1814-1815, Ferrero commence par un chapitre consacré à “La Grande Peur”, née dans cette année 1789 que les paysans français vont nommer l’“annado de la paou”. Rarement [sinon jamais] un événement fut aussitôt perçu dans sa fantastique dynamique déstabilisatrice que la Révolution de 1789, en cette année précisément de 1789. Nous ferons même, – bien évidemment... – l’hypothèse que c’est cette force psychologique de la perception, qui engendre aussitôt la “Grande Peur” de 1789, qui alimente en retour l'événement, et ainsi de suite, et ce tourbillon en spirale donnant à l'événement son énergie monstrueuse, sa dynamique irrésistible. Il y a là un mystère sorti des entrailles d’une Histoire profonde, qui nous amène, – bien évidemment, à nouveau. – à rapprocher Ferrero de Joseph de Maistre.
Dans tous les cas, nulle place pour l'idéologie, pour les idées de Rousseau et de Voltaire. Cela, les idées et “les Lumières”, c'est très beau, très bon sujet de thèse et argument fleuri de discours, bon pour les bateleurs à la tribune de la Convention, mais ce n’est qu’accessoire. L’essentiel, c’est que cette peur souleva les âmes d'angoisse et arma les bras, qu'ils fussent progressistes ou conservateurs. (Vanité des étiquettes : là-dessus, également, nous reviendrons.) Dès 1791-1792 s'amorce une “longue guerre” (The Long War), particulièrement à partir de Valmy, à l’automne 1792, entre tous et toutes, les monarchies, les piliers de l'Ancien Ordre, paralysés de peur devant les révolutionnaires soi-disant en marche ; les révolutionnaires, transis de peur devant les armées des dynasties coalisées. Ferrero ne cesse de le répéter : la Révolution Française est un événement politique d’abord pour ses effets extérieurs, pour ses effets européens.
C'est de tout cela que naît l’“aventure” italienne. La peur est toujours là, – d’ailleurs elle ne cessera plus jusqu'en 1815 et, selon Ferrero, c’est elle qui pousse Napoléon dans sa quête insatiable et sans espoirs de conquêtes.
Par conséquent, les arguments idéologiques si souvent mis en avant pour expliquer ces guerres sont, selon Ferrero, souvent de convenance ou bien ils viennent après coup justifier une guerre déjà lancée. Ferrero décrit un Bonaparte inhabituel en Italie ; souvent hésitant, toujours inquiet, systématiquement attentif aux consignes du Directoire et prenant bien garde d’informer le Directoire de tous ses actes. Il effectue son périple au milieu d'un pays qui n'en est pas un, qui est fait d'une multitude de petits pouvoirs régionaux, avec quelques joyaux évidents comme la République de Venise, au Nord un tuteur à la fois bonhomme et discret (l’Autriche), et le tout dominé (influencé) par une structure spirituelle d'une incomparable puissance. La papauté tient la botte italienne, ce “pays” d’une richesse prodigieuse, dans la lignée centrale de ce que Ferrero nomme l'Ancien Régime. (Pour Ferrero, les quatre colonnes de l'Ancien Régime en Europe, ce cœur du monde, sont en 1789 la Cour de Versailles, la Cour de Vienne, la République de Venise et la papauté.)
La confrontation des deux phénomènes, – la dynamique statique de l'Ancien Régime et la dynamique en fusion de l'armée de la Révolution française, – va conduire à un effet explosif. Mais ce ne sont pas les idées qui vont triompher. L’Italie n'est pas une masse déjà gagnée par le virus de la Révolution, qui attend son inspirateur suprême. « L’Italie, écrit Ferrero, n’a pas résisté à l’invasion non pas parce qu’elle était affaiblie par l’esprit révolutionnaire, mais parce qu'elle avait trop d’ordre et n’avait pas d’esprit révolutionnaire. »
Après la victoire de Rivoli, brusquement l’Italie se défait, devient un chaos incontrôlable. « Rivoli est la première des trois grandes victoires de Napoléon, – Austerlitz sera la seconde, léna la troisième, – qui n'ont pas fait seulement du bruit mais de l'histoire, parce qu'elles ont été, en Italie, en Allemagne, trois coups de bélier contre l'Ancien Régime. »
Les idées n'y sont pour rien. C'est l'obscur et terrible fracas des armes qui dirige le destin. La guerre révolutionnaire n’est pas une guerre des idées mais une guerre de la déstructuration.
Dans un autre de ses ouvrages (Les deux révolutions françaises), Ferrero donne cette définition : « Par esprit révolutionnaire, il faut entendre le désir et l’espoir de s’emparer du pouvoir en dehors de tout principe de légitimité, de s’en emparer par la force et de l’exercer par la terreur. » L'idée importante est l'absence de légitimité. C’est la même chose pour la soi-disant “guerre révolutionnaire", celle qui déferle sur l'Italie. Elle imprime sa marque, elle “triomphe” en un sens, moins par ses victoires militaires que par les effets de ses soi-disant victoires. Elle brise, elle affole, elle déclenche chez les hommes, dans le pays qu’elle parcourt une sorte de perte de sens. Elle n’instaure pas la Révolution ni n’impose les idées révolutionnaires ; elle déstructure l’ordre existant, – d’ailleurs sans chercher cela, sans le vouloir si l’on veut. Les cas sont nombreux, qui montrent Bonaparte ou le Directoire, ou les deux à la fois, reculant devant le soutien à tel ou tel parti se réclamant des idées révolutionnaires, craignant le désordre, etc. ; comme, à d'autres moments, l'un ou/et l’autre cédant à un vertige soudain, par exemple lorsque le Directoire donne à Bonaparte la consigne d’envisager la destruction pure et simple de la papauté qui est ce bastion fondamental de l’ordre et de la légitimité spirituelle.
Ces hésitations, ses vaticinations contradictoires de la volonté et du dessein, montrent bien que les conquérants révolutionnaires sont emportés par les événements plus qu’ils ne les dirigent. Et ces événements, c’est d’abord la guerre. Les conquérants sont emportés par la dynamique et le fracas des armes et l’idéologie n’est qu’un facteur accessoire, ici utilisé, là tenu à distance avec décision. La guerre révolutionnaire n’attaque pas une idéologie, elle attaque l’ordre existant et rencontre ainsi son premier et principal handicap. Elle porte avec elle l'absence de légitimité. Aux yeux de la civilisation, elle est illégale.
On observera que cela ne signifie rien des idées révolutionnaires qui apparaissent ici, qui sont repoussées là. On dirait que ces idées sont à part, qu’elles font partie d'une autre narrative, qu’elles concernent une autre histoire, parallèle si l’on veut, de la vraie histoire qu’oriente le fracas des armes. Ces idées sont nécessairement accessoires parce qu'elles ne sont pas la vraie histoire. Plus encore, la “guerre révolutionnaire” est déstructurante (“révolutionnaire”) par son action, ses victoires qui sont d’abord obtenues par l’abandon des règles du XVIIIème siècle de ce qu'on nomma avec un mépris significatif “la guerre en dentelles” – « A l’origine du dix-neuvième siècle, il y a non la révélation d’une doctrine nouvelle mais un acte de force déréglée. » C'est là l'essentiel de l’acte révolutionnaire, qui concerne effectivement l’acte de la guerre, le choc obscur et le fracas des armes, et toujours rien des idées elles-mêmes. De ce point de vue qui nous apparaît si puissant dans la perspective actuelle (nous y viendrons plus en détails), Guibert est l’inspirateur de la Révolution, et nullement Rousseau ni Voltaire.
Encore n’a-t-on rien résolu avec ces constats qui concernent la surface des choses, l'apparence, l’“écume des jours” de cette guerre (la guerre en Italie en l'occurrence). Un autre aspect de l’événement doit impérativement être pris en compte. La “guerre révolutionnaire” aboutit à un résultat apparent et, d’autre part, de façon beaucoup plus profonde mais qui n’est pas immédiatement distinguée, et qui n'est même que très rarement distinguée, à un résultat dans les profondeurs. Il faut l'historien prophétique pour comprendre et expliciter cela, en offrant une appréciation prodigieusement riche de l’usage de la force, et précisément de cette “force déréglée”, – car elle seule, derrière sa prétention faussaire d’être révolutionnaire dans le sens des idées (l’interprétation faussaire que lui plaquent les idéologues), est prisonnière de ses effets profonds et contradictoires qui sont la revanche de l'Histoire profonde, métaphysique :
«…[L’]homme ne conçoit la force que comme une physique de causes et effets voulus, visibles et tangibles : les violences extérieures d'un côté, les actes et mouvements extérieurs que la force peut provoquer. Mais il y a aussi une métaphysique de la force : les ébranlements, les réactions, les tumultes intérieurs et ultérieurs qui ne se voient pas et que la force provoque sans le vouloir et le savoir. Les hommes qui ne croient qu’à la logique de la force s’imaginent facilement qu’elle est leur docile servante, et qu’ils la feront toujours agir dans la direction choisie par eux. Et puis, tout à coup, les résultats tangibles et visibles disparaissent, emportés par l’explosion inattendue des réactions et des tumultes invisibles. La métaphysique triomphe sur la physique. Le drame se répète depuis le commencement des temps, toujours le même et toujours si surprenant, que chaque fois il paraît inédit. »
Ainsi la “guerre révolutionnaire” est-elle un moyen, un instrument, donné à des hommes inconscients des effets de l'instrument. En ce sens, fussent-ils des génies, les hommes que Ferrero classe dans la catégorie des “aventuriers” sont les jouets de la force métaphysique qu'ils ignorent en s’en tenant à la seule force physique qu'ils manipulent, qu'ils imaginent ensuite être idéologique. C’est le cas pour le grand génie qu’est Napoléon Bonaparte.
Ferrero a une attitude assez complexe vis-à-vis de la Révolution française, puisqu'il en voit deux (d’où le titre déjà cité de son livre sur l'événement). Il y a l’événement des idées qu’a véhiculées la Révolution, qu’il juge comme un apport évidemment positif, et puis cette brutalité, cette “force déréglée”, cette illégalité et cette illégitimité fondamentales, d’autre part. Il s’agit de deux “Révolutions” contraires, antagonistes. Il est manifeste que la seconde, la Révolution de la “force déréglée” qui ne s’exprima pas plus fortement que dans la campagne d'Italie de 1796-1797, portant à un premier paroxysme cette guerre constante qui violenta l'Europe pendant presque un quart de siècle, l’emporta évidemment sur la première.
“Aventuriers” contre “reconstructeurs”, ou Napoléon contre Talleyrand : une bataille vieille comme le monde, aussi profonde que l'Histoire.
Pour poursuivre l'étude de la pensée de cet historien sur ce cas particulier de l’identification des forces fondamentales de l'Histoire à partir de l'examen de la période 1789-1815, il faut lier au livre Aventure .., le livre Reconstruction, Talleyrand à Vienne, 1814-1815, du même Ferrero évidemment, qui le complète manifestement. Les deux livres se suivent (Aventure en 1936, Reconstruction en 1940) et ils précèdent de peu la mort en 1942 de l'historien en Suisse, où il s'était établi après avoir fui l’Italie fasciste.
Ferrero ne cache pas l'admiration profonde qu'il éprouve pour Talleyrand. Son interprétation du Congrès de Vienne est très originale. Il en fait le triomphe d'un trio inattendu formé du tsar Alexandre, de Louis XVIII et, bien sûr, de Talleyrand. Mais il ne s’agit pas du triomphe d’une ou de plusieurs nation(s), ou d’intérêts donnés, ou même d’une idéologie ; il ne s’agit pas d'une issue dépendant de la guerre qui y a conduite, prisonnière de cette guerre en quelque sorte (et alors le vaincu l’aurait payé cher tandis que les vainqueurs se seraient servis). Le propos est bien plus vaste et, surtout, d'une substance absolument étrangère à ces décomptes de force qui ressemblent à des calculs d’épicier. Si nous le transcrivions en termes modernes, et plus précisément dans les termes de notre jargon pour décrire notre époque, nous dirions qu’il s’agit du triomphe des forces structurantes sur les forces déstructurantes en action depuis 1789. C'est une sorte de “miracle” puisqu’au contraire triomphaient jusqu'alors toutes les forces déstructurantes. Il s'agit aussi d’une victoire sur la peur qui s’était emparée de l’Europe en 1789, -— et, alors, le “miracle” s'explique peut-être. La psychologie, soudain habituée par les nécessités de la sauvegarde, a brusquement modifié la structure et l’ordre des dynamiques en action, au profit des forces structurantes. Ferrero en donne le crédit notamment [et essentiellement] à Alexandre et à Talleyrand lors de leur rencontre du 31 mars 1814, plus de 7 ans après s’être beaucoup vus lors de la négociation de la paix d’Erfurt. L’on comprend d'autant mieux, à la lumière de cette interprétation, l’importance que nous attachons à cet aspect psychologique, que nous plaçons au-dessus de tout comme le moteur fondamental de l’action des hommes dans l'Histoire.
… Mais triomphe temporaire, bien entendu, ou simple étape en forme de coup d'arrêt temporaire sur la voie d'une évolution inéluctable. Ferrero situe bien sûr à 1848 la fin de la période, avec le retour en force du courant déstructurant. Ces diverses dates rappellent à notre esprit l’interprétation idéologique conformiste de tous ces événements (conservatisme ou “réaction” contre progressisme ou “libéralisme” avec toutes les variantes autour de ces deux grands thèmes). Si Ferrero accepte évidemment la chronologie, il repousse résolument l’interprétation qui en est faite, justement cette interprétation idéologique. Les psychologies personnelles (justement) renforcent sa démarche.
Talleyrand, qu'on situerait selon l’interprétation idéologique conformiste dans le camp conservateur ou réactionnaire, est tout sauf un conservateur. Dans sa vie personnelle, cet homme fut un révolté presque constamment. Sa première révolte, la plus fondamentale, est sa révolte contre l'Église que sa famille l’obligea à embrasser puisqu’elle en fit un abbé promis à devenir évêque, qu’il ne cessa jamais de défier cette puissance, parfois d'une manière qu'on pourrait juger gratuite et très inattendue de la part de cet homme mesuré et calculateur (lorsqu'il épousa une femme divorcée parce que Bonaparte le Premier Consul l’aurait pressé de résoudre le cas de sa vie personnelle, alors qu’il aurait pu conserver cette femme comme maîtresse sans aucune gêne de personne).
Politiquement, Talleyrand savait parfaitement s'arranger des circonstances pour introduire par réalisme de situation des éléments idéologiques que d'autres jugent fondamentaux, sans pour cela proclamer une orientation idéologique mais pour conforter un pouvoir et sa légitimité, – et pour conforter ce pouvoir parce qu'il avait la légitimité. Effectivement, c'est ce dernier mot qui doit nous arrêter, – “légitimité”.
Dans le trio identifié par Ferrero, Talleyrand est le philosophe de l’action. Il n’est pas fondamentalement royaliste ou légitimiste (au sens idéologique). Il est “constructeur”, et plus précisément “reconstructeur” puisqu'il s'agit toujours de reconstruire dans une bataille décrivant la résistance et la réaction permanente de forces de reconstruction contre les destructions provoquées par les forces aventurières (ou déstructurantes). Ferrero explique dans son livre Pouvoir ce que fut pour lui cette révélation qu’il connut en novembre 1918, – période prémonitoire, – alors qu'il était cloué au lit pendant plusieurs semaines par une affection stomacale, — révélation des « génies mystérieux qui, à mon insu, m’aidaient ou me persécutaient. [...] Pour passer le temps, je m’étais mis à lire de vieux livres, plus ou moins dans la couleur du temps. Un jour, en lisant les ‘Mémoires’ de Talleyrand, je tombai sur sept pages du second volume (page 155 à 162) qui m’apprirent qu’il existait au monde des principes de légitimité. La révélation était décisive. Depuis ce jour, je commençai à voir clair dans l’histoire du monde et de ma destinée. »
Effectivement, avec l’aide du principe de la légitimité trempé aux fers de la réalité dévastée de l'Europe, Talleyrand va réduire l'épouvantable déchaînement de la “force déréglée” de la guerre révolutionnaire, il va repousser la peur qui paralysait le continent depuis 1789. Il va apaiser les événements et les psychologies. La démarche est bien entendu politique mais elle concerne moins le contenu politique des choses (l'idéologie) que la structure de la politique. Dans ce cas, effectivement, le principe de légitimité est un formidable moyen qui permet de soumettre tous les facteurs de la crise de la déstructuration aux exigences de la structuration, de la reconstruction du monde.
Pourquoi Ferrero, pourquoi Bonaparte, pourquoi Talleyrand ? Une perspective qui oriente une réflexion régénérée vers notre époque
C'est dans la deuxième partie de sa vie d'historien que Ferrero s'est intéressé d'une façon intensive à la période de la Révolution française et de l'Empire. C'est, d’une façon à la fois naturelle et évidente, après la révélation que fut pour lui la découverte de la définition du principe de la légitimité par Talleyrand. (Le premier objet de sa vie d'historien avait été essentiellement l'empire romain.) Pour Ferrero, la perception brutale de l'apport fondamental que constitue la légitimité lui parut effectivement la clef du mystère de l'Histoire ; et, dans le cas qu'il allait étudier, elle constituerait la réponse fondamentale à la déstructuration que la “force déréglée” de la guerre révolutionnaire imposait à la civilisation. Pour Ferrero, l'analogie avec l'époque qu'il vivait apparut également évidente.
Préfaçant Les deux révolutions françaises en 1951, Luc Monnier écrivait, à partir d'une citation de Ferrero :
« Ce furent donc les événements dont Ferrero avait été le témoin et dont il devait être la victime, qui lui rendirent intelligible le drame de 1789 et qui lui firent découvrir ses significations profondes. La Révolution Française devint alors l'objet de ses méditations profondes. Il y chercha une explication au désordre de notre monde contemporain. »
On pourrait reprendre cette remarque mot pour mot, et notamment sa fin concernant notre “monde contemporain”. C'est en effet dans cet esprit que nous nous sommes attachés aux idées de Ferrero et avons exposé ce qu'elles suscitent pour notre réflexion. Il nous paraît assez naturel de prolonger cette réflexion (la nôtre) en la faisant évoluer vers notre monde contemporain. Il s'agit évidemment de comprendre qu'il existe un enchaînement événementiel et une chaîne de causalité similaire. L'enseignement du passé devient impératif pour comprendre le présent.
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